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Foncier agricole en Algérie : va-t-on dans le sens de l’histoire ? (2)

L'agriculture

Le foncier agricole est une question cruciale en Algérie

Le chef de l’Etat, Abdelmadjid Tebboune a évoqué « le problème du foncier agricole » dans son discours devant l’UNPA (Union nationale des paysans algériens) prononcé le 26 novembre 2024 dans les termes suivants : « … Monsieur Dilmi (milliardaire du lait en poudre et président de l’UNPA. Commentaire rajouté par l’auteur) a posé le problème du foncier agricole et à juste titre, car ce problème était déjà posé, héritage des années 70 et même depuis notre indépendance. Nous essayerons, Inchallah de clore définitivement ce dossier au courant de l’année 2025 … »

Si Abdelmadjid Tebboune souligne d’entrée de jeu, que ce problème est posé depuis notre indépendance, il propose par contre de « … clore définitivement ce dossier au courant de l’année 2025 … ». On peut se poser alors légitimement, la question de savoir comment le président compte s’y prendre pour régler en quelques mois en 2025, un problème irrésolu depuis 62 ans et qui prend ses sources dans la profondeur de notre histoire, sans envisager une réforme profonde de notre agriculture ?

De deux choses l’une : soit il vise simplement à offrir aux soi-disant « investisseurs agricoles », le pactole de 2 300 000 ha des plus belles terres agricole d’Algérie, au détriment des 51762 paysans qui en sont actuellement attributaire suite au démantèlement à la fin des années 80, des 3400 domaines autogérés, soit il formule comme d’habitude un vœux creux pour meubler le vide de son programme. Ce qui est toutefois certain, est que cette question du foncier agricole n’est pas un problème technique qui se résout en quelques mois comme le prétend Abdelmadjid Tebboune. Elle revêt une dimension historique, sociale, politique, économique et même psychologique qui mérite plus de sérieux pour sa prise en charge.

A commencer par le traitement de cet attachement morbide et inexplicable de nos gouvernants à un « investisseur agricole abstrait » pour remplacer le paysan. Ce syndrome semble être sous le contrôle d’un double déterminisme « psychosocial ». L’un est le fruit d’un atavisme  qui garde nos gouvernants sous l’emprise de la rente foncière agricole et le second relève plutôt du domaine psychologique.

Il découle d’un imaginaire imprégné de l’image d’Épinal du fermier pied noir ayant réussi dans le domaine agricole – une sorte de « syndrome de Stockholm gouvernemental », si on peut dire. Dans ce brouillard « psycho-socio-idéologique », le paysan est considéré, dans cet imaginaire pathologique de nos dirigeants, comme un être irrationnel, « un cul terreux », incapable de se hisser au statut d’entrepreneur agricole moderne.

C’est une disposition mentale de même nature (selon Pierre Bourdieu) qui a conduit l’administration coloniale, à remplacer le paysan algérien par le fermier européen. Ce dernier, au « cul moins terreux » était considéré plus rationnel. C’est dans ce trouble « psycho social » que baignent nos gouvernants d’aujourd’hui, avec l’incompétence en plus.   

Plus de soixante ans se sont écoulés depuis notre indépendance, et du délabrement dans lequel se trouve notre agriculture aujourd’hui, nous sommes les seuls responsables. Soixante ans, c’est déjà l’histoire. Il faut la rappeler pour mieux comprendre notre présent, peut-être serions-nous alors en mesure de sauver l’avenir.

Comme l’écrit Omar Bessaoud « Cette remise en perspective historiques des changements sociaux enregistrés au cours de ce demi-siècle qui nous sépare de l’indépendance nationale, est nécessaire …. Le fil historique a été effacé volontairement par les années de réformes libérales dans lesquelles s’est engagée l’Algérie depuis les années 1980. Peu de personnes inscrivent encore, le présent agricole en référence à ce passé historique ».

Dans ce qui suit, nous tentons un survol historique de ces années, pour tenter d’éclairer sous ce jour, la question du foncier agricole dont Abdelmadjid Tebboune promet de plier le dossier en quelques mois de cette année 2025.

Pour une meilleure compréhension de cet historique, rappelons brièvement quelques définitions, déjà évoqués dans un article précédent, des catégories « d’opérateurs » engagés dans l’économie agricole. On définit théoriquement trois catégories d’opérateurs agricoles qui existent depuis les débuts de l’histoire de l’agriculture documentée par l’écriture, soit environ depuis 7000 ans et l’Algérie n’y échappe pas. A savoir :

Dans le parler algérien courant, toutes ces catégories sont indistinctement désignées par l’expression de « fellah », alors qu’en réalité elles se différencient par leur rapport à la terre. Ces définitions ne sont pas complètes, car pour le cas de l’Algérie comme pour le Maghreb en général, il y a le cas particulier des éleveurs de bétail qui génèrent aussi un produit agricole mais sans lien de propriété avec la terre.

Dans ce type d’agriculture, la propriété privée de la terre n’existe pas. C’est le cas des éleveurs de moutons dans la steppe. Pour ces « agriculteurs », l’objet du travail n’est pas la terre mais le troupeau d’animaux. Ils exploitent la végétation naturelle sans intervenir sur celle-ci et nomadisent à la recherche de nouveaux pâturages. Ce mode d’agriculture est désigné par le mot « pastoralisme » et on n’applique pas le qualificatif de Paysan, ou de Fellah à ceux qui le pratiquent. On les désigne en Algérie plutôt par le mot « Mouwal ». Dans ce monde pastoral, la différenciation des opérateurs ne se fait donc pas sur la base de leur lien à la propriété terrienne mais de leur lien à la propriété des animaux (ou des troupeaux).

En Afrique du Nord, le pastoralisme se caractérise aussi comme dans l’agriculture par trois types « d’opérateurs » dont la nature ne diffère pas fondamentalement de celle des « opérateurs agricole ». On distingue :

Ces catégories d’opérateurs forment la réalité sociologique concrète du monde agricole algérien et présentent l’une par rapport à l’autre des intérêts évidemment contradictoires. Les détenteurs de terres et de troupeaux sans qu’ils ne soient eux-mêmes agriculteur ou éleveurs vivent d’une rente prélevées au détriment des paysans pauvres, des paysans sans terre et des bergers. Pour les agriculteurs propriétaires de leur terre ou d’un troupeau, en l’absence d’organisation pour défendre leurs intérêts, ils occupent une position économique précaire. Soumis aux aléas du marché et du climat, ils peuvent perdre à tout moment leur patrimoine en faveur des propriétaires rentiers et rejoindre la cohorte des paysans pauvres ou sans terre. Cette catégorie est particulièrement visée par ce qui est appelé aujourd’hui « les investisseurs agricoles ».

Une fois, ce tableau sociologique du monde rural dressé sommairement, comment se reflète-t-il juridiquement dans les lois ? On peut distinguer deux périodes dans la définition juridique de l’opérateur agricoles en Algérie. La période qui commence par l’indépendance jusqu’à la fin de la période marquée par la révolution agraire qui a duré environ 20 ans, et la période post révolution agraire à nos jour, celle-ci débutant par la gouvernance sous la présidence de Chadli Bendjedid soit environ depuis 42 ans.

La période comprise entre l’indépendance et la fin de la période de la révolution agraire n’a pas vue de définition précise de l’opérateur agricole, mais la législation s’est basé sur une perception, disons intuitif du monde rural et de la société algérienne issue des rapports de forces qui ont marqué son histoire coloniale et son combat libérateur.

La charte de la révolution agraire (RA) exprime clairement une conscience de la structure en classes antagoniques du monde rurale et de la multiplicité des opérateurs agricoles aux intérêts divergents dont une partie, nourrie par la rente foncière constitue un frein à son développement et celui de l’agriculture en général. Elle fait intervenir :

et exclue :

Ordonnance 71-73 du 8 novembre 1971 portant révolution agraire : « La révolution agraire devra limiter à trois modes biens définis l’exploitation de la terre : l’autogestion qui est déjà une réalité concrète de notre socialisme, la coopération qui constitue un cadre d’association démocratique des paysans pauvres et l’exploitation privée organisée conformément aux nécessités du développement nationale »

C’est ainsi que les mesures de nationalisation et de limitation de la propriété, engagées dans le cadre de la révolution agraire durant les années 1970, « ont donné naissance à environ 6 000 coopératives agricoles, sur les 400 000 ha distraits de la propriété privée » (FAO). Le paysage agricole devient clair. A l’issue de cette période, il y a un système coopératif formé par une paysannerie initialement pauvre ou sans terre, un secteur autogéré porté par des travailleurs agricoles et des petites et moyennes entreprises agricoles familiales.

Durant cette période est abordée également la question du monde pastorale. Une ordonnance à part, lui est consacrée sous le titre : Ordonnance 75-43 portant code pastoral, et énonce le même principe que celui appliqué aux opérateurs agricoles : à savoir l’exclusion des propriétaires de troupeau non éleveurs vivant de la rente d’élevage.

Article 1 : Sont propriété de l’Etat les terres de parcours situées dans les zones steppiques telles que définies aux articles 9 et 10 ci-dessous. A ce titre, elles sont versées au fonds national de la révolution agraire.

Article 2 : Le cheptel appartient à celui qui l’élève et en vit directement. Le droit d’usage des parcours est réservé aux éleveurs propriétaires qui exploitent directement et personnellement leurs troupeaux et aux attributaires de la révolution agraire au titre de la présente ordonnance.

Article 3 : La qualité d’éleveur et les droits qui en découlent sont retirés aux propriétaires qui n’exploitent pas directement et personnellement leurs troupeaux

Dans un souci de simplification du propos pour le lecteur, nous utiliserons dans qui suit, le terme générique de paysan pour englober agriculteurs sédentaires ou pasteurs nomades sauf les propriétaires de terres non agriculteurs et les propriétaires de troupeaux non éleveur, c’est-à-dire les absentéistes nourris à la rente foncière pour lesquels nous utiliserons l’expression actuellement à la mode : « les investisseurs ».

Dans cette période, l’agriculteur n’est pas une entité abstraite, mais il est défini comme un agent économique et agricole concret par son appartenance au type de secteur où il évolue : coopératif, autogéré ou entreprise familiale privée. On connait dès lord, le profil idéal de l’agriculture rêvée par cette société algérienne naissante et le cadre dans lequel il doit s’insérer pour choisir dans quelle « carrière professionnel » (si on peut dire) il peut s’engager, à savoir comme :

Dans les faits, l’entreprise autogérée n’est pas si autogérée que cela, mais administrée par une bureaucratie administrative et la terre n’est pas possédé mais cédée en jouissance par cette même bureaucratie administrative. 

Pour les coopératives agricoles non plus, la terre n’est pas une propriété collective mais une part du Fonds national de la Révolution agraire qui lui est affectée par décision de la même bureaucratie administrative qui gère les domaines autogérés. Quant au conseil d’administration de la coopérative, il est accessoire voire inexistant, il n’y a que le président dans le rôle de chef de chantier et des « coopérateurs » paysans dans celui d’ouvriers agricole.

Pour ce qui est des décisions de gestion, elles se prennent partout : à l’assemblée communale, la kasma (antenne locale du parti FLN), l’organisation paysanne (UNPA) généralement chapeautée par un FLN lié au potentat local des familles de propriétaires fonciers limitées ou nationalisées, la coopérative de comptabilité, la banque … sauf au conseil d’administration de la coopérative.

Pour le paysan indépendant, ne pouvant ni vendre, ni acheter de terres, les activités notariales étant gelées, il est en quelque sorte un paysan coulé dans le béton « qui adore les nécessités du développement national ».

Une petite frilosité vis-à-vis du paysan indépendant qui peut, en s’enrichissant devenir peut-être « fainéant » et rentier – la même erreur de jeunesse que celle commise vis-à-vis du koulak par les révolutionnaires russes.  

Mais, c’est normale, la société algérienne naissante est dépourvue de cadres compétents et sa paysannerie, d’organisation politique et syndicale. Elle se relève d’un double traumatisme, l’un qui lui a été infligé par « l’idéologie coloniale » et le second par « la guerre des djebels ». Elle compte ses morts, soigne ses blessures et s’organise. Et c’est par les paysans qu’elle commence. C’est normal aussi, il faut nourrir le monde.

Comme dans tous les pays du monde depuis que l’état est né que cela soit dans les villes-état ou dans les états-nation, le paysan n’est autorisé à être paysan qu’à la condition de nourrir le monde et selon les conditions imposées par l’état. C’est l’affirmation première du rôle régalien de l’état. Et la condition première de l’état de cette société algérienne naissante est : justice ! Justice !

Pour réparer les traumatismes de l’ère coloniale, des caïds, des bachaghas et de la guerre des djebels. Justice ! Justice ! Entre les habitants des villes et des campagnes. Justice ! Justice !

Dans les relations de travail pour effacer l’ère des salaires de misère offert par les colons aux paysans paupérisés. L’impératif assigné aux paysans de nourrir le monde et d’assurer l’indépendance alimentaire de l’Algérie n’est pas encore clairement exprimée. C’est surtout la justice qui compte et toutes les couches sociales ou presque de cette société algérienne naissante sont galvanisées par ce mot d’ordre. C’est le bonheur permis par cette justice qui compte, se nourrir devient secondaire.

Et dans cette quête du bonheur poursuivie comme une quête du saint-graale, la paysannerie, victime première de « l’idéologie coloniale » et de « la guerre des djebels », est concernée en premier lieu. Bien sûr nous n’étions encore qu’une dizaine de millions avec une bonne disponibilité des ressources. Le décollage démographique n’a pas encore eu lieu et le sentiment de dépendance ou d’insécurité alimentaire n’est pas encore ressenti.

Pour la période post révolution agraire à nos jours, on peut dater son début avec l’accession du président Chadli Bendjedid au pouvoir. Les historiens décriront vraisemblablement plus tard cette période dans laquelle nous nous situons encore, comme une ère de noirceur, d’obscurantisme, d’incompétence, de dérive et de faillite, instaurée pour distribuer la rente pétrolière et terrienne entre les copains et les coquins au détriment des travailleurs, des paysans, du peuple, du pays et de la nation.

Tout le monde est tombé dans le panneau y compris des courants de gauche, du mirage de l’économie de marché et d’une soi-disant économie capitaliste dite pudiquement « libérale ». En fait, il ne s’agit pas de capitalisme mais d’un lumpen-capitalisme pour reprendre le concept de Samir Amine, qui s’est installé, porté par une bourgeoisie des tripots, inculte et de bas-étage, qu’on ne peut même pas considérer comme une classe, car ce serait trop chic pour elle.

N’a-t-on pas vue un richissime Haddad, qui ne sait pas aligner une phrase ni en kabyle, ni en arabe et encore moins en français, à tu et à toi avec un premier ministre, acoquiné avec les services de la présidence de la république et proposant les femmes algériennes aux Chinois ? Ali Haddad a reçu un cadeau 10 000 hectares de terres agricoles. « … La bourgeoisie nationale qui prend le pouvoir à la fin du régime coloniale est une bourgeoisie sous-développée, sa puissance économique est presque nulle … Dans le système coloniale, une bourgeoisie qui accumule du capitale est une impossibilité » (Frantz Fanon). C’est ce ramassis des tripots qui sont les véritables auteurs de la législation agricole de la deuxième période et c’est ce que beaucoup n’ont pas compris et ne comprennent pas encore.

Cette période est marquée par la montée en puissance de cette bourgeoisie des tripots, elle-même portée par des alliances dichotomiques avec des forces obscurantistes et disparates nourries mentalement et matériellement dans les auges de la pensée « bedouienne » (au sens khaldounien du terme) apprêtée à la sauce concoctée dans les cabinets noirs du pouvoir profond.

Des alliances tactiques et éphémères faites d’amour et de haine, se tissent dans lesquelles chacun tente d’évincer l’autre. Un combat entre lumpen-capitalisme et économie de bazar s’engage, alimenté plus tard par la même chair à canon : la paysannerie descendue de son piédestal et regroupée en lumpenprolétariat entassée dans les bidonvilles et les quartiers déclassés.             

C’est dans ce contexte que naît la deuxième période. La lutte pour la libération du pays et ses idéaux sont oubliés, au diable la justice ! On ne légifère plus maintenant par des ordonnances mais par des instructions présidentielles sournoises en attendant de le faire par les lois dans un pays qui deviendra « démocratique » et doté d’un parlement qui éructe les rapports des forces cachées au sommet.

Un rapport de forces de plus en plus dominé par une droite ultraréactionnaire et des forces obscurantistes qui se nourrissent de croyances et excluent les sciences. Les opérateurs agricoles sont de moins en moins définis, pire : ils sont galvaudés, car il fallait rebattre les cartes pour changer les règles du jeu.

Désormais, l’idéologie prend le pas sur la rationalité dans la décision économique, au profit d’une lumpen-bourgeoisie restée planquée durant la lutte de libération et un certain temps après, attendant que la poussière retombe. Elle est retombée la poussière, mais toujours sur les mêmes épaules, c’est-à-dire celles des damnés de la terre pour paraphraser Frantz Fanon : les ouvriers et les paysans pour qui on ne cherche plus le bonheur.

Une instruction présidentielle mystérieuse apparaît le 17 mars 1981 sous le numéro 14 qui démantèle tout le système coopératif précédemment mis en place par la révolution agraire, encadrée idéologiquement et politiquement par une session du comité central du FLN, tenue en décembre 1981 connue sous le nom de 3e session du comité central. Celle-ci acte politiquement la fin de la révolution agraire dans une réunion du comité centrale encadrée et contrôlée par les services de renseignements intérieurs de l’armée. Le coup d’état est consommé.

Trois lois parurent successivement en 1983, en 1987 et en 1990 pour tracer la frontière entre la période post indépendance et la période post révolution agraire. Ces dernières ont été suivies par la suite de décrets et d’arrêtés pour refermer la plaie sur le pus et sonner le glas pour l’ordonnance 71-73 du 8 novembre 1971 portant révolution agraire.

Après une tentative de construction d’une société algérienne moderne qui a duré environ 20 ans, nous voilà retournés à la case départ. De nouveaux colons ont remplacé les premiers mais en pire, car ignorants, cupides, incompétents et sans notion de ce qu’est un état. On le constatera des années plus tard, on le constate aujourd’hui et nos enfants en payeront le prix cher dans les décennies à venir.

Pour ce qui est du monde pastoral, l’ordonnance 75-43 portant code pastoral ne lui ayant jamais été appliquée, il est resté 

Dans notre prochain article seront exposées et commentées les lois successives mise en route vers le broyage légal du paysan. (Fin de la deuxième partie)

El-Hadi Bouabdallah,

Ingénieur agronome à la retraite

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