Entre autres souvenirs qui affleurent de la mémoire, ceux de l’enfance. Nous étions, à l’indépendance, heureux de nous découvrir alors libres au sortir de la longue nuit coloniale; ce, même si notre soif de culture n’eut qu’un faible écho favorable.
Star. Tel était le nom de ce cinéma où nous nous réunissions pour la vente et l’achat des illustrés. Nous étions pour la plupart à l’école primaire. En face, il y avait le marché de Sétif. Un lieu où l’hygiène était alors le souci cadet des marchands de légumes et des bouchers d’alors. Une odeur indescriptible y régnait. La viande inaccessible pour beaucoup d’entre nous pendait, accrochée par des esses. Sans véritable réfrigération. Les légumes et les fruits étaient posés à même les étals. Parfois en leurs cageots. Les prix défiaient le pouvoir d’achat de nos pères qui trimaient souvent dans des chantiers comme manœuvres ou maçons, payés à la quinzaine. Pour beaucoup d’entre nous, nous avions depuis longtemps apprivoisé la pauvreté atavique. Elle devint, si je puis dire, notre campagne d’infortune !
Cette période fut des plus marquantes. J’y débutai ma carrière d’adolescent. Je fus parmi ceux de mes camarades de lycée qui, privés de vacances, passèrent leur temps à rêvasser à l’ombre du marché. Par moments, il nous arrivait de voir un film à l’affiche. Le plus souvent, il s’agissait de westerns et de films indiens -nous disions hindous-. Il est vrai que j’y ai été habitué.
Mon premier film fut L’homme qui tua Liberty Valence avec John Wayne ; c’était un billet qui m’a été offert par l’école, ainsi qu’à d’autres de mes camarades de classe. Il nous arrivait aussi de nous rendre en bande au ftaïri tunisien pour y prendre un beignet avec du thé. Comme nous partions parfois au souk situé à un autre lieu pour prendre un bol de soupe, avec une cuillère d’huile d’olive, chez Hamma.
Au souk, nous écoutions émerveillés les contes de troubadours venus d’ici ou là. Nous nous laissions bercer par ces magiciens de la parole. Leurs mots choisis pour raconter leurs histoires nous subjuguaient ; nous riions de bon coeur. Ce souk fut tout simplement rasé et ses troubadours privés de parole ! Etaient-ils donc si subversifs ? Et que n’a-t-on remplacé ce lieu de la culture populaire par quelques flamboyants centres culturels où tout un chacun pouvait mettre en avant son talent ? Raser et priver, il en restera toujours quelque chose. Au moins quatre décennies après, ma mémoire se réconforte de leurs souvenirs.
Il arrivait, par moments, qu’il y ait de la zizanie entre nous, de nous quereller à propos de notre commerce des illustrés lorsque nous ne parvenions pas à nous entendre sur l’achat et la vente auprès de certains de nos camarades d’infortune. Il me souvient d’un jour où j’ai emprunté une modeste somme d’argent à l’une de nos voisines que j’approvisionnais en romans-photos, quelques khamasine douros, deux cent cinquante dinars sans doute.
Deux à trois mois après, non seulement j’avais rendu à celle-ci son dû, mais j’ai épargné l’équivalent d’environ mille dinars ; ce qui me permit de m’acheter des vêtements neufs pour la rentrée et de régler l’assurance scolaire.
Lorsque je me remémore ces instants, j’ai immanquablement en tête une forte lumière d’un ciel bleu aveuglant. C’était souvent l’été qui me venait à l’esprit. Indépendamment de cette indigence que je partageais avec d’autres, nous étions épargnés par notre insouciance. Nous étions encore des gamins en adolescence, loin de nous douter que ce monde renfermait bien des secrets incommensurables. Et que nous ne pourrions un jour espérer en connaître qu’une infime partie…
Pour l’heure, nous nous amusions. Nous nous querellions gentiment de temps à autre, ayant au fond conscience que la solidarité devait être de rigueur entre nous. Nous nous interrogions souvent sur nos conditions d’existence et le peu de cas que nous représentions pour nos gouvernants du moment. Des discussions souvent passionnées avaient lieu avec les mots de tous les jours. Des mots simples pour tenter de percer les lourds secrets de la vie.
L’été durant, nous nous voyions à notre quartier général, le cinéma Star, devenu depuis un centre commercial. La saugrenue décision ! Réduire la culture pour l’alimentation. Nous avons faim de cinéma, même si c’est le rêve qui nous est servi. Au moins, nous pouvions échapper aux mensonges qui nous étaient serinés par ceux-là mêmes qui se sont drapés dans une légitimé historique -pour certains usurpée et devenue depuis obsolète- pour nous voler nos destinées.
Sans que nous ayons eu la moindre occasion, en quelque lieu que ce soit, pour exprimer nos doléances. Et, Dieu seul sait, que nous en avions. Surtout en qualité de candidats à la vie adulte dans un pays libéré des contingences coloniales.
Souvent chez nous, nous nous contentions de pain avec des oranges, voire de la kesra avec du gazouz. Nous n’en faisions aucun drame. Et pour cause, nous subissions notre sort. Privés d’expression dès notre prime jeunesse, nous allions mesurer davantage cette frustration. Il est vrai que lorsqu’on a peu conscience de son sort lié à la fois aux séquelles et des affres d’une guerre et à la politique menée en nos noms, on se sent moins brimé ; nous en connaissions peu à l’époque, à part le mythique Ferhat Abbas et sa pharmacie au coin de la Rue Vallée (on disait rivali). Il n’empêche que nous rigolions bien de nos petits malheurs.
Qui se souciait alors de notre quête de savoir. Aucune bibliothèque pour nous accueillir l’été pour étancher cette soif. Nos parents étant hélas souvent illettrés, voire même analphabètes pour certains, nos consciences étaient livrées aux films spaghettis dont on se demandait toujours si le héros allait mourir à la fin et les films hindous dont nous nous régalions par les chants et danses. Quelle tristesse pourtant ! Quel gâchis à coup sûr !
Il est vrai que le pays, au sortir d’une guerre dévastatrice, était en pleine reconstruction. Et, sans coup férir, des citoyens avisés et malins en diable avaient su investir les villas laissées vacantes. Bradées à des prix défiant toute concurrence, lorsqu’elles étaient payées ; elles changèrent de propriétaires, ces nouveaux indus s’empressèrent de se faire établir des actes notariés. Et d’adopter la mentalité des anciens colons par leur comportement. Je me rappelle que le fils de l’un d’eux sortait une banane à la main comme pour nous narguer. Et lorsqu’il daignait nous parler, c’était pour nous rappeler sentencieusement que son père -ou son oncle- était capitaine… Il est vrai qu’à l’indépendance, ce grade valait son pesant d’influence. Nous nous disions alors qu’il n’était qu’une exception. Ce que nous continuons de croire encore
Il est vrai alors qu’à El Combatta, les Combattants, quartier inséré dans la ville en une suite de villas qui appartenaient alors aux Roumis. Le must alors en matière d’habitat. Quant à nous, autochtones et indigènes, nous étions logés à la même enseigne que beaucoup d’autres Djazaïris, c’est-à-dire de façon sommaire. Vu les revenus d’alors, nous avions droit à une chambrée dans une grande maison dont le propriétaire, Kaddour passait avec un guide, du fait de sa cécité, pour réclamer son loyer. Gare aux retardataires car les menaces d’expulsion étaient à portée de parole. La sévérité n’était pas le moindre de ses caprices. Allah ysamhou.
La vie y était réglée de la façon la plus traditionnelle, les femmes à la maison -occupant le dedans- et les hommes vaquant aux affaires du dehors. Il y avait là, parmi nos voisins immédiats, Mohammed Lèqbaïli, appelé ainsi du fait de ses origines berbères, et sa femme Fatma. Elle ne revit son époux que quelques années après l’indépendance du pays si bien qu’elle vécut seule avec ses deux petits enfants. Et une anecdote ô combien douloureuse me revient à l’esprit. Je la revois assise près de la porte de sa piaule en train de me quémander un quelconque service lorsqu’un homme cria dès le seuil de la porte d’entrée principale, comme de coutume alors, Etrig pour libérer la route, et de s’engouffrer dans le long corridor de la maison collective où nous logions tous.
Comme les femmes mariées ne devaient pas se laisser voir, elle ferma précipitamment sa porte alors que j’avais mes doigts posés sur la porte entrouverte si bien qu’elle se referma brutalement sur mes doigts. Je sautais au plafond de douleur ; mes doigts en furent ensanglantés. Je vous laisse imaginer les pleurs à chaudes larmes versés ce jour-là du fait d’el hechma, la honte d’être vue par un autre homme.
Nous échouâmes donc dans une grande maison appelée alors hara. Composée de petites chambrées, elles firent à l’époque le bonheur du bâilleur qui les louait à des familles dont le dénuement se mesurait à l’œil nu. Guère d’espace. A l’entrée, plusieurs petites pièces sur une rangée bordée par un couloir d’à peine un mètre.
Hygiène exécrable. Pour une dizaine de familles, parents et enfants, un cabinet de toilettes infect et infesté de souris de jour comme de nuit. Promiscuité imposée. Les gens ne pouvaient avoir quasiment pas d’intimité. Fenêtres minuscules. Certaines chambres avaient des murs aveugles, l’aération étant un luxe. Quatre murs et un sol en ciment. C’est à peine exagéré de qualifier ces chambres de cellules.
Au bout de ce couloir, sorte de tunnel non éclairé, une courette avec d’autres chambres en forme de carré. Identiques dans leur conception que celles du couloir. En l’absence des maris, la petite cour servait aux femmes de lieu de rendez-vous où certaines d’entre elles se retrouvaient pour deviser. Claustrées comme dans un harem. Que de fois, il m’arrivera de les découvrir en train de faire la chasse aux souris échappées de la petite pièce d’un mètre servant de salle d’eau dont la porte fermait mal. Heureusement, quasiment juste en face de notre hara, il y avait un hammam. A même la cour, un semblant d’escaliers menait à l’unique étage où le propriétaire de céans dressait parfois ses quartiers lorsqu’il lui arrivait de visiter ses locataires, souvent pour les tancer à cause de loyers impayés. Avec force menaces.
Au sortir de la longue nuit coloniale, tel est l’espace qui a servi d’univers à toute une flopée de familles qui espéraient exister. Survivre fut le credo quotidien de ces familles. Bien des querelles ont jonché cette promiscuité. Souvent pour des broutilles. C’était une manière de penser son existence.
De panser cette blessure sociale vécue d’emblée dès l’indépendance. Occupés à vaquer à leur profession, les hommes échappaient à ces rixes anodines mais riches de quelques vocables dont enfants nous aurions souhaité nous passer. Ainsi, pour mon père, véritable damné des chantiers, payé à la quinzaine.
Souvent endetté auprès de notre épicier attitré, Hamma. Il me souvient que feue ma mère m’envoyait systématiquement chez lui pour moult courses : dix douros de sucre, dix douros de café, quinze douros d’huile. C’était la chanson de mon enfance. Je répétais la quantité et le nom des denrées voulues par ma mère le long du trajet. Avec sa bonne bouille, Hamma ne manquait jamais l’occasion de sortir son stylo pour ses additions. Tu diras à ton père de passer demain pour me régler, sinon plus de crédits.
Il était notre créancier, mais aussi un peu notre sauveur car sans lui, il était difficile de boucler les fins de mois au vu des maigres salaires de nos parents. Certains étaient toutefois mieux lotis que nous. Surtout que, les mères vaquant aux affaires domestiques, les pères échappaient aux draconiennes contraintes des chantiers. Si bien qu’ils leur arrivaient de sortir parfois avec un fruit à la main. Suprême bonheur pour un gamin d’alors
Le credo de nos parents ? Faire réussir leurs enfants par l’école, chkoula. Pour certains d’entre eux, ils ne purent hélas voir leur progéniture réussir ce fou pari d’en faire autre chose que de la chair à chantiers…
Ammar Koroghli