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Foi et raison : l’éternel dilemme des temps modernes

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Foi et raison : l’éternel dilemme des temps modernes

« La destination du chercheur dépend de la route qu’il suit ». Ibn Arabi, philosophe et théologien soufi (1165-1240)

Tout le monde sait que les écrits des philosophes grecs les plus célèbres sont arrivés en Europe grâce à la traduction qui leur était faite en arabe. Initié par les califes de Bagdad au VIII e siècle, ce mouvement de traduction a porté sur les œuvres centrales d’astronomie de Ptolémée, la géométrie d’Euclide et la médecine de Galen.

Des textes scientifiques indiens et persans y sont aussi concernés. En effet, les savants musulmans ont porté le plus grand soin aux sciences, à la poésie ainsi qu’aux arts en général, surtout sous l’ère de Hâroun ar-Rachîd (765-809), le célèbre calife mécène de l’Empire abbasside, ami des savants et des hommes d’esprit. Ses successeurs au trône Al-Amīn et Al-Ma’mūn lui ont emboîté le pas. Ce dernier, Al-Ma’mūn s’entend, fut, d’après les récits historiques, un pur partisan du Mutazilisme (une école de pensée rationaliste, née dans la ville de Bassora, au VIII e siècle, ouverte sur les nouvelles idées modernistes). Il en fit même la doctrine officielle du califat en 827 et créa en 832 Dar El-Hikma, (la maison de la sagesse). Ce qui a pu encourager l’introduction de la philosophie grecque dans les milieux intellectuels persans et arabes. Rappelons, à ce titre, que les recherches des savants musulmans en mathématiques et en calculs ont, par exemple, constitué les fondements des travaux de Copernic et de Newton.

Il est évident que ce mouvement de traduction fut suivi par l’étude de la philosophie. Celle-ci fut chose courante à la cour de Bagdad. Les philosophes Aristote et Platon y étaient très populaires. Leurs textes étaient étudiés et discutés en toute liberté. Les savants musulmans médiévaux se penchaient, contrairement à leurs homologues chrétiens, écrasés par la doctrine ecclésiastique, sur la manière avec laquelle il serait possible de concilier la philosophie (la raison) avec la foi, et partant, avec la théologie (l’étude des textes sacrés). Il est à noter que, plus tôt, en Afrique latine, et ensuite, en Europe, l’évêque Saint-Augustin d’Hippone (354-330) a dû arrêter, au nom de l’unité de l’Eglise catholique, tout débat d’ordre théologique, sous la pression de l’Empire romain, confronté au schisme donatiste.

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La pensée critique y fut interdite au moment de l’éclatement de la révolte des circoncellions (sorte d’armée de prolétaires qui s’est révoltée contre le pouvoir de Rome). Ainsi, tous ceux qui essayaient de raisonner de manière critique furent empêchés de s’exprimer, ou même persécutés et excommuniés. Cela n’était pas le cas dans le monde musulman, du moins jusqu’à la fin du XII e siècle, c’est-à-dire, jusqu’à la défaite de la dynastie abbasside devant les Mongols en 1258.

En Espagne conquise par les troupes musulmanes dirigées par le berbère Tariq ibn Ziyad en 711, la philosophie, les sciences et les arts y furent aussi florissants.

L’Andalousie, sous la dynastie omeyyade de Cordoue (756-1032), fut une terre heureuse de métissage. La fameuse « convivencia » confessionnelle, interreligieuse et interculturelle y était vécue dans la paix et la tolérance.(1) Les savants juifs, chrétiens et musulmans se réunissaient et parlaient librement des affaires de la foi, de la raison et de la science.

Le brassage civilisationnel réussi des trois religions monothéistes à cette époque-là reste un modèle qui inspire jusqu’à ce jour. Preuve en était que, sur le plan politique, le roi Abderahmane III (912-962) a envoyé un religieux catholique pour le représenter auprès de l’empereur de Constantinople. Ce qui a permis aux savants ainsi qu’aux deux souverains de créer des liens durables d’amitié. Pour signifier sa gratitude, l’empereur aurait adressé, de son côté, en cadeau au calife de Cordoue, la capitale d’Al-Andalus (Andalousie), un nouveau manuscrit illustré d’un ouvrage grec.

À vrai dire, jusqu’à la fin de la dynastie des Almohads (1123-1269), Cordoue fut une cité cultivée, prospère et tolérante. Elle reprit, à son compte, le rôle de Bagdad, tant vis-à-vis de l’islam que du judaïsme, et devint, avec le Caire, le centre du rayonnement intellectuel du monde islamique après le déclin de l’empire abbasside.

Le dernier grand philosophe musulman de cette ère des lumières n’était autre qu’Ibn Rushd, mieux connu, en Occident, par son nom latin Averroès. Il naquit en 1126 à Cordoue. En Europe, Averroès est appelé « le Commentateur » parce qu’il a commenté l’oeuvre complète d’Aristote. Philosophe, théologien rationaliste, juriste, mathématicien et médecin, il reprit les écrits des savants grecs, dont Hippocrate (460-377 av. J.C), un médecin philosophe durant le fameux siècle de Périclès (494-429 av. J.-C.), connu pour avoir fréquenté le cénacle de philosophes, composé de Platon, Aristophane, Sophocle, Hérodote, Eschyle et tant d’autres. 

Et c’était là que la traduction a servi de moyen de vulgarisation du savoir philosophique. De même, c’est par la traduction de ses commentaires en arabe qu’Aristote fut introduit dans le vieux continent. La chaîne de transmission des connaissances dans le monde n’a pu être reliée, sans l’apport de l’Orient en général et de l’espace musulman en particulier. Et ce fut Averroès qui ne croyait ni en l’immortalité de l’âme ni en la création de l’univers, qui a semé les graines de la critique en théologie, jusqu’au point de provoquer un séisme intellectuel dans toute l’Europe, viscéralement attachée à ses racines judéo-chrétiennes.

Sa thèse est formulée de la manière suivante : « Il n’y a qu’une vérité, mais il y a deux manières pour trouver cette vérité : par la foi d’abord, puis aussi par la raison philosophique. » Si ces deux variantes se contredisent, il n’en reste pas moins que complémentaires, ce qui implique que les textes sacrés puissent être interprétés de manière allusive ». Autrement dit, dans la vision d’Averroès, quand on est à la recherche de la Vérité, la philosophie (ou la science) devrait prendre l’ascendant sur la foi. S’ensuit que la relativité du jugement ou du constat est de rigueur. N’est-ce pas là le point de départ du rationalisme critique (Asr al-nakd), à l’origine du principe de la laïcité, éclos au début du XIX e siècle en France ?

Un rationalisme critique où la philosophie eut sa part dans la construction et l’épanouissement de la Cité califale. Averroès fut, en quelque sorte, le précurseur du mouvement de l’Aufklärung (les Lumières), au XVII e siècle, auquel le célèbre théologien humaniste Érasme (1466-1536), aurait déjà ouvert la voie en Europe !

Pour Averroès, la religion n’est pas contre la raison ni moins encore contre la rationalité, mais une lumière prismatique, diversement interprétable. D’où l’importance primordiale de l’étude de la philosophie, perçue par lui comme « wadjib dinni » (un devoir religieux). D’une certaine manière, ce penseur musulman fait valoir que l’ennemi du croyant est « dedans » (en lui-même, dans ses certitudes), plutôt que « dehors », dans sa foi, dans le corps des textes sacrés, ou dans la société.

L’autocritique étant à revaloriser dans la quête de la foi, la vraie ! Ainsi, « îlm El fiqh » (la théologie) et « el-Idjtihad » (l’exégèse) sont des disciplines aussi incontournables qu’indissociables, devant avec « el-falsafa » (la philosophie), déboucher sur la lumière de la Raison. Cette position ne s’approche-t-elle pas, en effet, par certains aspects, de celle du poète syro-libanais Adonis qui, tout en se revendiquant de l’athéisme, fait une distinction capitale entre la philosophie de la pensée et celle de la croyance ? 

Ce n’est guère un mystère si les thèses d’Averroès furent rapidement adoptées et apprises dans les grandes universités européennes : Oxford, Padoue, Paris, Bologne, entre autres. Toutefois, comme les arguments et le langage philosophique d’Aristote étaient trop présents dans ses textes, l’Eglise catholique n’a ménagé aucun effort pour restreindre leur propagation. En 1277, par exemple, un évêque parisien aurait condamné et interdit les idées d’Averroès, en s’appuyant sur les propres arguments d’Abu Hamid Al-Ghazâlî (1058-1111), un théologien soufi « rigoriste », en désaccord avec l’idée de l’usage de la philosophie dans le domaine théologique.(2) 

Si l’oeuvre d’Al-Ghazâlî eut un tel impact négatif sur le processus de l’évolution de la raison philosophique en terre d’Islam, ce fut Thomas d’Aquin (1225-1274) qui aurait remporté, en fin de compte, le débat contre Averroès en Europe. Avec ses livres « Contre Averroès » et « Summa Theologica », dans lesquels il aurait utilisé la logique d’Aristote (et ironiquement aussi celle d’Averroès) pour remettre la théologie au-dessus de la philosophie, il réussit le pari d’apporter sa caution à l’Eglise ! Celle-ci, appuyée par ses défenseurs, a mis fin à la pensée révolutionnaire d’Averroès.

En un mot, l’Islam des lumières fut vaincu par l’intégrisme ecclésiastique de l’Occident chrétien, au milieu du Moyen âge ! Thomas d’Aquin, pour qui la rivalité entre le spirituel et le profane sert de ressort à la dialectique de l’existence humaine, a tiré vers le bas le rôle du philosophe dans la Cité, même s’il a reconnu à demi-mot son importance vitale. « L’Auctoritas » (l’autorité spirituelle détenue par l’Eglise), en connivence avec « Potestas », (le pouvoir politique), devraient dominer, selon lui, l’Agora de la philosophie.

Il serait judicieux de mentionner que, jalousée, oubliée des siens, reléguée au statut d’infra-culture critique et parfois « contestataire », la philosophie d’Ibn Rushd—lequel fut pour rappel un philosophe officiel dans un islam de Lumières hégémonique—, n’eut pas le même sort que celle des philosophies rationalistes de son époque. Le Rabbin Moïse Maïmonide (1138-1204), pour n’en citer que celui-là, lequel pensait pourtant dans le cadre d’un judaïsme dominé à l’intérieur de la Cité musulmane, fut porté au summum de la gloire. (3) Médecin juif, juge, théologien, philosophe et commentateur d’Aristote, ayant vécu entre Cordoue et Fès, il était resté, même après sa mort, vivant dans la mémoire universelle.

De surcroît, il est adulé jusqu’à nos jours comme maître d’une partie de la philosophie occidentale. Ironie du sort, Averroès dut attendre plus de quatre siècles après sa mort pour rencontrer un franc succès. Son sort n’était point différent de celui d’un certain Spinoza (1632-1677), un des pères des Lumières en Occident, appelé le Baruch. Ce dernier, était issu d’une famille juive ayant fui l’Espagne, à cause de l’acharnement des tribunaux d’Inquisition. La Reconquista est officiellement achevée le 6 janvier 1492, Grenade redevint ibérique, le Christianisme était toujours pour les royautés chrétiennes « un fonds de commerce », dont les actions étaient soutenues, au besoin, par le pape lui-même. Les juifs, comme les musulmans d’ailleurs, étaient condamnés à mort ou obligés de se convertir. (4) 

L’unité monothéiste rêvée auparavant a volé en éclats. A Amsterdam où il était né près de deux siècles plus tard, Spinoza dont les idées étaient baignées dans Averroès et Maïmonide aurait transformé tout son héritage ancestral fait d’exclusion, de souffrance et de marginalisation en idées novatrices. Ainsi, il développa un discours moderniste en faveur de la pensée critique, lequel eut une influence considérable sur l’éclosion de l’époque des Lumières. Somme toute, la raison critique occidentale doit son existence au monde musulman. Courroie de transmission entre l’Orient et l’Occident, ce dernier a, de tout temps, joué ce rôle d’intermédiaire entre les religions monothéistes, et aussi, celui du passeur des sciences ainsi que de la rationalité.

Il est, quoique l’on en dise, à l’origine d' »el-hadatha » et « el mouaâssara » (la modernité au sens occidental du terme) (5), dans la mesure où il a contribué, via les traductions de la philosophie grecque et ses enrichissements de différents disciplines scientifiques (géométrie, astrologie, médecine, chimie, algèbre, logique, philosophie, littérature, etc), au ruissellement de la pensée moderne par divers affluents. Rien qu’à parler du conte des « Mille et une Nuits », traduit au départ par des savants musulmans du persan, et l’influence qu’il a exercé sur les auteurs européens, latino-américains, africains, on se rend compte de l’immense contribution du monde musulman au patrimoine de l’humanité. Hélas !

Faute d’aggiornamento, ce legs civilisationnel s’est effrité au fil des siècles, malgré les tentatives de réforme moderniste de quelques savants illuminés, tels que Muhamed Abdou, El-Afghani, Rafaât El Tahtâwi, Mohamed Ikbal et tant d’autres, à partir du XVIII e siècle. Sclérosée, dévitalisée, ritualisée, « tabouisée » et « virusée » par les pouvoirs autoritaires en place, la religion musulmane s’est aujourd’hui métastasée, en raison de sa contamination par des pensées intégristes cancérigènes. En outre, elle a été mise au ban de l’histoire, après avoir longtemps été un foyer d’inspiration littéraire, de production scientifique et de métissage interculturel ou interreligieux fût-il. (6)

Cela dit, le livre d’Oswald Spengler, « Le Déclin de l’Occident« , qui eut un retentissement considérable, il y a près d’un siècle, nous amène aussi, à présent, à nous poser une question toute simple : ce déclin n’a-t-il pas pris de nos jours l’allure irréversible d’une ruée vers l’abîme ? En ce qui a trait à la puissance, à la richesse, à l’influence, l’Occident garde encore sa suprématie. Seulement, ce qui est en cause, ce ne sont ni ses moyens ni même sa volonté de survivre, mais sa foi en sa survie.

Le terme « foi » revêt ici un aspect important dans l’équation, d’autant que la véritable crise de ce temps, c’est surtout celle qui marque nos rapports avec la foi, plutôt que celle qui affecte l’énergie, la monnaie, le produit intérieur brut, l’apocalypse nucléaire, la sexualité, le capital, la transition énergétique et tant d’autres domaines encore, objet de préoccupations passagères, dont les journaux, les médias, l’internet, la télévision, glosent sans jamais se lasser, interminablement.

Mais pourquoi « la foi » ? La réponse est tout autant simple que celle d’ailleurs concernant la Raison-critique qui manque, actuellement, au monde musulman : au départ de toute pensée, il y a l’interrogation intime sur l’acte de croire ou ne pas croire ! Une question légitime, mais aussi fondamentale dont on ne peut jamais se débarrasser, malheureusement, malgré, d’une part, le poids de « l’obligation de croire » imposé par un certain dogme fanatisé sans lien avec la foi réelle à quiconque différent de la foi-religion commune dans le monde musulman. Et de l’autre, le sacerdoce de la Liberté, posé comme une ligne rouge à ne pas franchir dans ces sociétés occidentales désenchantées, et acquises à l’idéal de la laïcité, au nom duquel l’on se permet parfois tout et n’importe quoi.

Il y a, si l’on ose dire, une sorte de « parallélisme contradictoire », qui creuse le fossé des conflits, des guerres, des crises spirituelles, des chocs civilisationnels. Cela dit, les deux trains historiques « oriental et occidental » (foi et raison) forment au terminus une courbe de pointillés, se culminant en des divergences insurmontables…

Kamal Guerroua

  Notes de renvoi :

1-Le concept de « convivencia » (presque intraduisible en français)aurait été inventé, pour la première fois, en 1948 par le philologue espagnol Americo Castro. Ce dernier parle, d’abord, de l’idée de coexistence religieuse harmonieuse dans l’Espagne musulmane, mais sa pensée dérive parfois sur les aspects négatifs d’un tel état de fait, en évoquant « la enfermedad del alma español » (la maladie de l’âme espagnole). Voir à ce propos España en su historiaCristianosmoros y judíos« , Barcelone, Crítica, 1983, 1re édition, Buenos Aires, Losada, Argentina, 1948. 

2-Al-Ghazâlî, connu en Occident sous le nom d’Algazel, a produit vers 1095 un livre (contre Avicenne) resté célèbre dans l’histoire « Tahâfut al-falasifa » (l’incohérence des philosophes), où il remet en cause par le recours à une méthode d’analyse philosophique, tout apport positif de la philosophie dans l’étude théologique des textes du Coran. Averroès lui a répondu, plus tard, en 1171 par un livre-phare »Tahâfut al-tahâfut »(L’incohérence de l’incohérence), rejetant toute accusation contre la philosophie. 

3-Jacques Attali, Raison et foiAverroèsMaïmonideThomas d’Aquin, Editions de la Bibliothèque Nationale de France, Paris, 2004.

4-Je conseille mes lecteurs qui veulent s’informer davantage sur l’Espagne sous les tribunaux de l’Inquisition de lire le superbe roman d’Anouar Benmalek, Ô Maria, Fayard, Paris, 2006. 

5-Sur les concepts de « el-Hadatha » « Takadoum », « el-Hadhara », « el-Mouaâssara » « Nahda », cf, Malek Bennabi, Le problème de la culture, Préface et parties inédites de l’auteur, édition El Borhane, Alger, 2014.

6-À propos des concepts de l’interculturalité, l’intraculturalité, la transculturalité et leur rapport avec la religion, cf mon article « Culture et religion : dialogue ou conflictualité ? » El Watan, 2 octobre 2011. 

 

Auteur
Kamal Guerroua

 




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