Jeudi 9 mai 2019
Entre Alger et Paris : choses vues et entendues, jours de manifs
Louisette Ighilahriz et Christian Mercier, ancien porteur de valises.
Quand une héroïne de la Guerre d’indépendance rencontre un ancien Porteur de valises
Le jour où je vis, à l’écran, Louisette Ighilahriz parmi les manifestants, Place de la Grande Poste à Alger, quelque chose s’est imprimé en moi, plus proche d’un sentiment que d’une émotion. Le sentiment que plus rien ne sera comme avant. Un point de non-retour. La veille du 8 mars, interrogée par un journaliste (Salim Ayadi, TSA, 7-3-2019), l’héroïne de la Guerre d’indépendance, aujourd’hui 83 ans, a eu cette réponse : « Je ne peux pas trop marcher parce que j’ai des vertèbres tassées, j’ai mal au dos, mais je vais faire des apparitions. Je suis en train de mobiliser le plus de monde possible. Car il y va de l’avenir du pays et les citoyens algériens ont le droit de manifester et d’exprimer leurs revendications ».
La présence, qui ne pouvait passer inaperçue, fit son effet sur les jeunes qui la serraient de plus en plus près, pour « humer le parfum des héros », susurra l’un, tandis qu’une adolescente, brandissant d’une main une feuille canson où figure le slogan du jour : « Système déconnecté, Peuple connecté ! », tentait désespérément, de l’autre main, de prendre un selfie, la tête collée à l’épaule de la Moudjahida… Ce jeudi-là, veille de la Journée des droits de Femme, la foule se réjouissait de bénéficier de cette « caution » historique qui, jusque-là, manquait au Hirak.
«Système déconnecté»… Décidément, me dis-je, cette génération est époustouflante d’inventivité et de lucidité ! Et elle est train de réussir là où ma génération a échoué, malgré toutes les volontés et les engagements…Époustouflante, d’humour, oui. Tenez, un exemple… C’est l’hôpital de Genève, où Bouteflika est admis depuis le 24 février, qui reçoit un énième appel : – Allo, l’hôpital de Genève ? Ici, le patron de la pizzeria « Didouche Mourad ». Nous vous avons livré 4 pizzas, qui restent impayées, et le 8e étage vient d’en commander une 5e. Vous comprenez bien qu’il n’y aura pas de 5e tant que les quatre premières ne seront pas payées ! ». Au bout du fil, le standardiste suisse est pris d’un fou-rire… Humour exacerbé. Oui, il est complétement fou, ce peuple, fou à dé…lier ! Et ce n’est pas le rire de Louisette qui dirait le contraire, en écoutant la dernière blague… Ou en lisant le dernier tweet, envoyé depuis Djibouti (@Hasnarayta) : « Les Algériens ne font rien comme les autres. Cyber-révolution ? Non. Printemps arabe ? Non. Une révolution sans main mise étrangère, sans répression, et avec pour seules armes : la détermination, l’unité et l’Humour ! »
Louisette Ighilahriz, je l’avais croisée quelques années plus tôt, à Alger, lors d’un vernissage au Musée national d’art moderne et contemporain (édifié dans les murs des anciennes « Galeries de France »). J’étais accompagné d’un ami français, Christian Mercier, président la LDH locale du Mans et, « surtout », ancien porteur de valises.
Les présentations faites, je dus assister, sans placer un mot, à une demi-heure d’échanges intenses, ponctués de silences durant lesquels seuls les regards trahissaient les remous des souvenirs de la combattante et du militant. Au moment des adieux, Louisette lâcha un « Merci ! » plus éloquent qu’un hommage, qu’elle accompagna d’un geste amical de la main sur le visage de l’ancien porteur de valises.
Dehors, rue Larbi Ben M’hidi, il ne fut question que de Louisette, de son arrestation, en 1957, alors qu’elle avait 20 ans, des séances de torture et des viols qu’elle avait subis dans les locaux de la 10e Division parachutiste. Le journal Le Monde, qui avait, suite aux accusations portées par Louisette contre Paul Aussaresses, relancé la polémique sur la torture, fit sortir du bois deux généraux : Massu et ledit Aussaresses. Si le premier exprima des regrets, le deuxième se contenta d’avouer, mais sur des déclarations impétueuses qui lui vaudront d’être condamné pour «apologie de torture» et même de perdre sa Légion d’honneur !
Christian n’oubliera jamais cette rencontre. Comme si elle l’avait conforté dans la conviction qu’il avait gardée de la justesse de ses soutiens aux indépendantistes, alors qu’après la guerre, certains de ses compatriotes, ignorant son passé, n’arrêtaient pas de fustiger ces « traîtres à la patrie » que furent, selon eux, les porteurs de valise…
Une « Françalgérie » chassant l’autre : Place de la République
Paris, dimanche 17 mars. Les temps changent… Il fut un jour où la vue d’un seul drapeau « FLN », comme on disait à l’époque, coûta la vie à des centaines d’Algériens. 17 Octobre 1961… Et aujourd’hui, Place de la République, on en compte par dizaines, de ces bannières, fièrement brandies.
Le drapeau algérien, qui ne l’a pas déjà vu passer, ces dernières années, dans les rues de France ou d’ailleurs, à la moindre occasion festive ou dans les tribunes d’un stade alors qu’aucune équipe algérienne n’est concernée ? À Nuit Debout, aussi, le Vert-Blanc frappé de l’Etoile rouge flottait dessus les têtes et les pancartes portant des slogans sans aucun rapport avec l’Algérie ni avec l’immigration… C’est comme si le drapeau devenait une pièce d’identité que l’on vous sort avant même l’interpellation, comme un certificat de résidence collectif ! Alors, si c’est pour manifester contre Bouteflika, et à défaut d’être Place de la Grande poste ou Place Maurice Audin, à Alger, autant rappeler aux marcheurs de l’autre rive : «Nous sommes tous du Hirak !». C’est d’ailleurs le slogan entendu ce jour-là, Place de la République. Mieux encore, juste avant la dispersion, pointant un doigt vers l’une des trois statues, celle qui symbolise la Liberté avec un flambeau à la main, un homme lance depuis son mégaphone : « La Place de la Grande Poste sera demain notre Place de la République ! Oui, Alger aura sa Place de la République ! ». Une « décision » accueillie par mille hourras…
«La place était vide…», chantait Gilbert Bécaud. Ce dimanche-là, Il n’y a pas de Natacha, mais des Zoubida et des Malika, devant le Théâtre Déjazet : un petit groupe de jeunes filles drapées dans les couleurs nationales, prennent la pose pour des selfies, une banderole serrée tout contre leurs corps : «Nous sommes la nouvelle Françalgérie !». Un photographe accourt, et ne rate pas sa prise. Il en est ravi, et cela se voit à son large sourire et à son pouce levé. Je lui demande s’il lui serait possible de partager. La photo ? Oui. Je lui note mon email. C’est promis. J’attends toujours. Une «Françalgérie» vertueuse, républicaine, chassant la néocoloniale ? L’Histoire ne se répète pas, on le sait, puisse-t-elle ne pas bégayer non plus.
S. G.