La définition du mot foncier selon le dictionnaire de l’Académie française est : « Qui consiste en un bien-fonds et, plus particulièrement, en une propriété terrienne » Ce terme qui est un substantif, peut aussi être utilisé comme adjectif. On dira par exemple « propriétaire foncier, rente foncière, impôt foncier, taxe foncière, … etc …». Le sens du mot « bien-fonds » utilisé ici est selon le même dictionnaire : « Bien immeuble, comme une terre, une maison, un bâtiment ».
Bref, dans cette définition et dans toute les définitions présentées par une multitude de dictionnaires ou d’études, qu’il est fastidieux de les citer toutes ici, le mot foncier apparaît toujours lié à la notion de propriété. Mais, posséder individuellement une terre ou un bien immobilier, en général, quoi de plus normal ? Cela semble même intuitif.
Pourtant cela ne l’est pas. On peut simplement prendre l’exemple qui est près de nous : le cas des éleveurs nomades dans les steppes en Algérie. Ce sont bien des agriculteurs puisqu’ils produisent un produit agricole qui atterrit sous forme de viande dans nos assiettes, pourtant il ne se pose à eux aucun problème foncier du fait que la notion de propriété foncière agricole privée est étrangère à leur culture, leurs lois, leur droit et leur organisation sociale.
Dans cette culture qu’on pourrait désigner par le qualificatif « pastorale » (mot dérivé de pastoralisme), la terre revêt ou revêtait un statut juridique dit « arch ». On pourrait sommairement considérer celui-ci comme équivalent à un statut collectif qui ne reconnait que des droits de jouissance et non d’appropriation.
Ce statut juridique s’étendait même à une grande partie des terres agricoles du nord jusqu’au début de la colonisation qui y mit fin par l’introduction du droit civile français relevant de ce qu’on appelle « le Code napoléonien » promulgué le 21 mars 1804 par Napoléon Bonaparte en France, sur la base des principes du droit romain pour ce qui concerne la propriété. Celui-ci est basé sur le triptyque de l’« usus », « fructus » et « abusus » défini ci-après :
- usus : le droit de se servir d’un bien sauf usage prohibé par la loi,
- fructus : le droit de percevoir les fruits qu’un bien peut produire,
- abusus : le droit de disposer d’un bien : le vendre, le transformer, le détruire …etc…
Le dernier terme relatif à « l’abusus » est inconnu dans le droit coutumier« arch ».
A la veille de la colonisation le paysage juridique du foncier agricole algérien était marqué par le type « arch » et marginalement par la propriété privée dite « melk » régie par le droit musulman. L’introduction du droit Napoléonien en Algérie à partir de plus ou moins 1870, généralise la propriété privée de la terre au détriment du droit coutumier « arch ». Cette mesure favorise alors le transfert légal , d’environ 3 millions d’hectares des terres agricoles du Nord, aux mains des fermiers européens et des dignitaires issus de l’ancien appareil administratif turc comme les bachaghas et les caïds, sur lesquels s’appuyait l’administration française pour gérer les affaires « arabes ».
Les terres steppiques quant à elles, situées à moins de 400 mm de pluviométrie et jusqu’aux limites nord du Sahara conservent la vocation pastorale et leur statut juridique « arch ». Les terres sahariennes, pour des raisons évidentes d’aridité les rendant impropres à l’activité agricole ne disposèrent historiquement d’aucune législation foncière particulière à l’exception des oasis qui de tout temps ont été régies et le sont encore, par un droit coutumier spécifique, basé sur la possession des parts d’eau d’irrigation et des palmiers et non de la terre.
A l’extérieur des oasis, l’immensité des terres sahariennes restantes demeure du domaine des chameliers nomades que nous connaissons peu, à ce jour.
Voilà sommairement, quelle était la situation foncière de l’Algérie depuis la colonisation jusqu’à l’Indépendance. Mais est-il juste d’affirmer que la propriété foncière privée des terres agricoles du Nord ne fût généralisée que depuis la colonisation en Algérie ? Il n’y a pas de certitude sur cette question.
Si vraisemblablement, le schéma de différentiation du droit foncier selon le transect géographique : terres du Nord /steppe /Sahara, était celui qui a marqué l’Algérie jusqu’à la veille de la colonisation, il n’est pas exclu qu’une importante part des terres agricoles du Nord n’aient pas été dominée par la propriété privée à un autre moment de son histoire. On retrouve ces traces d’information dans trois sources au moins:
- Les écrits d’Ibn Khaldoun au XIV ème siècle. Dans la « Moqqadima » (Prolégomènes : 2ème tome, partie II du livre I), figure un court chapitre intitulé : « Comment un grand nombre de maisons et de fermes se trouvent dans la possession de quelques habitants des villes ». L’auteur y écrit : « Tantôt ce sont des biens-fonds qu’ils héritent de leur parent … Tantôt ils les achètent par spéculation, ce qui a lieu quand la dynastie régnante est sur le point de succomber … Il en résulte que les propriétaires s’en débarrassent à vil prix et qu’on achète leurs propriétés presque pour rien … »
- Les Tablettes d’Albertini. Ce sont des tablettes en bois de cèdre découvertes en 1928 à 100 km environ de Tébessa, datées de l’époque vandale vers 400 ap. JC (soit 1600 ans d’âge), conservées au musée d’Alger. Elles constituent des actes notariés portant sur des transactions foncières et des transactions d’esclaves. Bien que l’Algérie ne fasse plus partie de l’empire romain à cette époque, ces actes notariés étaient encore régis par le droit romain qui continuait à s’appliquer, selon plusieurs auteurs.
- L’écrit de l’agronome carthaginois Magon, daté de 2300 ans. Magon écrivait toujours en première page de ses livres le texte suivant : « Que celui qui achètera un champ, vende sa maison, de peur qu’il ne préfère donner ses soins à ses pénates de la ville qu’à ceux de la campagne. Celui qui prodigue tant d’affection à son domicile de la cité, n’a pas besoin d’un domaine champêtre ».
Des trois citations ci-dessus émergent deux points essentiels :
- L’existence de la propriété privée de la terre est un fait qui remonte très loin dans l’histoire du Maghreb et ne peut pas se réduire à celle de la colonisation de l’Algérie.
- Cette propriété de la terre pouvait passer entre les mains de citadins (gens habitant la ville) qui ne sont impliqués ni directement dans la ruralité ni dans la production agricole.
Cette dernière observation exprimée par Magon, dans l’antiquité il y a de cela 2300 ans et reprise par Ibn-Khaldoun au Moyen âge, a été exprimée encore en terme plus moderne par les textes de la Révolution agraire de 1971, il y a peine 50 ans, soit 2300 ans après qu’elle fût observée par Magon.
« … Les quelques sondages récents qui ont pu être faits, prouvent que les grosses propriétés ne sont pas rares et qu’une part importante (variable selon les régions) des terres cultivables, appartiennent à des citadins ou à des personnes qui n’exercent pas le métier d’agriculteur et se contentent de prélever une rente foncière diminuant d’autant le revenu qui reste aux populations rurales … » (Charte de la révolution agraire. Journal officiel de la république algérienne. 30 novembre 1971).
Aujourd’hui, on utilise la notion de rente ou de rentier pour désigner les propriétaires citadins qui possèdent des terres agricoles et il est évident que c’est à ce type de propriétaires que Magon et Ibn Khaldoun font allusion dans leurs écrits. Ils n’ont simplement pas les mots et les connaissances économiques pour exprimer cette notion de « propriété rentière des terres agricoles » dans les termes que nous utilisons aujourd’hui.
Ce transfert de la propriété foncière agricole des mains des paysans agriculteurs à celle des citadins non agriculteurs est un fait particulier qui marque l’histoire agricole et paysanne du Maghreb. Cette particularité des pays du Maghreb et donc de l’Algérie, n’existe pas dans les pays européens modernes dont le régime foncier est plus simple et l’agriculture plus performante.
Il n’existe pas dans ces pays ni d’ailleurs en Amérique du Nord, des propriétaires de terres agricoles citadins qui vivent du prélèvement de la rente foncière, à moins de quelques cas rarissimes. Soit ils sont agriculteurs (au sens opérationnel du mot) et propriétaires de leurs terres soit ils ne le sont pas.
Cette différence entre les pays européens et ceux du Maghreb en matière du contrôle social du foncier agricole, s’explique vraisemblablement par une évolution historique distincte de chacun de ces pays (hypothèse qui reste bien sûr à étayer par des recherches historiques qui ne relèvent pas de nos compétences). Alors que les pays d’Europe ont connu après la chute de l’Empire romain, un moyen âge marqué par ce qu’on appelle le régime féodal, les pays du Maghreb ont connu une autre trajectoire avec d’une part un droit romain qui continuait à s’appliquer même après la chute de Rome (à l’exemple des tablettes d’Albertini citées plus haut) et d’autre part l’arrivée de l’islam vers l’an 700 porteur d’une législation foncière, fondamentalement peu différente de celle du droit romain.
Dans le système féodal européen, il n’existait pas de transaction sur la terre, celle-ci est, par définition un patrimoine du fief et donc appartenant au seigneur seul, comprenant les paysans qui vivent sur ses terres. Ces dernier étaient appelés « des serfs », soit en quelque sorte « les serviteurs du seigneur » et dont le sort était peu différent de celui des esclaves.
Le Maghreb n’a pas connu ce type d’organisation économique et social et le paysan maghrébin n’ayant jamais été astreint au servage est resté en quelque sorte « libre ». Selon sa débrouillardise et le contexte économique, il pouvait acheter ou hériter sa propre terre ou se faire engager, pour les moins chanceux d’entre eux, par contrat de type « khemassa » chez un propriétaire terrien non agriculteur lui-même.
Il existait un marché foncier qui faisait complètement défaut dans les systèmes féodaux européens, où les citadins pouvaient acquérir des terres agricoles et accumuler la ressource foncière entre leurs mains. Le but de ces acquisitions dans le monde maghrébin, semble avoir été équivalent en quelque sorte, à celui de l’achat d’une assurance-vie en prévision des mauvais jours ou de la vieillesse et aussi pour assurer une vie décente à la progéniture en cas de disparition du chef de famille. C’est dans ces termes qu’Ibn Khaldoun explique la motivation de ces acquisitions. Il écrit « … d’après ce que nous avons entendu dire aux vieillards dans plusieurs villes, on achète des maisons et des fermes afin de ne pas laisser ses jeunes enfants sans ressources si l’on vient à mourir … ».
Nous voilà donc en présence de deux systèmes différents
L’un féodale en Europe, maintenant les paysans dans la servitude et le second au Maghreb, laissant « libres » les paysans mais avec un système foncier permettant leur dépossession au profit des citadins rentiers. Ces deux systèmes qui ont probablement été en mesure d’assurer une cohésion sociale à leur époque devaient inéluctablement tomber en désuétude plus tard pour libérer les énergies productives paysannes et permettre le progrès social et économique du monde rural et du monde paysan.
Ce fût le cas du système féodale qui pour le cas de la France, fut aboli durant la révolution française par le décret historique dit « décret du 4 août 1789 » qui a ouvert la voie à la libération du paysan, son émancipation et sa modernisation.
Ce décret, voté dans la nuit par la première assemblée nationale constituante de l’histoire de France, dans un contexte d’émeute des paysans contre les seigneurs et leurs biens, énonce dans son premier article : « L’Assemblée nationale détruit entièrement le régime féodal, et décrète que, dans les droits et devoirs tant féodaux que censuels, ceux qui tiennent à la mainmorte réelle ou personnelle, et à la servitude personnelle et ceux qui les représentent, sont abolis sans indemnité » (censuel : dérive du mot cens qui est une redevance foncière due au seigneur qui possède les titres sur la terre. La mainmorte est l’incapacité dont sont frappés les serfs de transmettre leurs biens à leur décès).
Libéré du carcan féodal qui bloquait ses énergies, évoluant dans le contexte de la révolution industrielle qui suivit, soutenu par l’enseignement avec entre autre la création de l’Institut national agronomique de Paris créé en 1848 et par la recherche scientifique regroupée un siècle plus tard au sein de l’Institut national de la recherche agronomique fondé en 1946 et encadré par un puissant service d’assistance technique et financier, le paysan français apparu dans le décor social avec la Révolution française de 1789 est aujourd’hui un agriculteur de plein droit, doté de sa terre et de ses moyens. Il génère les richesses agricoles de la France devenue aujourd’hui, la première puissance agricole en Europe.
Qu’en est-il de l’Algérie et de ses paysans ? N’ayant pas connue la phase historique du féodalisme européen comme système sociale et économique ni de révolution sociale au sens premier du mot ? Nous sommes restés coincés dans le système agraire archaïque rentier qui remonte à plus de 2000 ans.
Une tentative malheureusement avortée de remise en cause de ce système (pour ne pas dire destruction de ce système pour éviter la charge de violence que porte ce mot et que le fameux décret de la révolution française n’a pas hésité à utiliser) a eu lieu dans les années 70 avec la promulgation de la loi du 8 novembre 1971 portant révolution agraire. Dans son article 2, relativement équivalent au premier article du décret français du 4 août 1789 mais en moins violent, elle proclame l’abolition du système rentier : « Sont abolis les droits des propriétaires agricoles qui ne participent pas effectivement à la production et ceux des exploitants qu’ils soient propriétaires ou non, qui négligent le travail de la terre … ».
En précision à l’article 2, l’article 28 stipule : « Est aboli le droit de propriété exercé sur toute terré agricole ou à vocation agricole par tout propriétaire réputé non-exploitant aux termes de la présente ordonnance … ». Et enfin l’article 30 défini le terme de non-exploitant : « … Est réputé propriétaire non-exploitant … tout propriétaire qui, dans le courant de l’année agricole en cours, a confié l’exploitation de sa terre à une ou des tierces personnes moyennant versement d’une rente ou d’une rémunération en espèces ou en nature …»
Il stipule en outre, dans l’alinéa suivant : « … pour la mise à exécution des mesures de nationalisation, il n’est tenu compte, ni du contenu de l’accord relatif à ladite rente ou rémunération, ni de la nature ou de la forme du contrat qui la matérialise ». On retrouve dans cette dernière citation, l’esprit de l’article premier du décret révolutionnaire français du 4 août 1789 qui décrète « … les droits et devoirs tant féodaux que censuels, ceux qui tiennent … à la servitude personnelle et ceux qui les représentent, sont abolis sans indemnité … »
Le cœur du projet de cette réforme porté par la révolution agraire et son enjeu fondamental était de supprimer le goulot d’étranglement imposé par le système archaïque rentier au développement agricole et à la libération des énergies productives paysanne. Toutes les autres dispositions ne portaient que sur les aspects formels d’organisation des types d’exploitation : coopérative, individuelle ou autre, qui pouvaient être révisées et réadapter à n’importe quel moment.
Pour ce qui est des débats politiques qui ont eu lieu pendant ou après cette mesure : Boumediene ou pas Boumediene, dictature ou pas dictature, socialisme ou pas socialisme, ils sont tout à fait secondaires par rapport à l’enjeu central qui était de supprimer les freins opposés à l’élévation de la productivité agricole et remettre naturellement le paysan au cœur de l’activité agricole. Cette mesure n’avait en réalité aucune couleur ni politique ni idéologique, elle relevait tout simplement du bon sens et de la gouvernance normale.
Si la mesure de libération du féodalisme entreprise par la révolution française de 1789 il y a plus de 200 ans, a rétabli le paysan français dans sa vocation première d’agriculteur, celle que nous devions mener pour rétablir le nôtre, en le libérant du modèle archaïque de la rente foncière, a été raté. Non pas pour des raisons qui relèvent de la rationalité économique mais pour des raisons idéologique obscures se nourrissant d’un islamisme « Boukhariste » et d’une vision économique affairiste.
La descente aux enfers a commencé sous la présidence de Chadli Bendjedid, accélérée par Abdelaziz Bouteflika et le parachèvement, actuellement en cours, s’effectue sous le mandat d’Abdelmadjid Tebboune avec son soi-disant « investisseur agricole » qui rêve « d’hacienda » et de méga entreprise agricole, aujourd’hui remise en cause dans les pays les plus capitalistes au monde d’Europe et d’Amérique du Nord. Tous les pays du monde capitaliste ou pas, font des réformes agraires pour ajuster leurs structures agraires aux impératifs du développement et équilibrer la répartition du revenu national sauf l’Algérie qui fait de la contre-réforme.
Sans remettre à l’ordre du jour, une réforme agraire profonde qui remet au centre de la pensée et de l’action, le rôle du paysan dans l’acte agricole, l’élimination de la rente foncière, et la sortie du monde rurale de la misère, il n’y aura ni agriculture, ni progrès, ni soi-disant indépendance alimentaire, ni indépendance tout court. La question est d’autant plus grave et le débat plus sérieux, quand on considère notre croissance démographique, l’ampleur prise par l’exode rurale et l’immigration clandestine, le bétonnage des terres agricoles et la croissance monstrueuse des villes, le tout dans un contexte de réchauffement climatique certain, qui met en péril les ressources en eau et la résilience des écosystèmes.
Dans l’article qui suivra, sera évoqué l’historique agricole de l’Algérie indépendante et le processus qui a été initié sous Chadli Bendjedid pour la remise en cause de cette réforme agraire initiée dans les années 70, si fondamentale pour le développement de notre société en général et du monde rural en particulier, après la longue nuit coloniale.
« Cette remise en perspective historiques des changements sociaux enregistrés au cours de ce demi-siècle qui nous sépare de l’indépendance nationale, est nécessaire, car les études réalisées sur le secteur agricole au cours de ces trois ou quatre dernières décennies ignorent souvent le passé. Le fil historique a été effacé volontairement par les années de réformes libérales dans lesquelles s’est engagée l’Algérie depuis les années 1980. Peu de personnes inscrivent encore, le présent agricole en référence à ce passé historique » (Omar Bessaoud). Fin de la première partie
El-Hadi Bouabdallah,
Ingénieur agronome à la retraite