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Enrico Mattei « martyr » du pétrole algérien

 

 

Les négociateurs algériens des accords d’Evian et après 61 ans continuent à nourrir le mythe nationaliste d’une victoire d’un peuple sur l’ordre colonial européen. Mais le mirage saharien a vite dissipé l’illusionnisme politique et rétabli les faits d’une tractation entre des intérêts multinationaux d’ordre financiers et énergétiques face aux futures élites politiques d’un pays à moitié indépendant.

C’est à travers l’ouvrage de Giuseppe Oddo et Ricardo Antoniani, intitulé L’Italie dans le pétrole (édition Feltrinelli, 2023) parus en italien, que nous lisons le long des 18 chapitres couvrant les 530 pages, que le Sahara Brent algérien était un enjeu géopolitique dans les négociations d’Evian et le cessez-le-feu en Algérie. Le livre porte surtout sur les zones d’ombres de l’assassinat d’Enrico Mattei, le rôle de son successeur et la personnalité de Pasolini comme victime d’un crime d’Etat.

Les auteurs, un journaliste spécialiste des grandes enquêtes et un universitaire italien installé à Paris, répondant à travers une riche documentations extraites d’archives diverses et à l’aide de témoignages de personnalités importantes couvrant principalement les derniers mois de la vie d’Enrico Mattei qui œuvrait sur un accord dit triangulaire pour la réalisation d’un gazoduc transméditerranéen entre l’Algérie, l’Italie et la France qui alimenterait la Communauté européenne en gaz naturel du Sahara algérien.

Contrairement à son successeur Eugenio Cefis, qui s’est efforcé de rééquilibrer les relations entre l’ENI et les « Sept Sœurs » et ramener la politique pétrolière italienne dans le périmètre des intérêts économiques et militaires de l’Alliance atlantique, Mattei a travaillé d’arrache-pied afin de mettre son projet d’indépendance énergétique censé favoriser le processus d’unification de l’Europe et la transformation de l’Italie en une puissance industrielle avancée.

L’ouvrage bien que centré sur le fondateur de l’ENI, répondait aux questions suivantes : Mattei a-t-il été tué alors qu’il s’apprêtait à signer avec les compagnies pétrolières américaines ? Pourquoi Pier Paolo Pasolini a-t-il mis en doute, dans son film Petrolio, une certaine responsabilité de sa part dans l’élimination de Mattei ? Mattei a-t-il réellement eu l’intention de favoriser une réorganisation institutionnelle pour l’Etat italien de type présidentielle ? Qui étaient les instigateurs du sabotage d’une des deux avions de Mattei et le crash du 27/10/1962 ? Et pourquoi son successeur avait signé l’accord de paix entre Esso et Shell, avec lesquels Mattei avait des relations conflictuelles ?

Le livre-enquête donne des réponses à ces questions et bien d’autres aussi. Il montre que le jaune du logo de l’ENI est bien sanglant pour la pérennité du capitalisme italien.

« A un pas du Sahara algérien »

Un sous-titre que nous empruntons au cinquième chapitre du livre en question et qui traite sur 14 pages tout l’intérêt que portait Mattei à l’énergie fossile algérienne dans un contexte politique international bien trouble. Utilisant les archives de l’Institut « Ferrucio Parri » de Milan et ceux de l’Institut national pour l’histoire du mouvement de libération en Italie, les auteurs découvrent des cartons avec des rapports sur les relations qu’entretenait l’ENI avec l’Algérie du temps de Mattei et faisant partie du Fond Enrico Bonomi qui était le responsable des études internationales de l’entreprise italienne entre 1950 et 1960 et un proche conseiller du président de l’ENI.

Il sera question du bureau de l’ENI à Tunis et des rapports secrets qu’entretenait le GPRA et l’entreprise italienne qui a aidée sous diverses formes les militants et cadres de la résistance algérienne à travers son soutien politique et diplomatique, la livraison des passeports et permis de séjours pour les émissaires du FLN en Europe et la formation des futurs dirigeants de la Sonatrach à l’Ecole supérieur d’hydrocarbures de San Donato Milanese (actuelle Ecole Enrico Mattei), qui fut constitué sur le même model que la société italienne. De même pour la société pétrolière américaine, la Standard Jersey dont la famille de JFK est actionnaire et proche du holding Rockefeller qui a apporté son appui financier au FLN dans l’attente d’un retour d’ascenseur de la part du nouvel Etat indépendant dans l’attribution des marchés pétroliers et gaziers.

Dès 1957, Hassi Messaoud et Hassi R’mel font entrer la France dans le cité interdite des grands pétroliers à travers l’oléoduc Sahara-Europe. Le projet est mis en attente suite au putsch raté du général Raoul Salan en 1958, et qui conduit De Gaulle à envoyer en Algérie Paul Delouvrier comme délégué général. L’homme est très lié à la haute finance européenne puisqu’il occupait le poste de directeur financier de la Haute Autorité de la supranationale communauté européenne des charbons et de l’acier (CECA) sous la direction de Jean Monnet. Le successeur de ce dernier, René Mayer, prend les commandes du jeu pétrolier saharien à travers la Société de recherches et d’exploitation du pétrole – Eurafrep qui assurera grâce à l’appui du groupe financier Lazard, l’ensemble de la production pétrolière de l’Union française la version améliorée de l’ex-Empire colonial.

C’est à cette nouvelle donne qui fera entrer dans l’arène de la spéculation financière, la banque italienne Mediobanca en tant qu’actionnaire de l’Eurafrep et pour le compte du Crédit Suisse, la Lazard de Londres, la Lehmann Brothers et la Sofina. Avec comme directeur Enrico Cuccia, la banque traitera des questions financières liées au pétrole saharien et laissera la marge politique à Mattei de traiter avec la « rébellion »  algérienne des questions ayant trait aux devenirs des affaires avec le nouvel Etat maghrébin et les aspirations d’un pays industriel comme l’Italie pauvre en matière premières énergétique.

 Le GPRA comme outil de la finance pétrolière

La finance mondiale s’est intéressée très tôt aux questions de tractations entre le GPRA et le gouvernement français. En dehors du livre-enquête des auteurs italiens, nous savons que selon les documents déclassés récemment de la CIA, tous les dirigeants et militants de la cause algérienne étaient sous surveillance comme s’il y avait une intelligence pro-américaine au sein du gouvernement provisoire. Le livre en question rappelle que Mattei était le principal lien avec le FLN qui récoltait moult infos pour le compte de l’expansionnisme de son ENI non seulement en Algérie, mais aussi en Libye, en Egypte, en URSS, en Irak, en Jordanie et en Iran de Mossadegh.

La nationalisation de la British Irakian Oil Compagnie par le général Kassem va complexifier la situation pétrolière au Moyen-Orient et le pétrole saharien inspire la convoitise dès 1958 de la « grande Sœur » Standard Oil Compagny et la branche italienne d’Esso. La France en tant que membre de l’Alliance atlantique ouvre le territoire algérien aux anglo-américains et associe Shell et Esso dans le circuit pétrolier algérien, tout en demeurant la principale détentrice des droits d’exploitation gazière et pétrolifère par le biais de la nouvel Elf-Aquitaine.

La France de De Gaulle sait très bien que la résistance armée est maintenant entrée dans le jeu de la cartographie mondiale de l’énergie, elle lancera sa première bombe atomique afin de porter un signal fort au reste des alliés que le Sahara du gaz et du pétrole est une zone d’influence bien française et que le calcul du partenariat se face avec Paris et non ailleurs. Paul Delouvrier cité plus haut témoignera que « l’argent du GPRA provient également des compagnies pétrolières de l’autre côté des Alpes en échanges d’une assurance de la part des insurgés algériens qui n’avaient pas attaqué les installations d’extraction et les bases militaires françaises d’où Paris faisait ses expériences atomiques ».

Entre 1961 et 1966, il y avait quelque 10 000 personnes qui travaillaient dans les zones d’expérimentations nucléaires. La France et ses alliés atlantiques ne souhaitaient  nullement que ce vaste territoire ne se transforme en terrain de guerre non-conventionnelle.

Une telle présence française démontre aussi toute la fragilité des accords signés à Evian qui vont vite mis au ras du sol avec le conflit des « frères-ennemis » de la résistance algérienne. L’argent qui coulait à flot dans les caisses du GPRA à Tunis, allait aveugler beaucoup de dirigeants « révolutionnaires », selon Ali Mendjeli dans une interview télévisée. Premier signe de la dérive de l’Etat nationaliste poste 5 Juillet et le « mini-Etat » de Tlemcen dirigeait par Ben Bella-Boumediene et la « marche » des troupes de l’ALN de l’extérieur sur Oran, Constantine puis sur Alger. L’euphorie indépendantiste des populations ne voyait pas venir les conflits régionalistes et l’immense dérive nationaliste.

Tandis que les frères d’armes s’entretués entre pro-GPRA et pro-ALN des frontières, De Gaulle empressa Claude Cheysson à Alger comme directeur général non exécutif, de l’Organisme saharien entre aout 1962 et mai 1966.

Ce polytechnicien et chargé de missions du général parisien, et futur ministre des AE de Mitterrand est l’oreille bienveillante des intérêts français de l’ère du post-colonialisme. Il supervisera en réalité toute l’activité militaro-économique du grand Sahara algérien qui resta au centre d’enjeux stratégiques et éloigné du pouvoir central à Alger. Garant français de l’application des accords d’Evian, Cheysson avait un rôle bien occulte dans l’échiquier gazier et pétrolier en Algérie.

L’assassinat de Mattei (27/10/1962) intervient dans le contexte d’une Algérie dépendante politiquement et économiquement aux capitaux étrangers. Le livre d’Oddo et d’Antoniani révèle que la veille de son élimination, Mattei devait rencontrer en Sicile un émissaire algérien et un autre libyen afin de finaliser les accords gaziers avec l’ENI et les deux pays.

Il devait regagner Milan via l’aéroport de Catania, mais Mattei est toujours à Palerme (aéroport de Punta Raisi) où les deux personnalité maghrébines devaient être accueillis par le patron de l’ENI, ce dernier s’envol en hélico à Géla au sud de l’île afin de superviser les chantiers du centre de récolte gazier.

Les tractations énergétiques italo-algérienne étaient scrupuleusement suivies par Paris grâce à l’agent du SDECE français, Graziano Verzotto, dirigeant de l’AGIP et homme politique de la Démocratie Chrétienne qui fut surtout l’homme de la maffia sicilienne qui traitait des dividendes de ses sociétés minières en Sicile avec le « boss » Giuseppe «Beppe» Di Cristina.

Verzotto alors sénateur, sera inculpé en 1975 « pour des fonds noirs constitués avec les dépôts EMS dans l’une des banques de Michele Sindona et pour les intérêts qu’il encaissait illégalement».

Afin d’échapper à la justice, il fuit d’abord au Liban, puis se réfugie en France où il vivra en citoyen libre à Paris, protégé par les services secrets français. Que vaut toute cette attention française pour ce sulfureux personnage ? s’interroge l’auteur Oddo du livre en question.

Les relations de Verzotto avec les services français remontent à la période où Mattei était sur le point de conclure l’accord avec l’Algérie. Dans une note du SISDE (service secret militaire italien), datant du 30 avril 1980, on relève que le président de l’ENI avait déjà un rendez-vous à Alger dans la semaine suivant la catastrophe de Bascapé, lieu de l’explosion de son avion, pour signer un accord avec le chef du gouvernement Ahmed Ben Bella. En écartant la piste maffieuse du sabotage de l’un de deux avions qu’utilisait Mattei pour ses déplacements, des Maurane-Saulnier 760 français, il est question d’une piste française avec la connivence de ceux qui l’ont succédé dans la sphère de la loge maçonnique P2 et l’armée secrète de la CIA : le « Gladio ».

C’est une lecture passionnante certes qui ouvre d’autres pistes d’investigations politiques et économiques sur de sombres relations italo-françaises dont l’Algérie est l’enjeu principal.

Mohamed-Karim Assouane, universitaire.

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