Cela s’appelle une « chute » spectaculaire. Avec Anatomie d’une chute, la Française Justine Triet est devenue ce samedi 27 mai la troisième réalisatrice récompensée avec la Palme d’or dans l’histoire du Festival de Cannes. Le film raconte la chute d’un homme, d’un couple, de toute une vie et surtout de nos certitudes. Les deux cinéastes africaines en lice sont reparties sans prix. Le cinéma africain sort malgré tout renforcé de cette édition 2023.
Elle a pris quelques minutes pour comprendre, secoué la tête, incapable de réaliser ce qui lui arrivait. Encouragée par les applaudissements du prestigieux public dans le Grand Théâtre Lumière, Justine Triet a sorti enfin quelques mots : « C’est le film le plus intime que j’ai jamais écrit. » Juste avant, l’actrice américaine Jane Fonda avait raconté sa première à Cannes, en 1963. À l’époque, aucune réalisatrice n’apparaissait à l’horizon, et surtout « personne ne l’avait remarqué, c’était normal ». Après la première Palme d’or pour la Néo-Zélandaise Jane Campion en 1993 et la deuxième pour la Française Julia Ducournau en 2021, la récompense de Justine Triet confirme de façon fracassante la profonde évolution de Cannes, surtout depuis que le Festival s’est doté d’un jury paritaire hommes-femmes.
L’obsession d’une chute
« Dès le début, j’ai été obsédée par l’idée d’un homme qui tombait », nous avait confié Justine Triet. Son œuvre couronnée est celle où elle s’est sentie « le plus libre ». Anatomie d’une chute s’avère brillant dans sa capacité à interroger les réalités et la relation homme-femme à travers un nouveau langage cinématographique reliant la précision de la technique et de la science avec la puissance des sens et des émotions.
Le film raconte l’histoire d’un couple, avec un fils presque aveugle, qui vit loin de tout à la montagne. Un jour, le mari est retrouvé mort. Et c’est à partir de là que toutes les pistes s’ouvrent, et nous dérivons vers des réalités détruisant une à une nos certitudes. Composé comme un long interrogatoire, le film est une succession de scènes où les personnages sont questionnés, et là aussi la verticalité et la chute sont omniprésentes dans les relations souvent hiérarchiques.
Justine Triet, une cinéaste et une féministe engagée
Née en 1978 à Fécamp, la réalisatrice de Victoria et Sybil nous a encore une fois surpris avec sa manière originale de s’imposer comme une féministe engagée qui adore peupler ses films de femmes électriques, explosives, puissantes. Pour Triet, il était évident de faire venir son actrice principale sur scène. Car l’Allemande Sandra Hüller incarne majestueusement son rôle troublant et écrit sur mesure pour elle. Elle, la veuve, sera l’accusée, obligée à défendre non seulement ses actes, mais aussi sa façon très libre de penser et de vivre. « Sandra Hüller m’a fait fantasmer ce film. Merci de m’avoir permis d’habiter ton cerveau, ton corps. »
Mais la Palme d’or ne voulait pas se contenter d’exprimer uniquement sa joie. Dans un discours très politique, et dans la lignée de son soutien à Adèle Haenel, elle a rappelé « la contestation historique de la réforme de la retraite » et fustigé que « cette contestation a été niée et réprimée de façon choquante » par un « gouvernement néo-libérale ».
La percée des cinéastes africains
Ce samedi, Banel et Adama de la Franco-Sénégalaise Ramata-Toulaye Sy, ni Les filles d’Olfa de la Tunisienne Kaouther Ben Hania, toutes les deux en lice pour la Palme d’or n’ont été récompensées. Et les quatre réalisateurs africains en lice pour le Meilleur premier film, la Caméra d’or, sont également restés sans prix lors de cette cérémonie. Paradoxalement, pour le cinéma africain, l’année 2023 restera quand même comme une édition historique dans les mémoires. D’une part à cause de la présence record de six films africains, mais il y avait aussi le fait exceptionnel que deux réalisatrices africaines figuraient parmi les neuf membres du jury pour la Palme d’or, la Zambienne Rungano Nyoni et la Marocaine Maryam Touzani.
Et quatre cinéastes africains ont été primés dans la prestigieuse section Un certain regard de la sélection officielle. Le réalisateur belgo-congolais Baloji y a remporté le prix de la Nouvelle Voix pour son premier film Augure (Omen). Goodbye Julia, le cri de paix pour un Soudan en guerre du Soudanais Mohamed Kordofani y a remporté le prix de la Liberté. Le Marocain Kamal Lazraq a été félicité pour son polar nocturne à Casablanca, Les meutes, le prix du Jury. Et la Marocaine Asmae El Moudir n’a pas seulement gagné le prix de la Mise en scène pour Kadib Abyad (La mère de tous les mensonges), mais aussi – avec Les Filles d’Olfa de la Tunisienne Kaouther Ben Hania – le prix de l’Œil d’or pour le meilleur documentaire. Une nouvelle génération de réalisateurs et réalisatrices très prometteuse pour les années à venir.
La palmarès de la 76e édition de Cannes
- À 67 ans, le Japonais Koji Yakucho reçoitle prix d’interprétation masculine pour son rôle dans le film Perfect Days de Wim Wenders.
- Le prix d’interprétation féminine est remis à l’actrice turque Merve Dizdar pour son rôle dans Les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan.
- L’Arbre aux papillons d’or qui reçoit la Caméra d’or, la crème de la crème de la sélection parallèle. Le premier film du réalisateur vietnamien Pham Thien An, 34 ans, a fait forte impression sur la critique.
- Le prix du meilleur scénario revient à Sakomoto Yugi pour Monster, du Japonais Hirokazu Kore-Eda.
- Le prix du jury revient au film Les Feuilles mortes du Finlandais Akis Kaurismaki. Ce prix est considéré comme la médaille de bronze du palmarès.
- C’est le film français Tran Anh-Hung qui obtient le prix de la mise en scène pour La Passion de Dodin-Bouffant. Un film avec Juliette Binoche et Benoît Magimel.
- Le Grand Prix du jury est attribué à Zone of Interest de Jonathan Glazer. Le film met en scène la vie de famille de Rudolf Höss, commandant d’Auschwitz, qui s’efforce de construire une vie de rêve dans une maison avec jardin à côté du camp.
Avec Rfi