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Du « Tab Djnanou » au cinquième mandat : la stratégie de l’autruche ?

DECRYPTAGE

Du « Tab Djnanou » au cinquième mandat : la stratégie de l’autruche ?

Le 12 août 1963, Ferhat Abbas affirmait que « la nature même des pouvoirs multiples exercés par un seul homme aura comme conséquence inévitable le culte de la personnalité. Celui qui n’applaudira pas inconditionnellement le maître sera considéré comme un mauvais citoyen.» Un demi-siècle plus tard, nous voici arrivés à la croisée des chemins.

Le pays est au bord de l’implosion sociale, économique et politique. Après quelques mois de doutes et de tergiversations sur le report des élections, la classe politique algérienne a opté pour le cinquième mandat, après voir peut-être réalisé l’absurdité d’un report électoral dans une démocratie, aussi imparfaite soit-elle. Ladite classe politique souhaite ainsi permettre au président Bouteflika d’entamer un cinquième mandat de cinq années, à la suite de vingt ans au pouvoir, soit 35 % de présidence dans la période indépendante de l’Algérie. Si on y ajoute son année à titre de Ministre d’État et conseiller au président de la République (1979-1980) et ses quinze années en tant que Ministre des Affaires étrangères (1963-1979), nous pouvons alors affirmer que le président Bouteflika aura été à l’avant-scène politique algérienne durant 36 ans, soit 63 % de la période d’indépendance de l’Algérie. Cela peut déconcerter !

La démocratie est un processus de longue haleine. Il n’y a pas un Algérien qui soit naïf et qui s’attende à ce que les processus démocratiques de notre jeune pays se fasse plus vite que la vitesse du son. L’Algérien ne s’attend pas non plus à ce que l’Algérie devienne une démocratie parfaite incessamment. Il s’attend cependant qu’un président ne viole pas une constitution trois fois consécutives.

L’Algérien ne s’attend pas non plus à voter pour le candidat parfait. Il s’attend cependant à voir du renouveau dans la classe politique. À se faire représenter par des élus ordinaires représentatifs de la jeunesse algérienne, éduqués et ouverts sur la modernité. Il s’attend à ce qu’il n’y ait pas de conflit d’intérêt entre la fonction parlementaire et les intérêts privés de certains acteurs économiques qui souhaitent servir leurs poches en servant le pays. L’Algérien a été colonisé pendant 132 ans, il ne souhaite pas être colonisé sous une autre forme.

Il faut faire attention à ne pas sous-estimer la colère populaire. L’histoire montre que lorsque les Algériens se mobilisent, rien ne peut les arrêter. Prendre le silence généralisé de la population mû par un ras-le-bol pour une acceptation est une erreur naïve. En revanche, écouter les symptômes d’une Nation en détresse serait plus sage. Écoutons, par exemple, les milliers de harragas qui préfèrent mourir au fin fond de la méditerranée que dans la misère.

Écoutons les jeunes qui s’immolent car leurs droits fondamentaux ne sont pas respectés. Écoutons, les paroles des jeunes adolescents dans les stades qui disent en « avoir marre du pouvoir ». Écoutons les journalistes qui se mobilisent pour la liberté d’expression. Écoutons les militaires retraités et les Moudjahidines – qui de plus légitimes que ceux qui ont risqué leur vie pour notre sécurité – à qui l’avenir du pays fait peur. Écoutons les professeurs et enseignants qui réclament de meilleures conditions pour leurs jeunes élèves. Écoutons les médecins et infirmiers dont les yeux ne peuvent que larmoyer vu les conditions des hôpitaux. Écoutons les médecins qui partent à l’étranger par milliers. Écoutons les entrepreneurs privés se plaindre des blocages et des sabotages incessants alors que nous avons besoin de créer des emplois durables pour nos jeunes. Écoutons les jeunes élèves se plaindre du froid hivernal dans leurs salles de classes. Et la liste est longue…

Quand bien même la classe politique utilise la peur de la décennie noire et du chaos pour justifier le maintien du président Bouteflika, les faits sont têtus à trois égards. D’abord, Bouteflika lui-même a appelé sa génération à céder le pouvoir aux jeunes le 8 mai 2012 à Sétif. « Tab Djnanou » avait-il dit. Cela montre bien que Bouteflika s’était déjà fait une idée sur sa retraite. D’autres en ont peut-être décidé autrement après sa maladie. Dieu sait. Ensuite, ceux qui réclament le changement ne demandent pas le chaos. C’est justement pour éviter le chaos qu’ils demandent le changement. Habiles avec le sophisme, les politiques en place nourrissent la peur en décrédibilisant toute voix portée sur le changement. De toute évidence, nul ne contredira les lois de la nature : on n’accomplira jamais rien de plus en cinq ans dans un état inconscient que l’on n’a pas pu accomplir en 20 ans de pouvoir avec une santé et un baril en bonnes conditions ! Enfin, le discours politique qui consiste à appeler le peuple à voter pour la continuité ou pour le chaos traduit une malhonnêteté intellectuelle déconcertante et une amnésie étonnante. N’était-ce pas justement le ras-le-bol généralisé contre le pouvoir – comme celui que nous vivons actuellement – qui avait incité les Algériens à occuper la rue en 1988 puis à opter pour l’opposition au début des années 1990s ?

Cette triste réalité nous conduit à nous questionner sur le sens profond de l’engagement politique, autrefois synonyme de conviction, de passion et d’idéal. Demandez à Ferhat Abbas, Hassiba Ben Bouali, Larbi Ben M’hidi ou encore Abane Ramdane.  S’engager politiquement, c’était d’accepter d’œuvrer au service du peuple, pour le bien-être collectif, au détriment de l’enrichissement et des intérêts personnels. Aujourd’hui, compte tenu du nombre d’élus et de ministres engagés dans des activités économiques d’enrichissement personnel, la scène politique algérienne n’est plus capable de délimiter l’engagement politique – au sens propre du terme  – de l’engagement mû par des intérêts personnels. Et c’est là une très grande dérive pour notre démocratie car ceux qui y sont pour défendre l’intérêt à long terme du pays finissent par défendre leurs intérêts personnels à court terme. Cette tendance ne fera logiquement que s’amplifier lors d’un potentiel cinquième mandat. D’ailleurs, on reconnaît à peine les vrais défenseurs du 5e mandat – ceux qui y croient vraiment, si tant est qu’ils existent –, de ceux qui ont les doigts dans le miel et qui craignent de les enlever, comme dirait un ami, bien conscients que dans une méritocratie, leur destin serait bien différent.

En définitive, nous pouvons nous consoler en nous rappelant que l’Algérie fût autrefois la « Mecque des révolutionnaires » et un grand pays. Nos martyrs sont rentrés dans l’histoire de ce pays à tout jamais pour leur courage et détermination. Ils sont aussi rentrés dans l’histoire en réalisant une révolution héroïque que peu d’autres peuples ont pu réaliser. En revanche, au rythme auquel évoluent les choses, il est fort probable que la classe politique actuelle rentre également dans l’histoire à tout jamais pour sa médiocrité. On vient maintenant nous dire que le cinquième mandat servira à rattraper les retards et à développer le pays. Les conséquences seront dangereuses, car plus nous attendrons et plus difficile sera la transition post-Bouteflika compte tenu des réalités socio-économiques du pays.

Au risque de répéter ce que j’ai écrit dans un article par ailleurs, je suis de ceux qui pensent que le président Bouteflika a beaucoup fait pour l’Algérie, notamment lors de ses deux premiers mandats. Diriger l’Algérie dans le contexte social, économique et institutionnel de la fin des années 1990s n’était pas chose facile. En revanche, je n’ai aucun doute que le cinquième mandat est une grave erreur morale, politique et institutionnelle. Il sert en tout cas à confirmer que l’entourage du Président et ceux qui ont représenté l’Algérie pendant deux décennies, complètement déconnectés de la réalité, sont incapables de gérer ce grand pays.

En fait, ils viennent d’une autre époque, celle du socialisme, de la centralisation, de l’étatisme économique et de la communication par communiqué. Cloitrés dans leur tour d’ivoire, ils refusent de comprendre que l’Algérie a évolué et que les Algériens veulent des dirigeants qui les représentent et comprennent. Majoritairement jeune, le peuple ne souhaite plus être représenté par une classe dirigeante qui a en moyenne 62 ans.

P.S. Ces quelques lignes et réflexions ont été rédigées avant les mobilisations citoyennes courageuses et honorables. Quel grand peuple ! J’avais initialement décidé de ne pas publier cet article. Des proches, amis et collègues m’ont suggéré de ne pas le faire. Peut-être ont-ils raison. Cela dit, les universitaires ont toujours joué un rôle important dans les débats sociaux. Bien qu’étant loin du pays, quel universitaire et citoyen serais-je si je me censurais au détriment de l’intérêt collectif pour des considérations personnelles ? J’aurais souhaité pouvoir écrire un texte plus constructif sur la reconstruction de notre pays, mais en situation d’injustice et de débâcle, il me semble que prendre clairement position contre le cinquième mandat est un devoir et un premier pas. J’espère que d’autres universitaires le feront à leur tour et joindront leurs voix à celles du peuple. Comme disait Einstein, « le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire. »

Sofiane Baba
Professeur en management et stratégie
Université de Sherbrooke

 

Auteur
Sofiane Baba, Professeur en management et stratégie

 




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