Lundi 22 février 2021
Février 2019 : sens et projet d’une révolution démocratique
Deux ans. Dont une année de pause réflexive- Covid-19 oblige, d’un sursaut populaire, éruptif. Résurrection qui s’inscrit dans la conquête démocratique des peuples avilis.
Comment sortir de l’ornière ? Comment bâtir la nouvelle société, minée depuis le renversement des résolutions du congrès de la Soummam, un an après, au Caire? Quels mécanismes au projet alternatif en harmonie avec « la Révolution démocratique »?
Réappropriation d’un destin : un rêve confisqué
«Depuis le moyen-âge, « mettre quelqu’un à la question », c’est le torturer. Dans les prisons mêmes, cette expression faisait sens. » (Henri Alleg)
Depuis le deux premiers coups d’État portés au politique, la plate-forme du 20 août 1956 et l’assassinant de son concepteur, Abane, la nation vit une panne historique, cristallisée par l’immensité de l’abnégation citoyenne et l’anéantissent par le haut. Que des révoltes étouffées. Des spasmes infiniment décadents. Des voix opprimées. « L’arbitraire », décrié par Bachir Hadj Ali, toujours à l’oeuvre. Le calvaire subi par l’étudiant Walid NEKICHE a blessé la dignité collective.
Moment d’émancipation démocratique et citoyenne, Février 2019 est, en somme, la résonance sismique de l’idée démocratique républicaine, germée dans l’immigration par Imache Amar et les premiers militants progressistes.
A l’évidence, le mouvement populaire doit être disséqué sous l’angle non point d’une séquence, mais d’un mouvement de fond. Entamant une perspective historique féconde. Libératrice.
Expression d’une intelligence collective fascinante, la force de l’insurrection citoyenne est d’avoir su se départir des confusions conceptuelles. Et de la répression. Sa continuité virtuelle durant la crise sanitaire acte, définitivement, son caractère historique. Pacifiique. Immuable.
L’essentiel du projet révolutionnaire peut se résumer en l’instauration d’une démocratie universelle- Etat civil, adossé aux principes proclamés au Congrès de la Soummam et valeurs de modernité. Où, fondamentalement, le religieux, l’Histoire, la mémoire seront à l’abris du jeu politique. L’acquis, sans doute irréversible, qu’aura apporté la dynamique pacifique c’est d’avoir libérer le citoyen de la résignation.
Elan qui a délivré autant la parole que les territoires. L’esprit d’une seconde libération à conquérir s’est, ainsi, doté d’une admirable expression plurielle. Qui a vu la participation de toutes les générations, surmontant obédience et identité culturelle.
Sans conteste aucun, le fait le plus marquant est l’inscription de la révolution dans la perspective historique. Ainsi, la réhabilitation populaire de l’apport de Abane, à l’occasion de la commémoration de son assassinat, 27 décembre 2019, procède de la relance du projet soummamien :Un Etat civil et non militaire. Un Etat moderne. La Soummam est, au fond, revendiquée comme moment fondateur. Vivier à l’issue historique. Aussi, les Ben M’hidi, figure du sage, Ali Lapointe et Amirouche, symboles du courage… sont-ils portés au pinacle.
L’issue proclamée à la Soummam
Au moment où la paralysie collective atteint les abysses du temps perdu, d’autant plus aggravée par la léthargie généralisée, provoquée par la crise sanitaire, la réflexion, sereine et apaisée, sur les prolongements programmatiques du souffle généreux du mouvement né à Kherrata, doit prendre appui sur l’héritage juridico-politique du 20 aout 1956.
Qui a légué l’essentiel de l’État de droit démocratique, universel. Mieux, les chemins et processus y menant s’en trouvent, en filigrane, esquissés.
La réappropriation de l’État soummamien au cours de la Révolution populaire, est le signe que la génération de Février tend à la recherche des référents originels. Du sens. Du contenu. De l’esprit constituant des Pères fondateurs.
Synthèse des aspirations portées par la Kabylie rebelle, le soulèvement de 1963, Avril 1890, octobre 1988, Printemps noir 2001, l’insurrection de Février, la longue conquête du combat démocratique – depuis l’Etoile Nord Africaine, Ali Laimeche, Bénaï Ouali…, le parachèvement institutionnel conforme aux bases constitutionnels de la Plate-forme de la Soummam, ne serait autre qu’une République laïque, démocratique, sociale, régionalisée. Assumant son identité berbère. Son ancrage nord-africain, méditerranéen. Ayant pour credo la tolérance, l’innovation et l’universel.
Les expériences les plus abouties en termes de transition démocratique pacifique enseignent que, en substance, trois conditions sine qua non, sont l’alpha et l’omega de l’issue historique : le consensus irréversible autour des pré-requis démocratiques universels, la réhabilitation de l’identité authentique de la nation. Et le désir de bâtir un destin collectif. (Cf. nos contributions : « Plate-forme de Soummam : Référent de la démocratie universelle », El Watan, 5 septembre 2020, «Eléments constitutifs de l’Etat démocratique et social», Liberté, 8 juillet 2020. « Sens et actualité de l’Etat soummamien», El Watan, 20 aout 2019 « L’œuvre de Abane, source de la révolution démocratique ». Liberté, 28 décembre 2019.«Instruments démocratiques pour une transition constituante», Liberté, 20 mai 2019).
La plate-forme de la Soummam reçoit, dès lors, la qualification d’acte pré-constituant (constitution intérimaire), en ce sens que les bases de l’État y sont proclamées : « Etat démocratique et social » et « non une monarchie ou une théocratie révolues». ( Cf. Plate-forme de la Soummam).
En cela, l’issue au statu-quo historique actuel repose sur la Constitution démocratique. Emanation de la charte constitutionnelle (voir ci-après) – marquant, dans le même temps, l’entrée dans la nouvelle ère juridique.
Substantiellement, il y a la volonté exprimant la nécessité de créer un nouveau paradigme du vivre ensemble, encadré par le droit. Ici, l’ingénierie juridique intervient comme régulateur du fait politique. A ce titre, le préambule de la constitution intérimaire sud-africaine mérite de s’y attarder.
Le constituant y déclare vouloir édifier « un nouvel ordre où tous les Sud-Africains auront en commun le droit à une citoyenneté sud-africaine dans un état souverain, démocratique et constitutionnel ». Dit autrement, la suprématie des principes constitutionnels, énoncés dans le préambule, signifie que la Constitution est, d’ores et déjà, préfigurée : le contenu se doit se conformer aux principes fondateurs prédéfinis (Pour aller plus loin, Cf. La démocratie constitutionnelle sud-africaine : un modèle ? Xavier Philippe. Dans Pouvoirs 2009/2 (n° 129)).
A plus forte raison, l’expérience de la Nation Arc-en-ciel saisit par l’innovation constitutionnelle : processus constituant consensuel, la petite Constitution, la Commission Vérité et Réconciliation. Et, véritable arbitre du processus constituant, la Cour constitutionnelle : gardienne de la conformité de la transition et du texte constitutionnel aux 34 droits fondamentaux.
Assemblée constituante : enjeux et conditions
L’assemblée constituante présente, a priori, les garanties d’une délibération authentique. Or, à bien y réfléchir, les mécanismes et modalités conduisant à l’écriture, l’adoption puis l’onction polaire révèlent nombre d’obstacles et péripéties. D’où il suit que, dans le cas d’une nation déchirée, la constituante paraît un recours non recommandable.
D’ailleurs, à cet égard, les constitutions des démocraties fiables, à l’instar de la France, les Etats Unis, l’Allemagne … sont l’oeuvre d’un comité constitutionnel . Chargé de décliner les principes et valeurs, définitivement proclamés par le pacte historique fondateur.
C’est là l’un des apports imminents de l’expérience sud-africaine. Un cap : Le processus constituant consacre la prééminence des normes principielles dans l’élaboration d’une nouvelle constitution.
Principes supraconstitutionnels, noyaux intangible
Les 34 principes sus-énoncés sont, à eux seuls, révélateurs du rôle capital que la règle juridique a joué dans l’écriture d’un nouveau destin (la Constitution intérimaire de 1993 et la Constitution définitive de 1996 ). Ce processus, irréversible, s’enclenche lorsque, a minima, les champs politiques et médiatiques sont déverrouillées, les prisonniers d’opinion libérés, l’adhésion aux pré-requis démocratiques affirmée. Sans nuance. Ni démagogie. Ni forfaiture.
La première étape du processus, fut la fixation de ces principes constitutionnels. 34 principes furent ainsi définis, adoptés lors des « négociations constitutionnelles multipartis » de 1992-1993, formant le noyau dur de la future Constitution de 1993.
La constitution définitive, conforme et incluant ces 34 principes, est l’ultime étape d’un process reposant aussi bien sur des règles de fond que des étapes formellement identifiées. Contrôlées.
Justice constitutionnelle, attribut de l’État démocratique
La démocratie effective ne peut s’accomplir sans une justice constitutionnelle, auteur et garant des droits et libertés fondamentaux. Outre les fonctions imminentes dévolues aux juridictions constitutionnelles (contrôle a priori / a posteriori de la constitutionnalité des lois), c’est précisément l’oeuvre créatrice de ces juridictions qui perpétue, en l’enrichissant, l’État démocratique. De ce point de vue, l’apport du Conseil constitutionnel français paraît riche en enseignements. Par sa décision du 16 juillet 1971, relative à la loi sur la liberté d’association, celui-ci a intégré le préambule de la Constitution de 1958 dans le « bloc de constitutionnalité », en fondant sa décision sur une disposition de la Déclaration de 1789. Laquelle était, jusque-là, dénuée de toute valeur juridique. En clair, le champs du contrôle de constitutionnalité s’est étoffé.
Telle garantie doit, naturellement, être assortie de la reconnaissance, au justiciable, à l’occasion d’un procès en cours, la faculté de saisir la juridiction constitutionnelle.
Berbérité : Réparation historique, substrat nord-africain
Il n’y a point de société civile, sans les préalables de modernité, la réhabilitation de l’identité authentique, l’éducation à la citoyenneté, l’égalité homme-femme, la laïcité, la tolérance et la consécration aboutie des droits humains.
Il va de soi que telle émancipation requiert, immanquablement, la réhabilitation entière, définitive, de la berbérité. Et, sans attendre, en faire une langue des savoirs, de la recherche. De la créativité. Elévation qui tranche avec l’actuel statut fragile de son enseignement. Constante immuable depuis l’illustre Jugurtha, la berbérité présente, évidence historique, le socle commun de l’Afrique du Nord : la Numidie. Une mémoire transcendante intertemporelle. Au-dessus des croyances, du religieux, des cultures. Et les mutations et tourments provoqués par l’Histoire.
A ce titre, Tahar Djaout résume fort intelligiblement le désastre causé au verbe libre : « […] Il ne faut surtout pas que les mots entretiennent l’utopie : c’est un acide qui creuse, dans l’opacité du dogme, des trous où se loge la controverse, où prolifèrent les questions. Ceux qui défiant l’injonction, s’agrippent aux mots incontrôlés, doivent être mis hors d’état de nuire. Par le bâillonnement, la liquidation si nécessaire« . (Tahar Djaout, Le Dernier été de la Raison).
La citoyenneté par la bas, pivot de la Révolution du sourire
«Ce pays, avec ses institutions, appartient aux personnes qui l’habitent. Chaque fois qu’elles se lasseront du gouvernement en place, elles pourront exercer leur droit constitutionnel de le modifier, ou leur droit révolutionnaire de le renverser.» Abraham Lincoln, Discours d’investiture, 1861.
Tel qu’exposé plus haut, le point de départ de la nouvelle ère politico-juridique doit être la proclamation de la haute instance de refondation nationale. De l’analyse sommaire des préambules des constitutions démocratiques, il résulte que les bases supra-constitutionnelles y sont proclamées.
Concrètement, le pays de Massinissa s’acquittera de sa dette envers les sacrifices de générations vouées à l’idéal de liberté. Via la continuité du substrat berbère, la démocratie universelle irréversible contenue dans la plate-forme de la Soummam.
En sus de l’essentiel des valeurs et principes communs :État de droit démocratique, laïque, social et régionalisé, oeuvrant à la construction nord-africaine et méditerranéenne. La protection des minorités. L’égalité homme-femme. Le respect de la diversité. ( Cf. Hugues Dumont, A quoi sert les préambules ? In Le droit malgré tout », Presses de l’Université Saint-Louis).
Révolution citoyenne au long cours
Où en est l’alternative ? Électrochoc du février 2019 procède d’une rupture radicale avec le passé. Faire table rase : la justice libérée, la torture abolie, la parole autorisée, la souveraineté citoyenne affirmée…Dans les esprits, nonobstant la répression et le musellement généralisé, les chantiers de l’émergence d’une alternative démocratique se réalisent. En sourdine. Loin des tumultes.
Dans ce sillage, les contre-pouvoirs, les syndicats, les organisations autonomes, les partis politiques ont saisi l’esprit de refondation du 22 février. L’avènement d’une nouvelle société est irréversible.
Loin des fanfares et des champs des sirènes, il est permis d’affirmer que l’idéal d’une nouvelle société de droit et libertés, résonne comme leitmotiv post 16 février 2019. Relai de l’alternative: Le débat sans ambages. Loyal. Tendant à fixer les mécanismes salutaires, conduisant au parachèvement de l’édifice institutionnel et doctrinal initié le 20 aout 1956.
Le relèvement national est à ce prix : le passage vers une ère des libertés par le truchement des outils juridiques universels sus-exposés. Rudiments de la modernité opérants : instauration de la démocratie par le droit. Aboutissement naturel de la Révolution démocratique de Février.
Me Kebir
Avocat, chargé d’enseignements. France