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Fatsah Ouguergouz : « Ce projet de constitution n’est qu’une ébauche perfectible »

ENTRETIEN

Fatsah Ouguergouz : « Ce projet de constitution n’est qu’une ébauche perfectible »

Le juge Fatsah Ouguergouz, membre de la Commission internationale de Juristes (Genève, Suisse) et ancien vice-président de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (Arusha, Tanzanie) a accepté de porter un regard critique sur le projet de Constitution rendu public le 7 mai dernier, et ce dans le strict respect du secret des délibérations auquel il se sent tenu en sa qualité d’ancien membre du Comité d’experts chargé de formuler des propositions pour la révision de la Constitution. Rencontre.

Le Matin d’Algérie : A quoi sert une constitution dans un pays ?

Fatsah Ouguergouz : C’est la Loi fondamentale d’un pays. Elle est la traduction juridique par excellence du contrat social choisi par un peuple, le reflet de son identité et l’instrument de régulation des pouvoirs. Elle garantit notamment des droits et libertés aux citoyens et prévoit les modalités de leur protection. La Constitution pose les fondations d’un État de droit un peu à l’image d’un code de la route qui vise à empêcher le chaos et le règne de l’arbitraire sur les routes. Socle juridique du «vivre-ensemble», la constitution tire sa force de son contenu et sa légitimité de l’adhésion pleine et entière des citoyens à ce même contenu. On se souviendra de la formule du Professeur français Guy Carcassonne: «Une bonne Constitution ne peut suffire à faire le bonheur d’une nation. Une mauvaise peut suffire à faire son malheur».

Le Matin d’Algérie : En général, en dehors de révolutions, quelle est la fréquence normale des révisions constitutionnelles?

Fatsah Ouguergouz : Il n’y a pas de fréquence normale. Par exemple, la Constitution suisse de 1874 n’a été amendée pour la première fois qu’en 1999, soit plus de cent ans après son adoption. La Constitution française de 1958 a pour sa part été révisée 24 fois depuis son adoption. Une constitution ne peut pas tout prévoir et est donc loin d’être une œuvre achevée.

Le Matin d’Algérie : En Algérie, les révisions sont très fréquentes au point que l’on a impression que chaque président veut sa propre constitution. Est-ce que cela est normal ?

Fatsah Ouguergouz : Dans la vie constitutionnelle d’un pays, il n’y a pas de normalité ou d’anormalité. La révision partielle ou totale d’une constitution peut parfois s’avérer nécessaire pour répondre à de nouvelles donnes politiques ou sociales. La révision doit être nécessaire et faite de manière réfléchie. Une constitution doit posséder une certaine «masse critique» en termes de protection des droits fondamentaux de l’individu et de contre-pouvoirs; mais elle doit surtout être effectivement appliquée et respectée. Sa mise en œuvre effective dépend de l’effectivité des institutions qu’elle prévoit. En Algérie, on ne peut pas vraiment parler d’instabilité constitutionnelle mais plutôt d’une ineffectivité de la Loi fondamentale.

Le Matin d’Algérie : Le nouveau président vous a invité à siéger dans le comité d’experts chargé de formuler des propositions pour la révision de la Constitution sensée poser les jalons d’une nouvelle Algérie. Connaissant votre adhésion aux revendications du Hirak, pourquoi avez-vous accepté cette mision?

Fatsah Ouguergouz : Quand le président du Comité d’experts m’a proposé de les rejoindre, j’ai d’abord hésité puis j’ai estimé qu’il fallait accorder une chance à ce processus et que ce comité pouvait s’avérer être une alternative possible à la convocation d’une assemblée constituante exigée par le Hirak.

La lettre de mission du Président Abdelmadjid Tebboune autorisait en effet une certaine liberté de manœuvre au Comité. Le Président a proposé 7 grands axes de réflexion tout en précisant qu’il laissait la porte ouverte à d’autres propositions «allant dans le sens de l’approfondissement de l’État de droit […] de manière à répondre adéquatement aux préoccupations citoyennes exprimées notamment par le mouvement populaire». Nous avions donc toute latitude pour traduire les revendications essentielles du Hirak dans le projet de Constitution. Mes anciens collègues et moi-même n’avons cependant pas fait la même lecture de notre mandat.

L’exposé des motifs qui accompagne le projet de Constitution indique par exemple que le Comité aurait outrepassé sa mission s’il avait limité les pouvoirs du Président de la République en instituant un Chef du Gouvernement avec un programme propre, en supprimant le tiers présidentiel dans la composition du Conseil de la Nation ou en envisageant un régime parlementaire. J’estimais pour ma part qu’il revenait au Comité de décider de ces questions et de toutes les autres qui sont de nature à «permettre la rénovation de modes de gouvernance à tous les niveaux de responsabilité et particulièrement au niveau des plus hautes institutions de la République» comme indiqué dans notre lettre de mission. J’espérais donc que le Comité exploiterait au maximum les termes de son mandat.

Le Matin d’Algérie : Vous avez démissionné avant même que le projet ne soit rendu public. Pourquoi ?

Fatsah Ouguergouz : Je ne souhaitais pas être associé à un projet ne contenant pas de véritables marqueurs de changement. Le Comité a procédé à un certain nombre d’amendements de la Constitution actuelle, dont il ne faut pas sous-estimer l’importance. Mais ces derniers ne touchent pas aux questions essentielles. A défaut de pouvoir joindre mes observations personnelles au rapport final, j’ai préféré démissionner plutôt que de taire mes convictions profondes.

Le Matin d’Algérie : Le contenu du projet rendu public vous conforte-t-il dans votre choix ?

Fatsah Ouguergouz : Absolument. Je persiste à dire que ce projet s’inscrit dans la continuité de la Constitution actuelle et ne contient pas les changements majeurs qui permettraient à notre pays d’entrer dans une phase nouvelle de son existence. Ce projet ne contient pas les germes de l’Algérie nouvelle réclamée par le Hirak et promise par le Chef de l’État.

Le Matin d’Algérie : Pourtant, des voix saluent des «changements majeurs» ?

Fatsah Ouguergouz : Certes, ce projet réalise des avancées significatives dans certains domaines. En matière de libertés individuelles, par exemple, en ce qui concerne notamment les libertés de réunion, de manifestation et d’association (articles 52, 53 et 57). Il renforce également le pouvoir de contrôle du Parlement sur l’action du Gouvernement. Le Parlement pourra par exemple interpeler le Gouvernement sur l’état d’application des lois (article 165). Le projet consacre également l’inamovibilité des juges (article 178) et l’obligation pour ceux-ci d’appliquer non seulement les lois mais également les traités internationaux ratifiés par l’Algérie et les décisions de la Cour constitutionnelle (article 177). Il autorise également les citoyens à présenter aux pouvoirs publics des pétitions sur des questions d’intérêt général ou des atteintes à leur droits fondamentaux (article 81); il interdit le cumul de fonctions publiques et d’activités privées (article 23), limite à deux le nombre de mandats parlementaires (article 127) et prévoit la publicité du rapport de la Cour des comptes (article 208).

Il s’agit toutefois là de changements périphériques qui ne font pas droit à une des revendications principales du Hirak, à savoir l’instauration d’un État civil. A ma connaissance, aucun commentateur ou média n’a pour l’heure relevé cette omission flagrante et j’en suis étonné.

Le Matin d’Algérie : Justement que pensez-vous du fait que ce point si important soit éludé ?

Fatsah Ouguergouz : La lettre de mission invitait le Comité à «élargir son champ de réflexion à d’autres sujets relatifs au fonctionnement de nos institutions et de notre vie politique» aux fins d’approfondir l’État de droit. L’État de droit est une notion complexe mais sa composante essentielle est la légitimité du pouvoir.

Alors que, formellement, le «peuple» algérien est «la source de tout pouvoir» (articles 7 et 8 de la Constitution), il existe en réalité une cohabitation très problématique entre un pouvoir formel (constitutionnalisé) et un pouvoir réel (non constitutionnalisé). Ce pouvoir politique, qui ne dit pas son nom, n’est soumis à aucune forme de contrôle ou de contre-pouvoir.

Le préalable pour l’avènement d’une «nouvelle République» serait la consécration de la primauté du politique sur le militaire et du caractère civil de l’État algérien, qui est une des revendications majeures du Hirak. L’ancrage juridique de ces deux principes dans la Loi fondamentale me paraissait donc primordial car, selon moi, c’est là que réside la matrice de l’Algérie nouvelle. Pour mémoire, le Congrès de la Soumman du 20 août 1956, qui a posé les fondations de l’État algérien moderne, avait consacré ce principe de la primauté du politique sur le militaire. Pour marquer une véritable rupture avec la Constitution actuelle, le projet ne pouvait pas faire l’impasse sur cette question et aurait pu proposer que son article 1er proclame que: «L’Algérie est un État civil, libre et démocratique. Elle est une République une et indivisible».

Le Matin d’Algérie : Avec le Hirak la façade civile du pouvoir militaire s’est effondrée. Est-ce que l’on cherche à la reconstruire avec ce projet ?

Fatsah Ouguergouz : La période qui a suivi la destitution du Président Bouteflika a révélé au grand jour la prééminence des acteurs militaires sur les acteurs civils dans la gouvernance du pays. Le projet de Constitution n’aborde cependant pas cette question fondamentale des relations entre le pouvoir militaire et le pouvoir civil. L’article 30 du projet est calqué sur l’article 28 de la Constitution actuelle qui dispose que l’Armée Nationale Populaire a pour mission «la sauvegarde de l’indépendance nationale et la défense de la souveraineté nationale», ainsi que «la défense de l’unité et de l’intégrité territoriale du pays». Cette disposition ne confère aucun rôle à l’armée dans la gouvernance du pays et il aurait donc été souhaitable que le projet lève toute ambiguïté en la matière en consacrant la primauté du politique sur le militaire et le caractère civil de l’État comme l’a par exemple fait la Constitution tunisienne dans ses articles 2 et 49.

Le Matin d’Algérie : Comment expliquez-vous «ce maquillage outrancier» ?

Fatsah Ouguergouz : J’ignore les raisons qui ont conduit le Comité à faire preuve de conservatisme voire d’autocensure dans l’examen de certaines questions fondamentales. Il ne me paraît pas approprié de faire un procès d’intention à qui que ce soit. Ce projet n’est toutefois qu’une ébauche perfectible comme l’a indiqué le Président de la République et j’espère que les propositions qui pourraient être faites dans le cadre de la consultation populaire seront effectivement prises en considération dans le texte final.

Le Matin d’Algérie : La presse a beaucoup parlé de ce projet, mais force est de constater que les approches restent superficielles. Malgré les promesses du président de s’écarter des superpouvoirs, mis à part, la création du poste de vice-président, les pouvoirs restent très concentrés entre ses mains. Quelle appréciation en faites-vous ?

Fatsah Ouguergouz : Ce que je peux d’emblée faire observer, c’est que contrairement à ce que suggère l’aide-mémoire qui accompagne le projet, les pouvoirs du Président de la République n’ont pas été réduits. Ils ont plutôt été renforcés. Pour s’en convaincre, il faut lire le texte du projet de Constitution et pas seulement l’aide-mémoire. Sauf erreur de rédaction, l’article 146 du projet prévoit que le Président de la République pourra désormais adopter des ordonnances non seulement en cas de vacance de l’Assemblée Populaire Nationale mais également «en cas d’urgence», urgence dont l’existence relèvera bien entendu de la seule appréciation du Président.

Aux termes du projet, le Président de la République conservera: le portefeuille de la défense et le pouvoir de nommer le Chef du gouvernement et de mettre fin à ses fonctions (article 95), le pouvoir de nommer aux emplois civils et militaires de l’État tels le premier Président de la Cour suprême et le Président du Conseil d’État (article 96), le pouvoir de dissoudre l’Assemblée Populaire nationale (article 156), la totalité du pouvoir réglementaire (l’article 95 le prévoit maintenant expressément), le pouvoir de recourir au référendum (article 96), le pouvoir de désigner un tiers des membres du Conseil de la Nation (article 126), la présidence du Conseil supérieur de la Magistrature (article 187) et l’initiative d’une révision constitutionnelle (article 230). Le projet de révision ajoute à ses pouvoirs en lui conférant expressément le pouvoir de décider «de l’envoi de troupes à l’étranger» (article 95), de nommer à d’autres «organes de contrôle» tels que les «membres dirigeants des autorités de régulation» (article 96), le Président de la Cour des comptes (articles 96 et 208 (4)) et celui de la toute nouvelle Cour constitutionnelle (article 194).

Par ailleurs, la «consolidation de l’institution du Chef de Gouvernement» annoncé dans l’aide-mémoire ne trouve aucune traduction dans le projet de Constitution; celui-ci n’opère en effet aucune redistribution des pouvoirs du Président de la République en faveur du Chef du Gouvernement, sauf en cas de cohabitation.

Enfin, le projet confère au Président le pouvoir de désigner un «Vice-Président» qui pourra terminer son mandat s’il venait à démissionner ou à décéder (articles 95 et 98). Ce dernier article, tel que modifié par corrigendum du Comité en date du 10 mai, confère un pouvoir exorbitant au Président dans la mesure où la personne ainsi désignée pourra présider le pays peut-être durant plusieurs années sans posséder la légitimité issue des urnes. Cela serait une grave entorse au principe cardinal de souveraineté populaire et la porte ouverte à la possibilité d’un véritable hold-up du pouvoir.

En conclusion, le Comité a constitutionnalisé l’«hyper-présidentialisme» d’Abdelaziz Bouteflika, qu’il dénonce pourtant dans son exposé des motifs et qui a conduit le pays dans l’impasse politique et sociale que l’on connaît.

Le Matin d’Algérie : Ce projet respecte-t-il les équilibres idéologiques, politiques et régionales qui caractérisent l’Algérie ?

Fatsah Ouguergouz : Les fondamentaux ont été maintenus: Islam comme religion d’État et Arabité. Le tamazight, bien que considéré dans la Constitution actuelle comme langue nationale et officielle à part entière, n’a pas été hissé au même niveau que l’arabe. On relèvera aussi que l’article 17 du projet pose les jalons d’une ouverture possible dans le domaine des collectivités territoriales jusqu’à lors limitées à la commune et à la wilaya; il consacre en effet les principes de déconcentration et de décentralisation, ce qui pourrait ouvrir la voie à la régionalisation.

Le Matin d’Algérie : Quels sont les autres imperfections que votre regard d’expert y décèle ?

Fatsah Ouguergouz : Je peux notamment citer l’absence de la pleine égalité des citoyens résidant à l’étranger et de ceux résidant en Algérie en ce qui concerne les conditions à remplir pour être éligible à la Présidence de la République (la condition de résidence permanente et exclusive en Algérie de dix ans a par exemple été maintenue), le maintien du délit de presse ou la faiblesse des droits de la personne arrêtée ou détenue et des garanties d’un procès équitable. Le projet aurait également pu assouplir les conditions de levée des immunités parlementaires, consacrer le devoir d’intégrité et d’impartialité des juges et la responsabilité des magistrats en cas de défaillance dans l’exercice de leurs fonctions, ou encore supprimer le tiers présidentiel dans la composition du Conseil de la Nation.

En outre, face à un mouvement populaire qui dénonce l’absolutisme du pouvoir, il aurait été politiquement indiqué de confier la présidence du Conseil supérieur de la Magistrature et celle de la Cour constitutionnelle à un de leurs membres élu par ses pairs.

Toujours au niveau des symboles, et sans renier les fondamentaux sur lesquels s’est construit notre pays, on pourrait songer à ce que l’instauration de la «nouvelle République» s’accompagne d’un changement dans la dénomination de l’État; ce dernier pourrait prendre le nom épuré de «République algérienne». Le caractère démocratique et populaire de notre République ne réside pas dans sa dénomination mais dans l’application effective d’une Constitution qui consacre l’État de droit. A l’heure actuelle, les deux autres seuls États au monde à être encore désignés de république à la fois «démocratique» et «populaire» sont la République démocratique et populaire du Laos et la République démocratique et populaire de Corée. Cela donne à réfléchir…

Le Matin d’Algérie : Le Covid-19 aidant, la consultation populaire promise n’aura visiblement pas lieu. Quelle serait la valeur d’une constitution élaborée par des experts, médiatisée superficiellement par les médias et qui ne suscite manifestement pas l’intérêt du peuple ?

Fatsah Ouguergouz : Les modalités de révision d’une constitution dépendent des circonstances et du rapport des forces en présence. La Tunisie par exemple avait choisi la voie consensuelle mais relativement longue et laborieuse de l’Assemblée constituante. Au Maroc, par contre, au lendemain du mouvement du 20 février 2011, c’est un comité d’experts qui a été chargé de l’élaborer. L’essentiel est que le peuple algérien se reconnaisse dans sa Constitution. La consultation populaire promise lui donnera normalement l’occasion de faire entendre sa voix et cela devra se faire en toute transparence; cela signifie que toutes les propositions devront être rendues publiques de manière à ce qu’il puisse s’assurer qu’elles ont été ou non intégrées dans le texte final de la Constitution. C’est cette appropriation de la Loi fondamentale par l’ensemble du peuple algérien qui pourra assurer l’adhésion de celui-ci à celle-là et fonder la légitimité des institutions qu’elle prévoit. Il ne reste plus qu’à attendre le lancement officiel de ces consultations populaires dont le préalable, pour qu’elles soient effectives, est l’exercice plein et entier des libertés individuelles fondamentales.

Entretien réalisé à Genève par Tahar Houchi

Auteur
Entretien réalisé à Genève par Tahar Houchi

 




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