L’ouvrage, « Etats-nations contre minorités », est le fruit d’une série de conférences, de séminaires et d’échanges que le Forum de Solidarité Euroméditerranéenne (Forsem) organise depuis 2011 à l’École Normale Supérieure (ENS) et à l’Institut d’Études politiques de Lyon (IEP) sur les crises plus ou moins violentes qui secouent certains pays de la rive sud de la Méditerranée.
Une dizaine de communications sont tenues chaque année à mi-chemin entre le niveau académique et le grand public. Les thèmes traités s’attachent à des problématiques sur l’histoire, la Méditerranée, le fait colonial et postcolonial, l’islamisme, les langues, la culture… que des chercheurs ayant des travaux sur ces thématiques exposent devant un public composé d’étudiants, d’enseignants, d’associatifs, de syndicalistes, de citoyens…
Plus exactement, cet ouvrage est le recueil des communications présentées lors d’un séminaire organisé par le Forsem les 18 et 19 avril 2014 sur le thème Les nouveaux enjeux de la question amazighe en Afrique du Nord et au Sahel en partenariat avec l’ENS et l’IEP de Lyon d’une part. Et, d’autre part, de plusieurs conférences que le Forsem a organisées sur les « printemps arabes », les questions kurde, chrétiens d’orient, berbère, d’islam, du sahel… et des crises qui secouent les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord.
Ces rencontres ont d’autant plus le mérite d’éclairer un débat confus, passionnel et souvent empreint de subjectivité qu’elles enrichissent la réflexion sur ces sujets sensibles. Et à plus forte raison que les différentes situations abordées sont traitées par des chercheurs, dont la connaissance est non seulement nourrie par leurs savoirs académiques, mais aussi par leurs expériences et observations de terrain puisqu’ils sont soit originaires de ces pays soit ils y ont effectué des séjours de recherche. Les questions et les débats que ces conférences suscitent n’ont rien perdu aujourd’hui encore de leur intérêt.
Au-delà de la reconnaissance officielle à laquelle elles aspirent, les minorités ethnolinguistiques et confessionnelles soulèvent au fond une question politique d’importance tenant aux conditions historiques et politiques de la mise en œuvre du concept d’État-nation par les puissances mandataires (France et Royaume-Uni) au Moyen orient au début du XXe siècle.
Un contexte d’après Grande guerre marqué par l’accord secret Sykes-Picot de 1916 et les accords de San Remo (Italie) en 1920, portant sur le partage des provinces arabes de l’Empire ottoman. Puis le concept d’État-nation est transposé au lendemain des indépendances au cours de la deuxième moitié de de la décennie 1950 et le début des années 1960 dans les pays d’Afrique du Nord.
La rétrospective historique privilégiée par les auteurs permet de saisir la manière dont ce concept est interprété par ces contextes d’accueil. Autrement dit, tout concept politique ou juridique, transposé d’une société à une autre, subit nécessairement une sorte de mutation inventive de nature à lui permettre d’y être efficacement implémentée.
L’idée d’État-nation a pris son essor dans la rive sud de la Méditerranée entre les deux guerres en s’inspirant des nationalismes européens. La réception de ce modèle dans des contextes où la culture démocratique et la tradition d’État de droit sont faiblement établies, ne s’est pas faite sans heurts, ce concept peine à s’y adapter et tend à l’hégémonie, voire à l’exclusivité linguistique, culturelle et confessionnelle. Il n’est dès lors point aisé d’y garantir aux minorités un statut social et juridique à la hauteur de leurs attentes.
A contrario sur le plan international portant précisément sur la protection des réfugiés et des minorités, cette question connaît un intérêt certain. Le Haut-Commissariat aux Réfugiés (HCR), ainsi que d’autres organismes onusiens et des organisations internationales (ONG) de défense des droits humains s’intéressent depuis, notamment l’adoption de la convention de Genève relative au statut des réfugiés du 28 juillet 1951, aux minorités et aux violences dont leurs membres sont souvent victimes en vue de leur protection dans d’autres États quand ils sont persécutés et contraints de fuir leurs pays.
La Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques, adoptée par l’Assemblée générale des Nations-unies[1] le 18 décembre 1992, oblige les États à protéger l’existence et l’identité nationale ou ethnique, culturelle, religieuse ou linguistique des minorités, sur leurs territoires[2].
Aussi, parce que les peuples autochtones ont un lien historique fort, remontant à des temps immémoriaux avec leurs terres et dont les ancêtres y sont généralement les primo habitants, depuis 2001 la Commission des droits de l’Homme des nations unies a nommé un Rapporteur spécial sur les droits des peuples autochtones dans le cadre du système des mécanismes thématiques relevant des procédures spéciales.
Malgré la ratification par nombre d’États de la rive sud de la Méditerranée des traités internationaux garantissant l’égalité des citoyens, l’interdiction de toute discrimination, la liberté d’opinion, de conscience et de religion[3] et des droits collectifs aux peuples autochtones[4], les minorités sont souvent l’objet de discrimination et d’oppression en raison de leur différence ethnique, linguistique ou religieuse. Et la différence dans la répression se traduit souvent en une différence de degré plus que de nature.
Leur exclusion du cadre étatique et la crainte de disparition à terme qu’elles éprouvent les incitent à adopter une attitude de résistance par instinct de conservation. Et l’on est tenté, dans les situations de forte pression qu’exercent les forces centrifuges, d’inverser le constat selon lequel l’État-nation est mis à mal par ses minorités nationales.
Parce qu’ils sont porteurs d’un projet d’homogénéisation nationale autoritaire, pour réduire les différences intrinsèques à toute nation, les États-nations agissent d’abord sur le présent par la répression tantôt abrupte et tantôt subtile et ensuite sur le futur en adoptant des politiques culturelles d’assimilation radicale et quelquefois violentes et dont la finalité est de parvenir par un processus long d’acculturation sinon à l’extinction des minorités du moins à les réduire à leur plus simple expression.
L’homme et le groupe ethnique, culturel ou religieux auquel il appartient, devant être en principe la priorité absolue et la valeur suprême dans toute organisation sociale et politique, sont sommés, parce qu’ils sont différents du groupe majoritaire, c’est-à-dire la « norme », de s’effacer, de s’absoudre pour satisfaire à une fiction juridique, à un construit social, l’État-nation, alors que, au contraire, c’est à ce dernier de s’adapter et de préserver l’humain dans son milieu dans ses différences et sa diversité.
La racine unique, soulignait le romancier et philosophe Édouard Glissant, élimine son entourage, elle est sectaire et intolérante. Il lui préfère celle de rhizome, d’identité-relation, de racine qui pousse à la rencontre d’autres rhizomes et qui s’étend sans les détruire et sans se renier. Il considère que les identités dynamiques et ouvertes sont une clé pour penser notre futur.
Par le monopole et la gestion directe que ces États exercent sur de nombreux domaines impactant, notamment les espaces de représentation symbolique, les secteurs aussi structurants que l’éducation, la culture, les médias, l’information, l’enseignement de l’histoire, de l’islam, des langues… les États-nations maîtrisent et orientent les dynamiques qui changent les sociétés en profondeur en quelques générations. Ils œuvrent souvent pour que ces communautés soient assimilées ou combattues.
Or l’assimilation ne doit concerner que des personnes ou des groupes de personnes étrangères qui immigrent dans un pays pour s’y fixer de façon durable ou définitive. Ce processus est d’autant plus inapproprié pour des populations établies dans un pays pendant plusieurs siècles qu’elles comptent, pour certaines, plusieurs millions de personnes.
Le mode d’assimilation radical et autoritaire adopté est bien souvent générateur de conflits, voire de violence. L’homogénéisation de la nation n’a de chances d’aboutir sans heurts que si le processus social d’assimilation et le modèle d’ensemble mis en œuvre par l’État sont attractifs. Autrement dit, le système d’enseignement, la langue, l’enseignement de l’histoire, le récit national, la culture instituée… sont attachants, et la culture et l’identité des minorités sont reconnues et valorisées, cette reconnaissance est de nature à susciter leur adhésion volontaire et leur loyauté à un État qui les reconnaît.
Ce sont autant de questions cruciales à la fois ancienne et d’actualité que cet ouvrage, présentant le mérite d’être écrit à plusieurs mains, soulève et que la recherche académique a laissé en friche dans les pays concernés, alors qu’elles revêtent un intérêt humain, juridique et politique certain. En effet, la question de l’État-nation en rapport avec les minorités renvoie sur le plan juridique à l’effectivité problématique des droits individuels et collectifs souvent garantis par les constitutions desdits États et dont l’obligation que ces droits soient respectés leur échoit.
Sur le plan politique, la question des minorités constitue avant tout un enjeu démocratique : le respect des différences au premier rang desquelles les minorités culturelles et confessionnelles est un indicateur incontestable du niveau de liberté dans une société.
Aussi, elle lève le voile sur les difficultés auxquelles ces pays sont confrontés pour construire des États fiables articulés sur des nations, plurielle par essence, et donc en harmonie avec les minorités nationales. Ces difficultés tiennent pour l’essentiel à une articulation déséquilibrée entre nation et État au profit de celui-ci et à la signification que recouvre ce concept d’emprunt, d’une teneur fortement politique et sociologique, réinterprété par son contexte d’accueil dans un sens ethno-religieux. Si bien qu’il est compris non pas comme un construit social, un construit de l’histoire, mais comme un donné. Son contenu, pénétré par l’élément religieux, a donc changé, mais sa coquille est restée telle quelle.
Partout dans ces pays l’articulation de la nation à l’État est bancale, cette construction inachevée mérite donc d’être repensée. Mais cette difficulté d’articulation entre État et nation ne singularise pas les pays de la rive sud de la Méditerranée. La construction de l’Union européenne comme entreprise de dépassement de l’État-nation remet en cause la tradition politique solidement ancrée dans certains pays, au premier rang desquels figurent la France, en ce sens que l’Union européenne cherche à dépasser le modèle où la nation est l’unique dépositaire de la souveraineté pour évoluer vers un système à structure complexe dans lequel le pouvoir s’exerce à différents niveaux.
Enfin, pour la plus grande commodité des lecteurs et la satisfaction légitime de la curiosité d’un large public sur une question peu connue, mais qui revêt à plus d’un titre un caractère d’actualité, le Forsem a voulu faire œuvre utile en rassemblant ces communications dans cette publication particulièrement bienvenue.
Kenza Sefrioui, directrice des Éditions En toutes lettres de Casablanca, a accueilli avec enthousiasme et s’y est très investie pour mener à terme ce projet éditorial, qu’elle en soit ici sincèrement remerciée.
Tahar Khalfoune
Sommaire
À la mémoire de l’historien Gilbert Meynier par Tahar Khalfoune
Préface – Tahar Khalfoune
Tahar Khalfoune, La nation : d’une approche organique à une conception citoyenne.
Aomar Boum, La question juive dans le Maroc contemporain : continuité et changement.
Salem Chaker, Algérie/Maroc, la « nouvelle politique berbère » : apparences et réalités.
Antonio M. Morone et Chiara Pagano, Lybie : Les Berbères du Jebel Nefousa dans la Libye d’après Kadhafi : une perspective historique.
Clément Steuer, Égypte, le rôle politique des minorités.
Akram Kachee, Y a-t-il des minorités en Syrie ? Un bref paysage des communautés syriennes.
Hamit Bozarslan, Irak, Iran, Syrie, Turquie : les dynamiques de la violence au Kurdistan, XIXème-XXème siècles.
Pour en finir avec les approches jacobines, Tahar Khalfoune
Bibliographie
[1] Résolution n° 47/135 du 18 décembre 1992.
[2] Article 1er.
[3] Articles 7 et 18 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme.
[4] Articles 1, 2 et 3 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU le 13 septembre 2007.