L’emprisonnement des journalistes et de simples citoyens pour délit d’opinion n’a été qu’un prélude à une vaste entreprise de musèlement de la société. La participation aux précédentes mascarades électorales est un laisser passer et une caution pour le pouvoir. Pis encore, lorsque des partis dits démocratiques acquiescent et siègent au Sénat (représentants du FFS) sans mot dire, sans maugréer, alors nous savons que de mauvais jours nous attendent.
Ce que l’islamisme n’a pas pu taire, la junte militaire, la “nouvelle Algérie” le réalise méthodiquement. Qui n’a pas envié notre pays au lendemain des événements d’octobre 1988 lorsque naquit cette presse dite indépendante ? qui n’a pas salué le talent, l’audace et le professionnalisme qui émanaient de ces titres : Liberté, le Matin, El Watan, el Khabar en arabe, etc. Combien de valeureux journalistes sont tombés sous les balles assassines : Saïd Mekbel, Tahar Djaout, Tazrout , etc. ?
La presse indépendante était une ouverture sur le monde. Le mur du silence, de la censure était brisé. On y lisait tous les jours des articles osés, des enquêtes sur la corruption, les arcanes du pouvoir. On dénonçait l’obscurantisme religieux. Il semblait que le pays avait gagné des années d’avance au regard des autres pays du Maghreb et du tiers monde.
Cette liberté de dire, d’affirmer son existence face au monde, nous l’avions payé cher. La mouvance démocratique, la famille qui avance pour reprendre une formule chère à Djaout avait acquis son droit de cité. Et le journal Liberté fut de cette aventure. Il nous a accompagnés pendant trois décennies. Il nous a égayé de par la pluralité et la richesse des articles. Il a tenu tête face à l’obscurantisme rampant et rongeant des pans entiers de la société. Liberté, n’est pas simplement un journal ; c’est une des voix d’une Algérie plurielle, d’une Algérie tournée vers la modernité et le progrès. Liberté est une possibilité de débat, de discussion et un espace d’expression.
En dépassant ce moment d’indignation quant à la disparition de ce titre de la presse indépendante ; nous pouvons examiner la fin de l’aventure de Liberté comme la fin d’une présence.
Les valeurs en circulation dans l’espace culturel Algérien peuvent se décliner en deux grandes catégories : des Valeurs d’Univers qui admettent la cohabitation ou coprésence de Valeurs différentes, de façons divergentes d’appréhender le monde et l’habiter. Nous pouvons les définir comme valeurs démocratiques. Les entités qui les portent et les expriment, individus ou groupes sociaux, à titre d’exemple, le sujet kabyle ou les berbérophones sont admis et acceptés en tant que tel au sein de l’espace culturel Algérien. Ce sont des valeurs inclusives. Des valeurs d’univers.
La seconde catégorie peut se définir comme l’ensemble de Valeurs qui n’admettent pas la diversité, qui ne tolèrent pas la différence : ce sont les valeurs que véhicule le discours officiel depuis l’indépendance du pays : une Seule nation, un peuple, un président, une langue, (l’arabe)et une religion (l’Islam). Ce sont des valeurs d’unité et d’exclusion. Sont exclues de la circulation les spécificités régionales (la Kabylie avec la revendication du fait amazigh a été matée juste pour avoir tenté l’organisation d’une conférence sur la poésie berbère ancienne en 1980), le Mzab a été réprimé récemment (2019) simplement parce que cette région d’Algérie pratique autrement l’islam que l’ensemble des autres régions.
L’espace algérien d’expression et de circulation de Valeurs ne fut ouvert à la diversité qu’après 1988. La naissance de la liberté d’expression, donc la possibilité d’advenue de Valeurs autres que celles tolérées par la doxa et le discours officiel naquit dans la douleur. L’opportunité qu’offrait la presse indépendante à la circulation de nouvelles idées, de nouvelles façons de penser et de voir le monde était inestimable. Beaucoup de pays voisins et riverains enviaient notre acquis. La difficulté s’intensifia à l’irruption des islamistes sur la scène nationale. Cette entité politique avait pour but de fermer davantage cet espace de circulation de Valeurs aux seules valeurs islamiques et religieuses. Ce qui était et reste une régression du progrès. La presse indépendante joua son rôle de défense de cet espace qui venait de s’ouvrir. Et Liberté en fut de la bataille. Ce journal paya cher sa résistance et son refus devant l’abdication devant les forces islamistes et obscurantistes.
La fermeture du journal Liberté quelles qu’en soient les causes et circonstances que nous pouvons trouver, demeure une réelle régression pour le pays en général, la Démocratie en particulier. Son propriétaire, M. Rabrab, aurait-il cédé aux insupportables pressions du régime en place qui en voulait à ce journal ? Qui peut l’affirmer avec certitude ? Difficile à dire, mais une chose est certaine, la fermeture de Liberté doit satisfaire le régime qui ne supporte aucune critique.
Il se peut que le journal soit en difficulté de trésorerie, donc en déficit, etc.
Toutes ces conjectures mettent l’index sur la fragilité de la presse et son indépendance face au pouvoir du moment. Les recettes publicitaires dépendent de la force publique. Si le pouvoir veut couler ou arrêter un journal, il coupe la publicité. C’est ce qui arrive aujourd’hui à Liberté.
Tout comme par le passé, Le Matin, journal indépendant et fondamentalement antisystème et anti islamiste a fait les frais de la censure et d’interdiction de diffusion. En critiquant Bouteflika, Benchicou, Directeur du journal fut emprisonné. Le journal conserve encore aujourd’hui sa version numérique, mais la version papier lui est interdite.
Les conséquences de l’absence physique du Matin, nous les connaitrons dans plusieurs années. Priver un pan de la société du regard que porte ce journal sur les événements et l’Algérie en général, appauvrit davantage les citoyens. Cela leur ôte une possibilité d’appréhender le monde autrement. Cela les prive d’un choix possible pour leur avenir et leur destin.
En tout état de cause, le fait de taire une voix d’une Algérie plurielle est un crime. C’est un appauvrissement culturel. C’est une crise de sens. La violence exercée sur les Valeurs que véhiculent Liberté n’a pas d’égal à part l’assassinat. Si les islamistes ou forces réactionnaires n’ont pas réussi à fermer la bouche aux journalistes, qui jour après jour, en risquant leurs vies, ont continué à apporter une information différente et libre, la “Nouvelle Algérie” de Tebboune le fait. La nouvelle Algérie est celle qui n’admet pas la différence. La nouvelle Algérie ne tolère aucune voix dissonante. La nouvelle Algérie n’admet que des journaux qu’elle s’inféode et met au pas. La nouvelle Algérie a peur de l’irruption de valeurs qui la remettent en cause.
La violence exercée sur les valeurs que représente et véhicule la presse indépendante en général, et Liberté dans notre cas en particulier, est une manipulation. C’est la persuasion que l’Algérie nouvelle a le pouvoir et l’exerce sans retenue sur les journaux. C’est la démonstration du pouvoir dans sa vile expression de volonté de soumission. L’Algérie nouvelle veut faire croire à la presse indépendante le récit qu’elle veut, la vérité qu’elle préfère.
L’Algérie nouvelle veut faire admettre à la presse indépendante que seule son énonciation, sa vision du monde est la seule et unique vraie. L’Algérie nouvelle veut que la presse indépendante n’énonce pas la différence, ne dit pas le peuple, ne dit pas les spécificités et les différentes composantes de la société. La violence exercée par la nouvelle Algérie est l’imposition d’un silence. Elle vient ainsi clore le parcours narratif de ce journal. Comme on punit devant le tribunal divin, on punit Liberté de ce qu’il fut comme journal. C’est la sanction.
Ainsi depuis cette ouverture dite démocratique et d’expression, nous avions cru à ce pacte tacite entre les le pouvoir, force régissant l’espace public duquel était possible la circulation des valeurs libres et les forces démocratiques (forces régies). La fin de Liberté décidée en haut lieu vaut la fin de la diversification narrative. Autrement dit, c’est la fin d’un point de vue autre que celui du pouvoir. La fonctionnalité de cette absence programmée, cette non-présence répondrait à des objectifs ; la préservation du pouvoir par une caste contestée dans les lignes du journal et dans la rue.
La classe dirigeante est honnie par une grande partie de la société. Cette classe incarnerait l’ordre et l’équilibre et l’y pérenniserait même. Tandis qu’un journal comme Liberté, en porte à faux à cette idéologie et tout ce qu’elle véhicule comme régression et statu quo représente une menace et un trouble-fête. La présence et l’expression de valeurs différentes de celles de la classe dirigeante dans l’espace algérien ne peut pas être dans l’État actuel des choses. La fin de la parution de Liberté sonne le glas de la liberté d’expression.
De mauvais jours attendent l’Algérie. Mais elle saura panser les plaies. Le printemps reviendra. Tant que les hirondelles existeront.
Said Oukaci
Doctorant en sémiotique