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Forcer pacifiquement les portes de l’avenir

Au bivouac du soulèvement citoyen

Forcer pacifiquement les portes de l’avenir

L’investissement de la rue par les Algériens depuis maintenant plus d’un mois constitue inexorablement une sorte de consultation grandeur nature qui est en train d’engranger plus que des concessions. Ce sont des avancées historiques sur le chemin de la libération politique, économique et sociale.

Les rassemblements quotidiens des Algériens de tous âges et des deux sexes prennent l’allure d’une belle agora qui ne se soumet à aucune règle administrative, mais qui se soumet à toutes les règles de bienséance, de courtoisie et même d’humour sarcastique où les sémiologues puiseront à satiété pour étoffer leurs études.

Tout ce qui était refoulé comme désir de communion, d’union, de retrouvailles entre Algériens, trouve son terrain d’expression depuis le 22 février 2019 devant la Grande Poste d’Alger, au Tunnel des facultés, à la Place Audin, au Cours de la révolution d’Annaba, dans la trémie du centre-ville de Tizi Ouzou, sur la belle avenue centrale de Médéa, le long des allées populeuses et ombragées de Batna, sur le boulevard principal d’Illizi, et dans tous ces lieux où fusent les cris de la liberté reconquise et des espérances une nouvelle fois permises.

Une agora qui nous révèle au grand jour l’inanité de ce qui fut pompeusement appelé classe politique. Un personnel qui, majoritairement, a reproduit les réflexes, les attitudes et les pratiques de l’ancien parti unique. Le désenchantement fut immense, à la mesure des espoirs nés après la césarienne d’octobre 88. Tout cela constitue l’ossature de ce qu’on appelle aujourd’hui le Système. La sève nourricière de ce système était et demeure la rente pétrolière. Tout le monde tente, s’échine, se déploie à se rapprocher du mieux qu’il peut du centre de distribution de la rente. Cette dernière a goulûment irrigué les boyaux réticulaires d’un système que l’on a mille difficultés à identifier clairement, tellement il est devenu une grosse nébuleuse par laquelle se justifie grossièrement notre paresse intellectuelle, notre lâcheté morale, nos concessions successives et, enfin, notre abandon intégral des valeurs du travail, de la ponctualité et de l’honnêteté.

Le Système: un ogre « indéfinissable »?

La rue gronde aujourd’hui contre le Système. On y voit directement des figures dessinées de façon concentrique, allant des acteurs principaux jusqu’aux personnages périphériques. Mais le Système, ce sont aussi des pratiques dévoyées, développées depuis plusieurs décennies, des attitudes arrogantes et méprisantes, affichées pendant tout cet intervalle de temps, et, enfin, c’est une mentalité qui a presque cédé devant la fatalité. « Presque »: nous pouvons relativiser ainsi les choses aujourd’hui. Le réveil du 22 février, dû à une goutte- le 5e mandat « sollicité » par le président Bouteflika- qui a glissé à la surface d’un vase déjà bien replet, a décidé qu’il n’y pas de fatalité devant la volonté du peuple. Vox populi, vox dei.

Les clameurs des Algériens exigeant la liberté, la démocratie, la justice sociale, ont fusé de Paris, Montréal, Rome et d’autres contrées du monde où la communauté nationale s’est installée. Les jeunes disent ne plus penser à l’émigration clandestine (harga) si le pays retrouve ses repères, se défait de ses démons et accède pleinement aux valeurs de la modernité.

Il y a des figures quelque peu stéréotypées dans la revendication des jeunes, comme celle consistant à dire que, pendant 20 ans, on n’a connu qu’un seul président, alors que d’autres pays en ont connu, au cours de la même période 3 ou 4 têtes. Le vrai problème est plutôt dans les occasions ratées et les chances perdues au cours des quatorze premières années du règne de l’actuel président. Le pays a engrangé des recettes qui auraient pu en faire une puissance émergente dans l’industrie, l’agriculture, le tourisme, l’agroalimentaire, l’économie du savoir, les nouvelles technologies de l’information et de la communication,…etc. La « doxa » du milieu des années 2000 était l’investissement dans les infrastructures et équipements publics. L’intérêt pour l’entreprise algérienne, qu’elle soit publique ou privée, n’existait pas; si bien qu’une grande partie des centaines de milliards de dollars investis était interceptée par des entreprises étrangères, avec parfois une qualité plus que douteuse dans la qualité de réalisation.

Des institutions tenues en laisse ou à la marge

Cela avait donné lieu à des pratiques de corruption qui ont défrayé la chronique et qui ont placé l’Algérie au podium des pays rongés par ce phénomène. Les réalisations effectuées sont loin de répondre aux critères et canons fixés par les gouvernants eux-mêmes. Cela commence par les règles de l’aménagement du territoire et va jusqu’aux règles primaires de la gestion financière. Pour cela, nul besoin de convoquer les bilans, les conseils et les critiques des institutions internationales, à l’image de la Banque mondiale ou du Fonds monétaire international.

Il suffit de puiser dans les travaux et rapports des institutions nationales, que l’on a longtemps tenues à la marge. Toutes les observations faites par la Cour des comptes au sujets de la gestion des projets liés à la commande publique (réévaluations financières répétitives et injustifiées, gestion opaque des fonds d’affectation spéciale, gestion spécifique à certains secteurs, à l’image du ministère de la Culture,…), ont été reçues avec un dédain et mépris sans pareils. Aucune suite ne leur est réservée. Il en est de même de l’Inspection générale des Finances. Ces deux institutions avaient même connu des moments de tension et de protestation.

Quant au Conseil national économique et social (CNES), organe consultatif considéré comme le « bureau d’études » du gouvernement, il a été utilisé comme une sorte d’alibi de réflexion scientifique dont les travaux ont rempli plusieurs volumes, mais qui n’ont presque jamais servi la société. Signe des temps et du peu d’estime dans laquelle ont tient cette institution: depuis la mort, en mars 2017, de son président, Mohamed Seghir Babès, ayant succédé à Mohamed Salah Mentouri, le Conseil n’a pas de président. Les réunions et les rapports de cette institution se font rares, voire inexistants, et cela au moment où l’Algérie traverse l’une des plus graves crises financières et économiques de son existence, à laquelle se greffe aujourd’hui une crise politique de grande ampleur. Dans le fait, les deux crises sont intimement liées. La gouvernance politique, telle que conçue et pratiquée depuis deux décennies, n’a été rendue possible que par une gestion rentière de l’économie qui a permis de fabriquer des clientèles et d’acheter la paix sociale.

À l’avant-garde de toutes les luttes

Même si les travaux du CNES ont été réalisés dans une ambiance politique pleine de suffisance, voire d’arrogance, où les gouvernants, grisés par la rente, étaient tentés de faire l’économie de la réflexion, les thèmes et les analyses abordés par cette institution méritent d’être aujourd’hui exhumés et consultés. C’est d’ailleurs l’une des faiblesses de la période d’effervescence festive que l’on vit depuis quelques semaines, qui fait que la formalisation politique exigée urgemment par la rue prévale sur toute tentative de mettre en avant les préoccupations économiques et sociales, lesquelles ne manqueront pas pourtant de rebondir, dans peu de temps, avec très peu d’indulgence, voire avec un extraordinaire aplomb.

Tout officiels qu’ils fussent, les rapports du Cnes, de la Cour des comptes, de la Commission des droits de l’homme et d’autres institutions publiques adressés régulièrement à la présidence de la République, n’ont presque jamais été exploités. Il en a été de même avec les rapports des commissions que Bouteflika avait mises en place au début des années 2000: commission de la réforme de la justice, présidée par feu Mohand Issad, commission des réformes de l’école, présidée par Ben Ali Benzaghou, commission des réformes de l’Etat et de ses institutions, présidée par Missoum S’bih. Ces commissions avaient servi d’un simple « appât » et de la poudre aux yeux par lesquels le pouvoir politique espérait se donner respectabilité et crédibilité auprès d’une certaine opposition et de l’élite intellectuelle. Le pharisaïsme des gouvernants n’a pas tardé à être mis à nu, suscitant, par ailleurs, désenchantements et déceptions.

Résultats des courses: la rente a alimenté une sorte de « capacité de nuisance » qui a réussi à désertifier l’espace algérien, en en chassant la pensée critique, la culture de la tolérance et du respect des différences, les valeurs du travail, l’exercice loyal de la politique, la prise en compte de la donne environnementale, et bien d’autres données de la vie moderne censées être dans les cordes des Algériens de ce début du 21éme siècle.

Aux bivouacs de la Grande Poste et de la Place Audin, les Algériens, dans une réaction pacifique qui a sidéré bien des observateurs, tentent de rompre avec ce dommageable passif et de construire de nouvelles passerelles entre le peuple et son élite. Cette dernière, longtemps mise à la marge, tenue en suspicion, amputée par la corruption de certains de ses éléments, éloignée des préoccupations du peuple, voit se présenter devant elle une chance inouïe, à travers ce mouvement populaire qui occupe la rue depuis le 22 février, afin qu’elle puisse renouer avec ses nobles missions originelles, celles consistant à être toujours à l’avant-garde des luttes politiques, sociales, syndicales et culturelles

Faire barrage aux remugles et aux « grenouillages » du Printemps arabe

Comment toutes les énergies post-octobre 88 ont pu être effilochées, ponctionnées et réduites à néant ? Comment elles n’ont pu ni tempérer les tentations autocratiques et les pratiques autoritaires du pouvoir politique, ni s’armer d’union sacrée et d’énergie contre les ardeurs volcaniques de la poussée islamiste qui a eu à en arriver à faire couler le sang des Algériens ? Ce handicap des démocrates algériens a bien sûr aussi fourni du carburant au courant conservateur pour se redéployer et reprendre les rênes du pouvoir dans la majorité des institutions après qu’il eut été terrassé par la jeunesse martyrisée d’octobre 1988. Ce duo politique- islamistes et conservateurs-, nourrissant une relation dialectique de vases communicants et se nourrissant de la même rente, constitue jusqu’à ce jour l’horizon presque unique, du moins le « choix » le plus dominant offert aux Algériens.

Dans ce triangle des Bermudes, où le souffle du vortex risque d’emporter les espoirs de la société et d’hypothéquer l’avenir des générations futures, l’espoir démocratique-fil ténu, mais voie émergeant des profondeurs de la société lassée des rentiers du système et des aventuriers politiques-ne peut être canalisé que par les forces de progrès et comptant rompre avec les ronronnements liés aux basses rixes de leadership. Car, au fond, qu’est-ce qui oppose les partis se réclamant de la démocratie ?

Outre cette histoire du culte de la personnalité- mêlant nombrilisme et esprit de la tribu, et qui fait assurément partie du sous-développement culturel du pays-, la distance entretenue par rapport aux deux grands freins à la modernisation politique du pays, a également pesé de tout son poids pour créer des lézardes dans le camp républicain et démocrate, sommé, en quelque sorte, de se déterminer pendant près de 20 ans par rapport à cette factice bipolarité. Elle est factice dans la mesure où elle ne traduit nullement les nouvelles aspirations de la jeunesse algérienne en ce début du 3e millénaire.

Le vide sidéral dans l’animation politique est comblé aujourd’hui par la rue, seule agora politique imposée par une jeunesse désillusionnée et désemparée.

C’est légitimement pendant ces grands moments d’interrogation et de cafouillage, que des perspectives et des alternatives crédibles, proposant un nouveau contrat social, doivent pouvoir tenter de secouer les consciences abusivement mises au rebut sous le grossier prétexte qu’elles en « avaient marre » de la politique. Le temps est-il venu de pouvoir se hisser à cette hauteur historique à même renouer avec les valeurs de la Soummam et les espoirs trahis de l’Indépendance?

Amar Naït Messaoud

Journaliste

 

Auteur
Amar Naït Messaoud

 




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