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Est-ce la nuit des longs couteaux ? Retour sur Mazafran

Ouamar Saoudi, ancien député

Ouamar Saoudi, ancien député

La genèse de ce texte fait suite aux attaques concomitantes visant à disqualifier les partis politiques de l’opposition. Concomitantes, en raison du fait que le pouvoir s’acharne à faire passer une loi sur les partis qui vise à replonger l’opposition non encore caporalisée dans la clandestinité ou à garnir l’exil. Et la multiplication de tribunes, généralement dans les milieux qui revendiquent l’exil volontaire ou contraint, pour affirmer que tous les partis légaux ne demeurent sur la scène politique qu’à la faveur de leur allégeance au pouvoir.

Passons sur le mépris fait aux détenus politiques et d’opinion et aux milliers de citoyens et militants traqués quotidiennement, ce n’est pas l’objet de cet écrit. Il s’agit ici de se poser la question suivante :

Pour précipiter le changement pacifique, faudra-t-il que l’opposition démocratique légale se saborde ?

Cette question n’est pas nouvelle. Après la défaite des groupes armés terroristes, l’élection présidentielle de 1999, marquée par le retrait de tous les concurrents d’Abdelaziz Bouteflika pour dénoncer le truquage annoncé et déjà mis en branle en faveur du candidat de l’état-major de l’armée, a ébranlé l’espoir d’une compétition plus ou moins régulière. En effet, plusieurs acteurs, autour du système politique et dans l’opposition, espéraient que la tragédie de la décennie allait peser chez les décideurs pour promouvoir une ouverture démocratique, ne serait-ce qu’à petites doses. La politique du parti unique et la confiscation des libertés étant à l’origine du drame, et le système républicain ayant été sauvé au prix du sang.

Puis l’élection de 2004, qui a consisté pour le sérail en un affrontement entre les militaires favorables à la reconduction de Bouteflika et ceux qui ont parrainé son Premier ministre, mettait tous les partis politiques hors-jeu malgré la présence d’autres candidatures sérieuses, comme celle de Said Sadi.

Plus tard, le règne de Bouteflika est jalonné par des passages en force sur toutes les décisions engageant le devenir du pays dans un environnement gangrené par la corruption. Les institutions sont mises au pas et le viol des lois et de la Constitution est monnaie courante, allant jusqu’à faire dire au ministre de l’Intérieur de l’époque, à l’occasion d’une conférence de presse, que « la loi n’est pas un problème ».

Dans cette atmosphère de bahouassou (qu’on pourrait traduire dans ce contexte par « vole qui peut »), les partis politiques étaient réduits à applaudir, s’effacer ou subir l’anathème, comme le RCD à cause de son opposition à la modification de la Constitution pour faire sauter le verrou de la limitation des mandats présidentiels à deux.

La quasi-marginalisation de l’essentiel des partis politiques dans la décision et la caporalisation de toutes les organisations sont la marque de gestion qui a prédominé tout le long de ce règne. Ce qui était convenu d’appeler Alliance présidentielle n’était qu’un vernis de plus qui permettait surtout d’élargir la surface de la distribution de la rente et de la corruption à d’autres segments que ceux entretenus traditionnellement par les différents acteurs du pouvoir réel.

La pseudo-ouverture concédée au camp démocratique, à travers la mise en place des commissions de la réforme de l’État et de l’éducation, est rapidement refermée ; les résultats des travaux pourtant menés avec sérieux, de l’avis de plusieurs participants, n’ont même pas été rendus publics.

Plus tard, en septembre 2005, la promulgation de la charte dite « pour la paix et la réconciliation nationale » scelle l’accord entre le pouvoir et les islamistes qui ont pris les armes ; le cours islamisant imprimé par le chef de l’État à la vie publique pouvait alors commencer. Les acteurs politiques, syndicaux, associatifs ou médiatiques qui refusent de plonger dans la soupe et la rapine sont peu nombreux.

Les partis politiques étaient tellement ostracisés que l’idée de s’autodissoudre paraissait comme un baroud d’honneur qui pouvait aussi alerter sur la régression en cours. D’aucuns estimaient que c’était une option pour ne pas servir de façade démocratique à laquelle recourt toujours le pouvoir dans les moments où il est interpellé sur la scène internationale, même si une partie de l’argent du pétrole servait déjà à graisser la patte à travers contrats et commissions à l’échelle internationale.

Ce rappel vaut pour affirmer deux choses essentielles :

-Malgré le cours liberticide qui a prévalu et la marginalisation de l’opposition démocratique, elle a su rebondir pour construire un processus qui a abouti à la conférence historique de Mazafran.

-Malgré les bouleversements induits par la guerre civile, où les courants démocratiques et patriotiques s’étaient rangés, dans leur écrasante majorité, du côté de l’armée, à la fin de cette guerre sanglante, le système politique a choisi de s’appuyer sur les islamistes pour reconstruire le régime qui a dominé le pays avant octobre 1988. C’est pourquoi il a cédé aux différentes chapelles de ce courant des secteurs clés de la vie économique, sociale et sociétale du pays (contrôle de la jeunesse par l’éducation à tous les niveaux, portefeuilles ministériels sociaux, pêche, commerce, laisser-faire dans le secteur informel, etc.).

En effet, dans une atmosphère de glaciation de la vie politique, des partis légaux de l’opposition démocratique ont, en fin de compte, réussi à entretenir et maintenir l’actualité de l’alternative démocratique. Ils ont regroupé autour du thème que la politique en cours est à contre-courant des aspirations à la liberté et à la justice des populations, à contre-courant des intérêts d’un pays dont le potentiel symbolique et les immenses richesses naturelles et humaines le destinaient à devenir une locomotive régionale de progrès. C’est une politique qui mine l’avenir en déstructurant et détruisant le tissu social par la falsification de l’histoire, l’amnésie et la tentative de substituer des modèles qui ont fait faillite ailleurs, comme nous l’avions écrit sans cesse.

Le point de départ du processus qui a abouti à la conférence de Mazafran est la fin du troisième mandat de l’ancien chef de l’État et la volonté affirmée du clan de le présenter à un nouveau mandat malgré son impotence avérée. C’est la proclamation de la Coordination nationale pour les libertés et la transition (CNLTD) pour marquer un boycott actif de cette élection de 2014.

Indépendamment du travail fourni par les acteurs de l’initiative pour regrouper l’essentiel des partis, syndicats, associations et personnalités qui s’opposaient à la dérive autoritariste du pouvoir et à la généralisation de la corruption à tous les niveaux, il était important, sinon primordial, pour un gage de réussite, que ces acteurs ne sortent pas du néant ou simplement tapis dans l’ombre jusque-là.

Acteur majeur de ce regroupement, le RCD, en particulier, offrait une identité affirmée voire acérée pour l’option démocratique et un incontestable passeport politique. Les anathèmes fabriqués par les officines et le courant islamo-baathiste pour le couper des couches progressistes, un temps majoritaires dans le pays, ne sont pas venus à bout du combat et des convictions de ses cadres et militants pour porter à bout de bras la laïcité de l’État, l’égalité en droits et la refondation de l’État par la régionalisation, afin que les institutions soient proches des populations et des standards démocratiques.

Contraint d’autoriser cette conférence, qui énumère les conditions d’une transition pacifique consensuelle, le pouvoir a montré, à son corps défendant, aux populations et au monde que, d’une part, il n’a de soutien interne qu’une administration clientélisée et un conglomérat d’abonnés à la rapine. D’autre part, l’existence d’une opposition crédible et capable de compromis pour une alternative qui instaure graduellement les conditions et les préalables démocratiques pour donner la parole au peuple algérien dans des conditions acceptables pour tous.

Lors de Mazafran II, la mobilisation était moins importante. Le premier regroupement, même réussi, a donné naissance à une structure non centralisée. Notre volonté, en tant que parti politique, de doter ce cadre d’un règlement intérieur n’a pas pu venir à bout de la multitude, que le maintien d’une structure ouverte et lâche arrangeait vraisemblablement pour différentes raisons. Une aubaine pour la police politique qui a fait le reste.

Mais la guerre à l’intérieur du système, dans ce quatrième mandat (déjà de trop), n’a épargné personne, y compris celui que beaucoup présentaient en privé comme le « Reb Lzair » et ses amis. La rupture dans les codes de conduite de hauts responsables marquera la veille du mouvement de 2019.

Dans ce mouvement inédit par son ampleur et son caractère unitaire et pacifique, en particulier durant les premiers mois, le commandement militaire, seule structure plus ou moins opérationnelle après vingt ans d’une politique d’allégeance nourrie par la corruption et la destruction de tout cadre autonome, ne voulait voir émerger aucune structure qui pourrait se revendiquer du contenu de la plateforme de Mazafran, laquelle en vérité concentrait l’essentiel des revendications de la rue.

Le mouvement s’est heurté à plusieurs manœuvres, y compris des agressions d’acteurs politiques lors des marches, pour faire croire à l’opinion que la rue rejette tel ou tel, et, en fin de compte, toute direction politique.

Cette opération de division trouve sa première expression dans la réunion d’Aïn Benian, parrainée par le chef de l’état-major, pour marginaliser le Pacte pour l’alternative démocratique (PAD), seul porteur d’un projet d’alternative crédible, et dans l’irruption de la Badissiya et son corollaire « zéro kabyle ». La succession des événements dans cette période reste largement à écrire.

Dans tous les cas, la proximité de la conférence de Mazafran, très largement couverte dans sa préparation, son déroulement et les regroupements qui étaient tenus par la suite, surtout par des médias internationaux, ne pouvait qu’avoir une influence, même modérée, sur la nature des marches, leur caractère pacifique et unitaire. L’analyse de cette influence et d’autres aspects de la conférence reste à faire sereinement, loin des polémiques et affirmations de conjoncture.

Et maintenant ?

Après le coup de force du 12 décembre 2019, le pays est aux prises aujourd’hui avec une crise autrement plus grave. Les règlements de comptes quasi publics dans tous les organes de sécurité et, plus généralement, dans l’appareil de l’État, dont une bonne partie du personnel récemment en poste est entre les mains de l’appareil judiciaire, posent une seule question : s’agit-il d’une nuit des longs couteaux ? Rien ne l’exclut, du moment que le rejet populaire de toutes les consultations organisées par les gouvernants est absolu. Aucun autre scrutin, dans ces conditions, ne peut constituer une voie d’arbitrage aux yeux de tous.

Les centaines de prisonniers politiques et d’opinion, la criminalisation de toutes les activités autonomes et le contrôle des populations par la police politique au moyen du couple répression/promotion d’un rigorisme religieux n’y changent rien, en fin de compte.

Les urgences deviennent encore plus pressantes, après chaque réveil, pour ceux — certes de moins en moins nombreux — qui continuent à réciter la litanie d’une « Nouvelle Algérie ». Lorsque la fuite, l’évasion ou l’exil ne semblent plus être l’apanage des opposants déclarés au régime, pour ne pas subir l’arbitraire, la peur est partout. Autrement, il y a longtemps que la harga, sous différentes formes (visas d’études, visas touristiques sans retour, traversée par mer dans des embarcations de fortune), s’est imposée comme un projet de vie — pas uniquement pour la jeunesse. Un « vol qui peut », en quelque sorte.

La fin de cette « non-gouvernance » est inéluctable. Stopper cette dérive pour un changement ordonné relève du seul pouvoir, et cela reste toujours possible.

Sauvegarder les structures politiques pour éviter le chaos est de la responsabilité de tous. Ceux qui « militent » pour la disparition des partis et organisations, au motif d’isoler encore davantage le pouvoir, doivent savoir que cette opération n’est pas à somme nulle.

Le vide ne peut engendrer mécaniquement une plus grande pression pour amener le pouvoir à changer ses paradigmes. Par contre, il va engendrer à coup sûr la perte de repères construits par les sacrifices de générations entières.

Pour le reste, le régime s’accommoderait bien d’une opposition basée uniquement à l’étranger. Coincée, en termes de communication, dans les mailles d’une faune d’«influenceurs » attitrés, absente donc sur le terrain, elle ne peut que recourir à des manifestations sporadiques, la plupart du temps en vase clos.

Ouamar Saoudi, ancien député

Secrétaire national du RCD aux relations internationales

La tribune est publiée par son auteur sur les réseaux sociaux.

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