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Abdelaziz Gherrou (expert en traitement des eaux) : « Je suis disponible à apporter ma contribution »

Abdelaziz Gherrou, expert en traitement de l'eau

Abdelaziz Gherrou, expert en traitement de l'eau

Pour le professeur Abdelaziz Gherrou, « on rentre dans une ère de changement climatique qui menace toute la planète. » Dressant un constat sans appel des conséquences encourues, notamment en ce qui concerne la raréfaction des ressources halieutiques dans les pays du Sud (l’Algérie en particulier), l’expert incite les autorités à mettre en place les infrastructures nécessaires pour capter l’eau (barrages), la traiter (usines de filtration), la distribuer (un réseau aqueduc en bon état), car les réseaux vétustes subissent, d’après lui, des fuites d’eau énormes.

Le Matin d’Algérie : En 25 ans de travail dans des centres de recherche mondialement reconnus, comment vous est venue l’idée de Chembrains, la start-up dont vous étiez le fondateur en plein Covid-19 au Québec?

Abdelaziz Gherrou : Je suis passé, comme vous le dites, par des centres de recherches très connus dans le domaine de la science des matériaux et spécialement en traitement des eaux, à travers des séjours de recherche de perfectionnement et des séjours post-doctorants, en France, en Italie, en Allemagne, en Espagne et au Canada. J’ai eu à côtoyer des chercheurs de haut niveau qui m’ont permis d’acquérir une belle expérience et de bâtir une solide expertise dans le domaine de la chimie et des procédés de traitement des eaux.

Cependant, quand on est dans un contexte de centre de recherche, surtout dans un domaine de recherche appliquée, on travaille souvent sur des projets à la carte, i.e., une entreprise vous approche et vous soumet une problématique donnée et vous développez une solution pour la résoudre.

Il faut dire que dans des pays industrialisés comme le Canada, une large partie des coûts reliés aux projets de recherche est financée par les industriels. Certes, cela nous permet d’innover, mais ça reste que notre degré de liberté est limité et on n’a plus le temps de réaliser et concrétiser d’autres idées.

Ensuite, les industriels cherchent toujours des solutions à moindre coût et dans le domaine de l’environnement ce type de solutions a souvent un autre revers de la médaille, car elles génèrent souvent des résidus qui causent d’autres problématiques environnementales; on peut citer par exemple les boues générées par les traitements physico-chimiques qui sont souvent envoyées vers les sites d’enfouissement.

Donc, après une carrière de près de 30 ans à solutionner diverses problématiques, j’ai vu que les technologies conventionnelles utilisées en traitement des eaux ne sont pas les meilleures en termes de protection de l’environnement de par leur utilisation de divers produits chimiques et la génération de quantités importantes de déchets.

J’ai donc décidé de créer ma propre entreprise, toujours en restant dans le domaine de l’innovation mais en me spécialisant dans ce qui est communément appelé les technologies propres. Donc, Chembrains, offre deux volets de services : innover pour les autres, i.e., aider des entreprises à développer, optimiser et valider des technologies, et un autre volet, innover pour nous-mêmes, i.e, développer nos propres technologies. On agit aussi comme expert-conseils pour des villes, organismes subventionnaires, les gouvernements, etc.

Le Matin d’Algérie : On sait bien que les technologies modernes qui se focalisent sur l’enjeu de l’eau utilisent beaucoup de produits chimiques qui génèrent des boues qu’on envoie dans les sites d’enfouissement, ce qui cause d’énormes dégâts environnementaux. Quel est votre alternative à ce problème?

Abdelaziz Gherrou : Comme mentionné, actuellement, grâce ou à cause d’un contexte climatique de plus en plus compliqué, dont l’un des maux, est le réchauffement climatique et des stress hydriques chroniques à travers la planète, il est devenu primordial de développer des technologies propres et vertes qui ont le moindre impact possible sur l’environnement.

Pour ce faire, l’une des approches est d’utiliser des technologies basées sur des procédés électrochimiques, photo-catalytiques, utilisant des matériaux recyclables auxquels on donne une seconde vie à travers d’autres applications et utilisations. Dans les effluents industriels, on retrouve évidemment l’élément de base, l’eau (souvent à plus de 90%) et divers produits chimiques. Notre approche est de soutirer cette eau pour la réutiliser de nouveau dans les procédés, mais, aussi de récupérer les produits chimiques en question pour les valoriser. C’est pour cela que notre technologie on l’a nommée AquaLoop (Aqua veut dire eau et Loop veut dire boucle) afin de recycler en continue les effluents en boucle fermée. On fait une sorte d’économie circulaire dans le domaine du traitement des eaux.

Le Matin d’Algérie : La cleantech, c’est-à-dire faire de la chimie mais avec des technologies propres, un nouveau concept dans le développement durable, peut-elle être appliquée chez nous en Algérie (je parle, à ce titre, des coûts et des moyens d’exploitation), en ce qui a trait à la problématique de la contamination des eaux ?

Abdelaziz Gherrou : Vous savez, le plus gros frein à l’implantation d’une technologie donnée, est le coût. Même dans un pays aussi riche et développé que le Canada. Ce ne sont pas toutes les entreprises qui sont capables de se payer une technologie propre. C’est pour cela, que le gouvernement canadien et les gouvernements provinciaux ont mis en place des programmes de subvention et de financement pour aider les entreprises à faire ce virage vers les technologies propres.

Je pense que du peu d’informations que j’ai dans ce domaine en Algérie, il y a très peu de systèmes de traitement des eaux qui sont déjà en place dans les PME et plusieurs grandes entreprises. Donc, il est plus facile de démarrer des installations directement avec des technologies propres, et non pas avec des technologies conventionnelles, pour ne pas se retrouver à réinvestir dans un avenir proche dans ce genre de technologies car le monde se dirige tranquillement vers des technologies plus respectueuses de l’environnement. Cependant, pour réduire les coûts et rendre ce type de technologies abordables, il faudra idéalement les fabriquer sur place. Les technologies propres utilisent, hélas, des composantes de haute technologie, qui ne sont pas disponibles partout et qui sont chères. De mon expérience, du moins avec les technologies que nous développons, on arrive souvent à réduire les coûts d’opération avec une technologie propre comparativement aux technologies conventionnelles. Il reste que le CAPEX (investissement initial) est plus élevé, mais, le retour sur investissement n’est pas long (généralement inférieur à deux ans).

Le Matin d’Algérie : Vous évoquez dans un récent entretien la notion de « ville intelligente » et vous reliez cela à la rationalisation de l’usage de l’eau (exemple des parcs publics canadiens) ou plutôt à son contrôle contre la contamination.

Abdelaziz Gherrou : Effectivement, les grandes capitales du monde et certaines villes importantes, commencent à mettre en place le concept de ville intelligente. Pour rappel, une ville intelligente est une zone urbaine où l’on implante des nouvelles technologies incluant les technologies de l’information et de la communication (TIC) et l’Internet des objets (IdO) afin d’améliorer la qualité de vie des citoyens. Ceci concerne notamment les secteurs des transports, l’énergie et les infrastructures.

Cependant, de mon point de vue, le secteur de l’environnement, intimement relié à l’eau, devrait faire partie intégrante de ce concept de ville intelligente. Pour ce faire, ce type de ville doit implanter des pratiques visant à réduire au maximum la consommation en eau et les rejets d’eaux usées. Nous avons ciblé chez Chembrains, les jeux d’eaux et les eaux récréatives en général. Au Canada, il existe des milliers de parcs publics dotés de jeux d’eaux. Ces derniers gaspillent en moyenne de 50 à 100 mètres cubes d’eaux par… jour ! Sur l’ensemble d’un pays, c’est énorme. Donc, une des variantes de l’Aqualoop, collecte, filtre, traite et désinfecte ce type d’eau pour la réutiliser en boucle fermée et ce avec zéro utilisation de l’eau potable.

Nous utilisons tout simplement de l’eau pluviale que nous captons et stockons dans un réservoir pour alimenter les jeux d’eaux. On s’attaque aussi à la réutilisation des eaux grises. En effet, les eaux provenant des lavabos et des laveuses dans les maisons, appelée communément eau grise, peut être réutilisée, après un certain traitement, pour le flush des toilettes vu que ce type d’utilisation ne requiert pas l’utilisation d’une eau potable. Ceux-sont des exemples d’actions qui peuvent être mises en place par des villes du 21ème siècle.

Si l’on revient au cas de l’Algérie, le peu d’eau de source que nous avons, et dans un contexte de stress hydrique chronique, on se doit de capter toute goutte d’eau à notre disposition, la traiter et la réutiliser autant de fois que possible. Tout le monde doit adopter des comportements responsables dans ce sens.

Il faudra que les secteurs industriels soient  une locomotive pour adopter ce type de pratique. Je trouve, par exemple, inconcevable que les lave-autos utilisent 100% d’eau potable pour laver les voitures, alors qu’on peut utiliser juste un rinçage final avec ce type d’eau et le reste de la procédure avec de l’eau recyclée. C’est un simple exemple, qui peut se généraliser dans bien des domaines.

Le Matin d’Algérie : Vous pointez du doigt « la bureaucratie », au sens de lenteur des procédures et des démarches administratives au niveau des municipalités canadiennes, pour la mise en œuvre et le financement des projets des start-up innovantes. À votre avis, quel est le rôle de la bonne gouvernance, du management et des technologies numériques sur ce créneau-là?     

Abdelaziz Gherrou : En fait, il y a bureaucratie et bureaucratie. Je pense que vous faites référence à une de mes entrevues où je parlais de l’accès aux subventions et l’obtention des permis pour réaliser des projets pilotes ici au Québec.  En fait, ici, l’accès à ce genre de programmes est très sélectif. Il y a beaucoup de demandes traitées avec rigueur à différents niveaux afin de s’assurer que l’argent public soit bien octroyé aux entreprises porteuses de projets sérieux avec un moindre risque d’échec. C’est en fait ce que j’appelle de la bureaucratie positive.

Cependant, cela impacte beaucoup l’avancement des projets et les délais de réalisation. Je pense qu’à l’ère des nouvelles technologies il y a un moyen de faire mieux et d’être plus efficace car les administrations n’ont pas d’effectifs suffisants pour continuer à traiter les dossiers à l’ère ancienne. Par ailleurs, dans le cas qui nous concerne, pour implanter une nouvelle technologie dans des jeux d’eaux par exemple, ou dans une usine de production d’eau potable, les normes déjà en place étant très restrictives, les responsables de ces infrastructures, sont réticents à prendre le risque à tester ce genre de technologies vue qu’il s’agit d’un impact direct sur la santé des citoyens. C’est pourquoi, il faudra trouver d’autres mécanismes pour faciliter l’implantation des technologies propres.

Pour revenir aux start-ups, malgré le nombre important d’incubateurs mis en place par le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux, il reste que le nerf de la guerre, comme on dit, est le financement. En règle générale, ce sont des investisseurs privés qui financent des projets des start-ups, en choisissant évidemment ceux qui sont arrivés à maturité, i.e., avec un projet prêt à la commercialisation. Avant la commercialisation, il y a évidemment toute la partie cruciale de la recherche et développement, qui n’est malheureusement pas à la portée de toutes les start-up. Moi j’ai eu la chance de ne pas payer des frais pour ce volet, étant moi-même expert dans le domaine. Donc, il y a beaucoup à améliorer dans l’accès aux fonds appuyant la recherche et développement.

Le Matin d’Algérie : Concrètement, comment garantir ou plutôt recycler l’eau et le mettre dans le processus de ce que l’on appelle « économie circulaire », sachant que l’enjeu du « green-tech » est aussi important que celui de « clean-tech »?

Abdelaziz Gherrou : La définition de base d’une clean-tech, est toute technologie utilisant de l’énergie propre. C’est un concept qui concernait au début le domaine des transports. Au fil du temps, il s’avérait que ce concept est plus large que cela. D’où son introduction dans le domaine du traitement des eaux.

En fait, une green-tech dans notre domaine, est toute technologie qui utilise de l’énergie propre, des matériaux recyclables, ne génère pas de déchets à disposer, et a un impact moindre sur l’émission de GES. Ainsi peut-on dire que la green-tech est aussi une clean-tech. Pour l’économie circulaire, dans le commun des mortels, il s’agit de recycler des plastiques, du papier et du verre ou tout autre résidu solide.

Or, dans l’eau, il y a aussi des ingrédients chimiques qui sont considérés certes comme des contaminants, mais qui ont de la valeur et qu’on peut extraire et  réutiliser dans la chaîne de production. L’eau est un composé chimique, c’est du H2O, et il faut donc la voir comme un composé qui a de la valeur et qu’on ne doit pas jeter et gaspiller mais faire autant que possible pour la recycler et la réutiliser. C’est en plein dans le concept d’économie circulaire.

Par exemple, j’ai mis au point une technologie verte, donc propre, qui permet de récupérer certains métaux tels que le cuivre et le chrome à partir des effluents des industries de traitement de surfaces et d’hydrométallurgie, pour les valoriser et les réutiliser, dans par exemple, la fabrication de l’acier inox.

Cette technologie utilise en fait un filtre fait de matériaux recyclés. En voici un exemple d’économie circulaire en traitement des eaux.

Le Matin d’Algérie : Avec la sécheresse qui sévit sévèrement, en particulier dans les pays du Sud, la gestion rationnelle des ressources halieutiques -le recyclage surtout- devient une impérieuse nécessité. C’est pourquoi, beaucoup de pays développés y ont recours. Quel est votre constat sur cet aspect-là?

A.G : On rentre dans une ère de changements climatiques qui menace la planète. L’une des conséquences est la rareté de l’eau douce, source de production d’eau potable. Le Canada dispose d’une des plus grandes ressources en eaux douces au monde et malgré cela la sonnette d’alarme est actionnée depuis quelques années afin de mettre en place des pratiques pour réduire la consommation et le gaspillage de l’eau. Le traitement et le recyclage à la source, en sont l’un des moyens les plus privilégiés. Que diriez-vous des pays déjà connus par la rareté de l’eau, et la sécheresse! Malheureusement, on constate que bien des gouvernements de ces pays-là n’ont pas encore pris conscience du danger qui guette leurs populations.

Il faudra mettre en place les infrastructures nécessaires pour capter (barrages), traiter (usines de filtration), distribuer (un réseau aqueduc en bon état car les réseaux vétustes présentent des fuites énormes, c’est d’ailleurs un gros problème actuellement dans plusieurs villes canadiennes), et aussi des réglementations contraignantes pour préserver la ressource et son utilisation. Je constate les efforts déployés par notre pays l’Algérie depuis au moins une décennie, dans la mise en place de barrages, d’usines de filtration, des stations de dessalement, et des stations d’épuration.

Beaucoup a été fait, et apparemment, c’est une démarche qui s’inscrit dans la continuité. Évidemment, il reste beaucoup à faire pour arriver à combler les besoins de la population.

Mais je constate qu’au niveau des industries il y a un peu d’anarchie dans l’utilisation et la gestion de l’eau. Ceci a un impact très négatif sur nos cours d’eaux qui sont une source d’eau pour bien des régions.

Je prends pour exemple la rivière de la Soummam où il n’y a pas si longtemps, les riverains s’y baignaient, les agriculteurs y puisaient leurs eaux d’irrigation, mais aujourd’hui elle est devenue très polluée et non utilisable, en plus de créer un impact très négatif sur l’environnement.

En fait, on est arrivé à une étape où tout le monde doit prendre conscience du danger qui nous guette, et tout le monde doit contribuer pour mettre en place des solutions, des bonnes pratiques et de bons comportements, en commençant par le citoyen jusqu’en haut de la pyramide. Moi personnellement, je suis disponible à y apporter ma contribution si on me sollicite.

Propos recueillis par Kamal Guerroua.

Bio-Express : Titulaire d’un PHD en chimie avec spécialisation en traitement des eaux, Abdelaziz Gherrou travaille actuellement comme chercheur chimiste chez Chembrains, une entreprise d’innovations technologiques qu’il a fondée en 2020 et collabore avec différents centres de recherche au Québec. En tant qu’expert, il a réalisé plusieurs projets de R&D ayant abouti à solutionner diverses problématiques, souvent complexes, reliées à la contamination des eaux. M. Gherrou fut auparavant un ancien professeur-chercheur de la faculté de chimie de l’USTHB (Alger).

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