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Fête des »djida »… berbères

Mémoire

Fête des »djida »… berbères

À la mémoire de ma grand-mère, le modèle de femme Kabyle digne et fière !

Se souvenir de, et rendre hommage à sa grand-mère, c’est dévoiler un peu, même beaucoup, de son âme d’enfant ! Quoi de plus indocile face à ce temps impitoyable, ce fleuve indomptable et assassin qui nous nargue de sa cruauté pour tout emporter sur son passage, que de faire défiler quelques tranches de vie de notre enfance ? Les laisser s’entasser dans le bloc mémoire inactif, n’est-ce pas se résigner à laisser faucher nos racines par ceux qui s’acharnent à soumettre les derniers bastions de nos coutumes, de plus en plus écrasées par toutes sortes d’assauts gaulois et (surtout) mecquois ?  

Même si les rapports grand-mère-petits-enfants appartiennent à ces socles universels qui ont construit, et transmis en héritage, ce que nous avons de plus gracieux en commun, entre homo-sapiens, celui du petit Kabyle de ma génération à sa petite « Yemma 3azzou », qu’ailleurs on appelait « djida » (une dénomination qui porte beaucoup moins, selon nos perceptions, cette force affective que véhicule sa prononciation) revêt un distinguo et une finesse des plus subtiles.

Il faut dire que dans nos cellules traditionnelles, regroupant mère, tantes, grand-mère et petits enfants, nous découvrions, dès nos premiers pas dans l’univers de notre environnement immédiat, avec ses interactions hiérarchiques parfois tumultueuses, que le barycentre de ce foyer, grouillant de cousins et de cousines, c’était bel et bien cette dame imposante, de par sa stature, sa sagesse, et sa façon, quasiment infaillible, de diriger, avec une poigne de fer pugnace, la tribu familiale.

À tel point que nous avions très vite compris que pour fuir quelconque châtiment décrété par nos mamans pour réprimer nos bêtises et autres insoumissions, il n’y avait pas meilleur refuge pour une protection assurée que le giron de « Yemma 3azzou » !  À cet égard, il faut avouer que grâce à elle nous avons dû échapper à de nombreuses raclées ! Sa présence était si rassurante que nous nous disputions souvent la nuitée en sa compagnie pour l’écouter raconter les déboires de sa vie, face à un feu crépitant qu’elle nourrissait et remuait en permanence, comme pour mieux jeter à la braise les souvenirs d’un passé douloureux !

Un passé si pénible que 2 ou 3 jours avant de rendre l’âme, alors que nous étions tous rassemblés autour d’elle, sous le toit de ce vieil « akham » qui a porté le fardeau et les drames de toute une vie, elle jette un regard furtif pour scruter tout le monde avant d’exiger que tous se retirent pour la laisser seule avec son petit fils Velkacem, car disait-elle, elle avait un secret à lui révéler. -Un secret si lourd que même après ma mort, tu n’oseras pas le divulguer, rajoute-t-elle ! Malheureusement, ou peut-être bien heureusement, comment savoir ? ce secret, elle l’a emporté avec elle, car tout le monde s’en est tenu à son souhait de quitter la pièce où elle se mourait sauf une tante récalcitrante qui s’était mise à geindre, à sa façon, la curiosité l’emportant sur la délicatesse d’obéir à ce dernier vœu, se refusant certainement à l’idée d’être écartée de ce lourd secret que sa propre maman ne lui avait jamais confié !  

Retour aux années d’enfance. Au fil des ans, la stature de « Yemma 3azzou » devenait si souveraine que chacune de ses absences, lors de visites rendues à sa famille au village voisin, situé à quelques centaines de mètres en aval du nôtre, nous devenait interminable et insupportable ! Quand, au bout de quelques jours, elle se montrait enfin, avec sur son dos la « sella » habituelle (grande corbeille en roseau) remplie de « s’fendj » et autres victuailles de luxe pour l’époque, les minois de nos mamans s’essayaient péniblement à retenir l’irritation de retomber sous son autorité, et nous, les petits-enfants, étions partagés entre la joie du retour de notre mécène et la peine que ce même retour faisait subir à nos génitrices ! Avec du recul, Dieu que c’est dur la psychologie du déchirement de l’enfant !

Raconter ma grand-mère, ne serait-ce que le petit bout que j’ai connu d’elle, demanderait des nuits d’écriture, de veille, en plus de quelques litrons de bière, et cela nécessiterait de torturer une mémoire pas toujours au rendez-vous, des décennies après, mais s’il y a des souvenirs qui vous marquent à vie, les suivants me poursuivront jusqu’à la dernière bouffée d’oxygène inhalée sur Terre.

– Quand j’étais écolier à Larvaa Nath Irathen, m’y rendant à pieds avec mes camarades du village, un petit bourg juché sur une colline située à 3 kms en aval de LNI, je rentrais souvent, en fin de journée, avec des maux de tête extrêmement douloureux ! Par intermittences, ces douleurs partaient et revenaient sans que personne ne s’en soucie vraiment de façon sérieuse ! Il faut dire qu’à l’époque, en plus d’un mektoub facile à incriminer, nourrir la famille était déjà une performance qu’il n’était pas donné à tout le monde d’accomplir, en ces temps de vaches maigres pendant lesquels même le petit bout de viande que l’on nous distribuait lors de fêtes de mariages ou de circoncisions, nous le ramenions pour le partager en famille ! Ces maux de tête ne disparaissant pas, à l’adolescence, et constituant un sacré handicap au petit collégien que j’étais, cette fois à Alger, un jour « Yemma 3azzou » me proposa de m’emmener au bled pour me guérir de ces satanés céphalées. Bien que sceptique, je la suivis, le poids de l’enthousiasme d’un séjour au village avec elle écrasant celui de quelconque idée sérieuse d’en revenir définitivement guéri !

Nous voilà donc, par une matinée de printemps, déambulant avec « Yemma 3azzou », laquelle agrippait dans la main gauche un pigeon qui faisait partie de ses volatiles domestiques, vers thamazirth (petit jardin attenant et situé en contrebas de « akham bwadda »). Dès que nous arrivâmes à l’endroit idéal choisi la veille, « Yemma 3azzou » me fait agenouiller pour que mon crâne lui soit à portée de mains. Face à moi une grosse pierre qu’elle sanctifia par je ne sais plus quelle formule. À ma gauche une autre pierre sur laquelle elle déposa le pigeon pour l’immoler. Immolation que je devinais à travers les sons et les piaillements qui accompagnaient son geste sacrificiel, car tétanisé que j’étais, mes yeux restaient fixés sur la pierre qui me faisait face et dont dépendait la suite de ma vie et celle de toute ma postérité ! Une fois le « ithvir » sacrifié, « Yemma 3azzou » s’adonna à une série d’incantations que je ne comprenais qu’à moitié, avec des « wa dh’chfa wa dh’dwa, attâne ouqerou a’thissoume wezrou » …etc., le sang du pigeon et ses entrailles déposées sur ma tête et mon front, pendant que les mains de ma grand-mère servaient de matrice de transfert entre ma douleur et la pierre. À moins qu’il ne s’agisse de puiser l’Energie de cette même pierre pour exorciser le mal qui m’habitait !? Je n’en sais fichtre rien !

Le rituel terminé, j’avais mal, très mal, encore plus mal qu’avant ! Comme si ma grand-mère connaissait la suite, en réaction à son traitement, « un lit », avec les habituelles peaux de mouton et quelques couvertures posées à même le sol, était déjà prêt pour m’accueillir, les entrailles du pigeon encore attachées à mon crane ! La douleur s’amplifiant, je retenais mes larmes ! je retenais mes cris, quasiment certain que pour moi c’était la fin et que la grande faucheuse n’était plus qu’à quelques pas pour m’emporter ! Je ne sais plus si j’avais encore les yeux ouverts ou si cela faisait partie du spectacle qui défilait dans ma tête complètement assommée mais « Yemma 3azou » m’apparaissait souriante et joyeuse, quasiment en transe de bonheur dans la cour, alors que ma souffrance ne faisait que s’amplifier ! Décalage spatio-temporel ? délire d’un malade qui confond rêve et réalité ? Je ne saurais dire, mais aussi incroyable, aussi douteux, aussi surprenant que cela puisse paraître, depuis ce jour, mes maux de tête chroniques ont disparu ! Evidemment, avec du recul, on peut toujours s’essayer à trouver une explication logique et scientifique à ma guérison, laquelle tient quasiment du rituel « vaudou », il n’empêche que s’il y a un lien avec quelconque force supérieure, en ce qui me concerne, son visage ne saurait ressembler à qui que ce soit d’autre qu’à celui de ma grand-mère !

À « Yemma 3azzou », des décennies plus tard, « soumekthi fellam, achou ara’d’rnou  » ? Cela fait plus de quarante ans que tu nous as quittés, mais ton souvenir et tes leçons de vie ont souvent guidés et guident encore nos pas, au détour de chaque carrefour et de chaque choix. Dans un peu moins ou un peu plus de 10 ans -je ne sais plus. Comment savoir quand le temps soudain s’amuse à vous narguer en affichant non-plus le compte mais le décompte au cadran de votre vie ? -j’aurais l’âge que tu avais l’année de ta disparition ! Oui, comme tout le monde, je vieillis et suis grand-père déjà, mais contrairement aux hommes et aux femmes de ma génération, grâce à toi, je n’ai pas peur de ce qui inexorablement suivra ! Comme tout le monde, cet instant final qui clôture toute existence sur Terre souvent m’interpelle pour très vite s’apaiser quand, tout comme Montesquieu, je me surprends à psalmodier et m’accrocher à l’idée que « la seule façon d’échapper à la mort c’est d’y penser tout le temps », une formule qui cadre bien avec ta propre philosophie de vie.

Au-delà de ces questionnements propres à tout être humain sur Terre, souvent je me demande ce qu’auraient été nos destinées d’orphelins sans ta présence permanente auprès de nous, les années qui suivirent la disparition de notre père, cinq années à peine avant ton décès.

Comment oublier ce jour où, à l’arrivée de ce maudit cercueil, en provenance de France, tu nous accueillis, mon frère aîné et moi, sourire aux lèvres pour nous consoler ? En mon for intérieur, ce jour-là, je me disais -mais comment peut-elle noyer sa tristesse, elle qui vient de perdre son 2ème enfant revenu d’exil dans un corbillard, tout comme son aîné, 20 ans auparavant ? Il a fallu que je te surprenne en larmes, une année plus tard et que ma mère m’explique et réponde à ma question idiote, pourquoi pleure-t-elle ? pour jauger la profondeur de ta douleur : -Tu sais « ammi », un an c’est lent pour un enfant, mais pour elle, c’est comme si c’était hier, elle pleure encore son Fils, ton père ! Et c’est là que je compris qu’avec ces sourires de l’année d’avant, tu t’étais recouverte d’une carapace provisoire pour mieux nous protéger et nous faire amortir le choc ! Il faut être Grand pour avoir le courage d’évacuer sa propre douleur pour protéger ses petits enfants ! Tu ne fus pas juste grande, grand-mère, mais à cet égard tu étais une géante, une femme à la stature si souveraine qu’en plus de 60 années de vie, je n’ai jamais plus rencontré de femme ou d’homme de ton niveau de sagesse, de lucidité et d’humanisme !

Quatre décennies après ton dernier voyage, nous pensons toujours à toi, car tu fus la lumière qui a guidé nos pas sur des sentiers sombres de moult nuits et de chevauchées aux chemins incertains. Tant d’années sont passées, les unes belles, les autres pas, et voilà que le trépas se permet maintenant, en toute arrogance, de frapper aux portes de ces chérubins que tu couvais de ton aura ! Elle peut bien taper à nos portes cette maudite faucheuse ! Nous l’attendons de pieds fermes ! car elle sera belle aussi, comme la tienne, notre façon de partir, sachant qu’en guise de courroie de transmission façonnée par le terroir, nos descendances n’oublieront jamais ces images que nous transmettons de vos souffrances, et que ce gène de résilience qui les pousseront toujours à l’excellence, ils l’ont hérité de ces montagnes éternelles que tant d’envahisseurs ont occupés sans jamais réussir à conquérir la majesté dont nos « Yemma 3azzou » les ont courageusement, loyalement et dignement irriguées pour que vivent leurs postérités, avec dans le cœur l’amour du prochain et des leurs !

Repose en paix « Yemma 3azzou » ! Nous te rejoindrons tôt ou tard ! ni par calcul, ni par hasard ! d’ici là, nous ne t’oublions pas et pensons très fort à toi !

Auteur
Kacem Madani

 




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