Site icon Le Matin d'Algérie

Espace public : lieu névralgique d’aliénation ou d’émancipation

REGARD

Espace public : lieu névralgique d’aliénation ou d’émancipation

Lors de ces dernières années, les mouvements sociaux de protestation internationaux avaient confirmé combien l’espace public constituait une source de préoccupation majeure de la classe dominante.

Sans conteste, quelle que soit la forme de gouvernement, démocratique ou despotique, l’espace public revêt une dimension politique hautement symbolique et stratégique.

Dès le 19e siècle, les architectes de la politique antisubversive avaient conçu l’urbanisation comme un espace de pacification politique et de désamorçage des conflits sociaux. En effet, avec la naissance du capitalisme, le développement exponentiel des villes avait induit une politique architecturale et urbanistique soucieuse prioritairement du maintien de l’ordre établi.

Pour ce faire, tout le territoire urbain avait été configuré dans le dessein de restreindre les relations humaines, d’entraver les rencontres collectives, de paralyser l’expression de la spontanéité sociétale (artistique, ludique, politique), dans l’espace public désormais privatisé par l’État totalitaire tentaculaire, ce Léviathan unique « détenteur du monopole de la violence légitime », protecteur des intérêts des classes dominantes contre le peuple.   

Dans la conception étatique de l’organisation urbanistique, plus que jamais l’espace public doit demeurer une zone de non-droit pour ses habitants. En dehors de leur lieu d’exploitation appelé entreprise, et des temples de la consommation incarnés par les centres commerciaux, les « citoyens » sont sommés de confiner leur existence dans leur habitation carcérale bâtie dans ces édifices immobiliers (bidonvilles sociaux bâtis loin de la ville) verticaux ravagés par la pollution sonore et atmosphérique, dévastés par la vacuité existentielle et la solitude pathologique.

Ainsi, dans le souci d’harmoniser le capitalisme par l’instauration forcée d’une paix sociale par essence hypothétique et la neutralisation coercitive des velléités de révoltes subversives, l’aménagement urbanistique et architectural a toujours été conçu dans l’optique de contrôle social de l’espace public, d’injonction de manière de vivre et de restriction de la circulation par ailleurs mise sous surveillance via les caméras et encadrée par les forces de l’ordre surarmée.  

Au reste, les urbanistes et les architectes ont toujours eu pour fonction primordiale de concevoir un espace public totalement policé, chloroformé, cautérisé. Une architecture urbaine où la bonne « conscience citoyenne » effacerait toutes les aspérités sociales.

Un espace où l’opposition de classe serait artificiellement annihilée. Une agglomération où les citoyens sans distinction sociale partageraient dans un esprit de civilité mercantile les mêmes espaces de travail aliénant et de consommation individualiste débridée. Un espace urbain « harmonieux », « citoyen », construit pour l’apaisement social (mais en vrai un cadre social violemment miné par les tensions pathologiques générées par les conditions de vie précarisées et paupérisées) ; bâti pour la neutralisation des conflits sociaux, la pacification des rapports sociaux et la sécurisation des biens (des riches) ; la protection des gens honnêtes (entendu gens de biens) et de la propriété.

Un espace où les distinctions sociales seraient diluées, les clivages jugulés, les crispations communautaristes désamorcées. 

Néanmoins, un espace urbain où la stratification sociale imprimerait son empreinte géographique de classe. Dans lequel chaque quartier abrite une classe sociale spécifique. Dans lequel seuls les univers de travail et les surfaces de consommation sont partagés en commun par cette frange de la population à la solvabilité ostentatoirement exhibée.

Dans lequel les agglomérations publiques sont astreintes à la réglementation, soumises à l’interdiction de toute manifestation sans autorisation préalable. Un espace public que seules les forces de l’ordre, bras armé des classes dominantes, sont autorisées à occuper sans limitation, à coloniser de manière visible et violente, au besoin, pour dissuader tout regroupement, intimider et infantiliser les populations par les contrôles, les verbalisations.

Au vrai, la violence et la répression ne constituent plus l’unique instrument de domination : l’idéologie « citoyenne » pourvoit aisément au maintien de l’ordre par la servitude volontaire, l’intériorisation des règles dominantes. Dans le capitalisme triomphant, les individus, selon le concept de la fausse conscience réifiée popularisée par le philosophe George Lukacs, intériorisent les normes sociales et semblent asservies, dépossédés de leur existence par une forme d’aliénation participative et de participation aliénante. 

De manière générale, dans cet espace public où règnent l’anonymat, la séparation, la relégation et la distanciation, termes d’une sinistre actualité marquée par le confinement pénitentiaire instauré par le despotisme étatique dans le dessein d’une habituation à la militarisation de la société à la faveur de l’épidémie du Covid-19, les relations sociales sont soumises à des règles de socialisation symboliquement codifiées, socialement normalisées, dictatorialement imposées.

Ces relations sont régies par des « conduites citoyennes » fondées sur la « civilité » et le respect de l’ordre. Les citoyens doivent certes vivre ensemble, mais en ordre géographique et social dispersé, et surtout dans le respect de l’ordre établi.  

Au demeurant, il est de la plus haute importance de souligner que, dès le début du capitalisme, la construction « sociale urbanistique » avait œuvré à la séparation et à l’éclatement des structures traditionnelles de socialisation populaires et villageoises, aux fins d’anéantir toutes les relations humaines qui n’étaient pas fondées sur des rapports marchands. 

De fait, pour pacifier l’espace public, l’État, par le truchement de ses institutions éducatives que sont l’école et la famille (devenues institutions contrôlées par l’État), impose les bonnes conduites citoyennes dispensées par l’éducation, la pédagogie et l’instruction civique, mais aussi instaure le contrôle social et la répression policière.

Quoi qu’il en soit, l’espace public, dans toutes ses dimensions, de la simple rue au parc en passant par la place, est soumis aux mesures restrictives de la circulation. Aussi, toute occupation en bande organisée (sous-entendu collectivement) de ces lieux publics est-elle sévèrement condamnée par la loi édictée par l’État, autrement dit par la classe dominante soucieuse du maintien de son ordre établi, de sa tranquillité, de ses privilèges. À plus forte raison, toute agitation sociale opérée dans les espaces publics est-elle perçue comme une perturbation, une atteinte à l’ordre public (l’ordre dominant) et appelle par conséquent une réponse répressive de la part des forces de l’ordre, bras armé des classes dirigeantes. 

En tout état de cause, l’espace public ne doit jamais devenir un lieu d’expression de la liberté, exercée par des collectifs autonomes, dans le cadre d’une activité ludique ou artistique, ou, à plus forte raison, lors du déclenchement de luttes sociales ou de manifestations politiques. Car toute occupation de l’espace public favorise l’émergence de la vraie démocratie, et corrélativement l’éclosion d’un contre-pouvoir susceptible d’ébranler le pouvoir dominant. 

De là s’explique la propension instinctivement atavique et animale des pouvoirs à déloger violemment toute occupation de l’espace public, toute manifestation organisée dans une agglomération. L’État a pour mission d’empêcher la constitution pérenne de rassemblements, d’attroupements, de regroupements, propices à la fermentation politique subversive et à la création de collectifs autonomes alternatifs émancipateurs librement organisés. 

Historiquement, longtemps, sous la houlette des partis politiques populistes affidés du pouvoir, à l’époque flamboyante de la domination des organisations ouvrières et populaires staliniennes et réformistes socialistes, les contestations étaient structurellement organisées. Elles respectaient les bonnes conduites citoyennes de l’espace public et de l’ordre établi. 

Or, la particularité des nouveaux mouvements sociaux, à l’instar des Gilets jaunes et des activistes hirakiens, a été d’avoir concrétisé leur rejet de toutes les formes organisationnelles classiques de lutte cornaquées par les organisations politiques ou syndicales stipendiées, mais surtout leur répudiation des règles de bienséance et de civilité urbaines.  

Dépourvus de toute affiliation doctrinale et de quelque structuration pérenne, dénués de tout projet politique transformation social, ces mouvements anarchiques ont échappé en apparence à tout contrôle et emprise du pouvoir étatique.

De nos jours, ces mouvements occupent désormais l’espace public de manière spontanée et anarchique. Pollués par l’apolitisme (à différencier du consciencieux antipolitisme), les contestataires contemporains, biberonnés au lait frelaté de l’idéologie citoyenne aphasique, sombrent par désespoir dans un activisme musculeux processionnel ponctué de violences gratuites et futiles, ou versent par pusillanimité dans les palabres aseptisées entre gens de bonnes compagnies pour obtenir quelques réformettes négociées dans les salons du pouvoir.

Portés par la petite bourgeoisie intellectuelle paupérisée en congruence idéologique avec les classes gouvernementales, les mouvements sociaux contemporains s’insèrent parfaitement dans le paysage politique dominé par l’idéologie consensuelle citoyenne pour laquelle la concertation consensuelle prime la contestation radicale insurrectionnelle, la révolte irrationnelle sans fin – en Algérie illustrée par les sempiternelles marches festives du vendredi animées par les révolutionnaires du week-end (qui fera l’objet de notre prochain texte), prime la Révolution consciente ayant une fin (le renversement du système capitaliste, non d’un système abstrait tel qu’il était revendiqué en Algérie).  

Cet activisme soi-disant apolitique, sans perspective révolutionnaire et résolument réformiste, se modèle en vrai sur l’individualisme consumériste dominant contemporain. Il est le produit d’une société anomique où domine le chacun pour soi. Il n’est pas étonnant que ces mouvements valorisent plutôt les réseaux sociaux dans lesquels triomphent le règne du narcissisme atomisé, la culture irréfléchie de l’instantanéité et de l’utopie prédatrice.

Ces adeptes de l’idéologie citoyenne-populiste de gauche comme de droite véhiculent l’idée d’une société pacifiée au sein de laquelle la lutte des classes aurait disparu, donc où toute transformation sociale est impensable, tout bouleversement radical politique inenvisageable, toute mutation profonde économique inconcevable. 

Ainsi, cette petite bourgeoisie intellectuelle, dominante au sein de toutes les structures politiques, syndicales et associatives, impose non seulement son idéologie, mais elle s’évertue de faire passer ses intérêts spécifiques de classe précarisée pour l’intérêt général. Par son discours dominant, elle brouille et efface les antagonismes de classe. En butte à une crise économique et sociale profonde, cette petite bourgeoisie précarisée et paupérisée, en phase de prolétarisation avancée, occupe l’espace public pour exprimer ses revendications qu’elle présente comme l’intérêt général, ce qui arrange bien le pouvoir dominant.  

Assurément, aujourd’hui, la reconquête de l’espace public urbain devrait devenir l’objectif principal du peuple opprimé pour individuellement quémander quelques réformes politiques, mais collectivement affirmer son droit à des conditions de travail et de vie digne, incluant le droit à la ville, à l’espace de vie. La mobilisation devrait permettre de changer les conditions de travail et de vie dans la ville, pour réenchanter le monde urbain dans une perspective économique et sociale émancipatrice, et aussi dans le dessein d’une purification écologique et du ressourcement des valeurs humaines détruites et taries par le capitalisme. 

Le droit à des conditions de vie meilleures n’émanera jamais du Ciel des religions ni des Cimes du pouvoir. Il se conquiert par l’action politique (par la révolution sociale). Seule les révoltes, les occupations des espaces de travail et de vie, des espaces publics, les assemblées de quartier et de ville, favorisent la réappropriation de la politique émancipatrice. Tout autre action politique, conduite dans une optique réformiste au sein d’institutions officielles bourgeoises obsolètes, ou réduite aux sempiternelles promenades de protestation de rue, est vouée à pérenniser la misère sociale et existentielle, comme la récente expérience du mouvement du Hirak l’a éloquemment illustrée.

Toujours se rappeler que sans le contrôle du pouvoir économique, il n’y a pas de pouvoir politique possible. Les espaces de travail sont par conséquent les premiers lieux à occuper, à contrôler, à monopoliser. Entre l’aménagement de l’existant et le dépassement révolutionnaire de l’ordre existant, deux perspectives s’opposent. Deux voies radicalement divergentes se dessinent pour les classes populaires en lutte. 

Cependant, à examiner les deux mouvements de révolte activés en Algérie et en France (en vrai dans tous les pays), on relève des mutations au plan de la lutte des classes. En effet, l’entreprise n’est plus l’unique lieu d’expression de la conflictualité sociale. Pour la nouvelle génération de salariés nucléarisés, du fait de la précarisation et de l’atomisation professionnelles, du chômage massif endémique, il est devenu difficile de s’organiser au niveau de l’entreprise. De surcroît, le capitalisme englobe toutes les sphères de l’existence.

De nos jours, le capital façonne l’espace public et l’urbanisme pour imposer des manières de circulation, de vie et de rencontres. Dès lors, la lutte – la résistance –, la révolte doit s’élargir à l’ensemble du capitalisme (sous tous ses aspects systémiques), et non se cantonner à un de ses aspects par la rénovation de sa « démocratie » moribonde, par la réforme de son économie sénile, par l’institutionnalisation de l’égalité des sexes, par le développement écologique, et autres projets sociétaux parcellaires qui ne visent qu’à segmenter et à opposer les différents groupes en révolte contre le système. 

Incontestablement, la petite bourgeoisie domine les instances politiques capitalistes et ouvrières : c’est l’héritage légué par les organisations politiques de la gauche réformiste. La petite bourgeoisie demeure très attachée à l’imposture de la démocratie représentative et à la pérennité bureaucratique mafieuse des organisations politiques, sources d’emplois et d’enrichissement. Il n’est pas étonnant qu’elle condamne sans appel le rejet de la politique traditionnelle bourgeoise exprimé par la majorité des classes populaires paupérisées.

Pourtant, ce rejet de la démocratie des riches (de l’imposture des mascarades électorales) dévoile la maturité de la conscience de classe. Cet abstentionnisme est un signe de lucidité politique.  

Dans le cas de l’Algérie, tous les partis stipendiés auront réussi leur manœuvre de récupération du mouvement de révolte du 22 février. Cette récupération leur aura permis de négocier avec le régime quelques sinécures et prébendes, non sans avoir procédé à la liquidation du Hirak, matérialisée notamment par leur soutien apporté au nouveau pouvoir et leur complaisantes campagnes appelant les Algériens à participer activement aux élections, notamment pour le référendum sur la Constitution.  

Or, cette manière de faire de la politique est devenue obsolète aux yeux du peuple opprimé algérien. Le peuple algérien s’est déjà amplement prononcé contre ce « Système FLN » par référendum populaire organisé hebdomadairement dans les rues du pays, durant plus d’un an. 

Une chose est sûre : le mouvement hirakien a certes pu abondamment déployer sa force numérique, mais il a surtout permis de démontrer amplement ses faiblesses politiques.  

En effet, lors du mouvement du Hirak, la « Voie de la rue » empruntée, matérialisée par les rituelles promenades carnavalesques dans les espaces urbains des villes algériennes, a démontré son incapacité à s’agglomérer consciencieusement pour s’engager dans la grandiose allée politique structurée, l’immense boulevard socialement émancipateur, expression d’une faiblesse subjective engendrée par l’immaturité des conditions objectives de la révolution.

De là s’expliquent la cacophonie revendicative de la Rue, la dissonance éloquente politique, le silence assourdissant sur les revendications sociales, l’incursion parasitaire des questions identitaires et religieuses. Incontestablement, le Hirak, hormis les processions festives hebdomadaires, n’avait proposé aucune alternative, encore moins une société alternative (1).  

En tout état de cause, lors des prochaines inévitables contestations sociales, les mouvements de révolte devraient expérimenter de nouvelles organisations politiques et sociales horizontales. Par l’occupation pérenne des espaces de travail et des espaces de vie publics, le peuple opprimé devrait se réapproprier son pouvoir de contrôle et de décision sur son destin collectif. L’espace public devrait devenir une véritable tribune pour la contestation politique, un chantier social de la construction d’une nouvelle société bâtie par l’ensemble des forces vives du pays.

Les modèles économiques et les manières de gestion de la politique devraient être remis en cause, radicalement transformés. Des formes horizontales d’organisation sociale et politique authentiquement démocratiques donc populaires (et non populistes) devraient s’affirmer, s’affiner, s’organiser, aussi bien dans le monde du travail qu’au sein de l’univers politique, sans esprit de commandement autoritaire.

Mesloub Khider 

(1) Mesloub Khider, Secouée par le Hirak : l’Algérie à la croisée des chemins, Éditions L’Harmattan  

Auteur
Khider Mesloub

 




Quitter la version mobile