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Gérard Prémel : l’insoumis au carrefour des arts, de la pensée et de la révolte

Gérard Premel et Toufik Hedna

Gérard Premel et Toufik Hedna

Le 5 décembre 2024, l’une des voix les plus singulières de la création contemporaine s’est tue. Gérard Prémel, sociologue, écrivain et poète né en 1932 à Paris, s’est éteint à l’âge de 92 ans, laissant derrière lui une œuvre multiple, foisonnante et profondément engagée.

De l’après-guerre aux premières décennies du XXIe siècle, cet homme hors normes aura vécu mille vies, franchi mille frontières, et exploré sans relâche les zones d’ombre de la société française, les fractures culturelles, les impasses identitaires, et cette brèche entre l’intime et le politique où germent les combats pour la dignité humaine.

L’enracinement précoce dans la lutte

L’histoire de Gérard Prémel est indissociable du contexte politique bouillonnant de l’après-guerre. Né de parents bretons à Paris, il grandit dans un pays en reconstruction, marqué par les idéologies antagonistes et les espoirs fragiles d’une génération qui veut en finir avec l’obscurité. Dès 1947, alors qu’il n’est qu’un adolescent, il s’engage au Parti communiste français. Le choix n’a rien d’anodin : le PCF est alors le creuset des révoltes intellectuelles, un refuge pour les esprits contestataires, un vivier de poètes militants, de philosophes mécontents, d’ouvriers lettrés. Dans cet environnement, le jeune Prémel ne tarde pas à faire entendre sa voix.

En 1953, il publie son premier recueil de poèmes, Joie, Colère et Vérité, aux Éditions Seghers. Le titre dit tout : la joie, celle de vivre et de s’affirmer. La colère, celle de dénoncer les injustices et les manipulations idéologiques. La vérité, objectif suprême du poète et du sociologue en devenir, cherchant à percer les mensonges d’une époque où l’aveuglement est monnaie courante. Cette entrée en poésie s’apparente à un acte de résistance. Prémel refuse les compromis, les silences. Il veut crier, alerter, provoquer.

La geste du révolté : de l’armée à Berlin, du PCF à l’exil mexicain

Sa trajectoire personnelle épouse les soubresauts de la France des années 1950. En avril 1956, il est incorporé à Évreux. Anti-militariste viscéral, Prémel organise une manifestation de rappelés, rédige une pétition adressée au Président du Conseil Guy Mollet. Cette audace, médiatisée dans des journaux comme L’Humanité, lui vaut d’être envoyé en désordre à Berlin, puis mis aux arrêts en Forêt Noire. Jamais il ne cessera de défier l’institution militaire, la verticalité de l’autorité, et plus généralement toute structure qui prétend réduire l’homme au silence.

Après son service, il cherche sa voie aux Beaux-Arts de Paris, section architecture, qu’il abandonne en 1959, signe d’une impatience chronique face à l’académisme et à la routine. Puis vient le Mexique, où il passe sept mois déterminants. Accueilli par le peintre muraliste David Alfaro Siqueiros et immergé dans l’univers du Taller de Gráfica Popular, il confronte sa sensibilité à l’engagement artistique latino-américain. Dans les ruines mayas de Chichén Itzá, Uxmal, Dzibilchaltún, il découvre les traces d’une humanité ancienne, puissante, et s’imprègne d’une autre manière de concevoir la culture et l’identité. Là-bas, la création est une arme, la mémoire un terrain de lutte, et l’art un moyen de réinventer le réel.

De retour en France : engagement, architecture et Bretagne

La France de 1961 l’accueille à nouveau, et Prémel expose des gravures du Taller de Gráfica Popular à la galerie des Beaux-Arts. Bien vite, il s’éloigne du seul champ artistique pour embrasser d’autres fronts. En 1964, il est en Côte d’Ivoire, s’initiant à l’architecture et à l’urbanisme dans un continent en pleine effervescence postcoloniale. À son retour, il s’immerge dans la jeune peinture, côtoie Eduardo Arroyo, Jérôme Tisserand, Antonio Recalcati. Cette décennie 1960 est pour lui un laboratoire permanent, où le politique, l’artistique, le littéraire s’entrelacent pour former le noyau dur de sa pensée.

Mai 68 marque un tournant. La révolte étudiante, la contestation généralisée, correspondent à ses aspirations les plus profondes. Il vit ces journées en compagnie d’Armelle Diel, femme qui deviendra sa compagne de route, son épouse et son inspiratrice. Mais le PCF se crispe. En 1969, la Fédération de Seine-Saint-Denis le désigne comme un « élément anti-parti », coupable d’avoir diffusé « l’idéologie du soi-disant printemps de Prague ». La rupture est consommée. Prémel quitte le Parti et publie Nous n’irons plus au ciel, ajoutant une note amère, mais aussi libératrice, à son parcours. Il ne reniera jamais son sens de la justice sociale, mais refusera à partir de là tout dogmatisme.

L’intellectuel itinérant : sociologie, enseignement et anthropologie bretonne

Les années 1970 et 1980 signent un nouveau chapitre. Après avoir épousé Armelle Diel, Prémel enseigne à l’ICART, émigre en Algérie où il travaille pour la CADAT (Caisse Algérienne d’Aménagement du Territoire) puis dans un cabinet d’architecture à Alger. Il participe aux revues Les Lettres nouvelles et Solaire, comme pour rappeler que son action est toujours pensée, écrite et débattue.

De retour en France à la fin des années 1970, il devient chargé de cours à l’université Paris VIII (Vincennes) et entame une véritable carrière de sociologue-urbaniste. Diplômé de l’EHESS en 1980, il fonde l’Atelier de Recherche sur l’Environnement et l’Aménagement Régional (AREAR). Les travaux qu’il dirige concernent l’urbanisme, l’environnement, mais aussi les identités régionales, les frontières linguistiques, les usages du littoral. Il collabore avec les DDE d’Île-de-France, passe un doctorat de sociologie sous la direction de Placide Rambaud et apporte une réflexion originale sur la Bretagne, sa terre d’origine, vue à la fois comme un espace concret, un lieu de mémoire, et un champ de bataille culturel.

Chargé de recherche au LARES de l’Université de Haute-Bretagne (Rennes II), enseignant à l’École d’architecture de Rennes, il rapatrie l’AREAR en Bretagne en 1991. Cette province, souvent perçue comme une périphérie, devient pour lui un laboratoire des enjeux identitaires de l’Europe contemporaine. Il étudie la langue bretonne, l’affrontement entre le français dominant et les langues minoritaires, la manière dont l’urbanisme redéfinit les liens sociaux. Il publie en 1995 Anamnèse d’un dommage ou comment le français est venu aux Bretons dans la revue Langage et Société. Cet article, qui figurera plus tard dans la bibliographie de l’agrégation des langues de France (session 2024-2025), marque un jalon : Prémel y dissèque les mécanismes invisibles de la domination linguistique, démontrant que la culture, loin d’être neutre, est un terrain de pouvoir.

La revue Hopala !, un foyer de résistance culturelle

Gérard Prémel ne s’est jamais contenté d’observer, d’analyser ou de créer. Il a toujours voulu diffuser, partager, propager l’étincelle. De 2003 à 2009, il dirige la revue Hopala !, fondée par Jean-Yves Le Dissez. Cette publication bretonne, atypique, s’ouvre au monde. Elle reflète les convictions de son directeur : il n’y a pas de culture authentique qui ne soit ouverte à la différence, pas de réflexion artistique qui ne soit nourrie d’échanges et de questionnements sur l’autre. En 2004, Prémel consacre un numéro spécial au pèlerinage islamo-chrétien des Sept-Saints (Vieux-Marché), un événement singulier qui, à ses yeux, symbolise la rencontre des croyances, la fécondité des mélanges, l’importance de sortir du prêt-à-penser ethnocentré.

Poète jusqu’au bout : la Bretagne comme chant final

Alors que les années passent, Gérard Prémel ne lâche pas la plume. Du polar (S’ils te mordent Morlaix, 2007) à la philosophie (Éloge de l’incertitude, 2016), du roman (L’été de l’exode, 2015, Grand Prix du roman de l’AEB) au thriller politique (Le caillou fleuri, ou Rennes dans l’arène, 2015), il multiplie les genres. Mais c’est sans doute la poésie, son arme d’origine, qui reste le cœur battant de son œuvre. En 2018, il publie Bretagnes, au propre et au figuré (Hedna éditions). Ce livre, véritable aboutissement, agrège quinze poèmes sous le titre Les Ateliers, un hommage aux artistes côtoyés, aux compagnons de route, aux confrères de l’exil intérieur, tels Bertrand Bracaval, Nathalie Léonard, Constance Villeroy ou Catherine Denis. C’est un chant polyphonique, un tissage de racines, de langues et de mémoires, qui mêle français, breton, anglais, chinois, comme pour dire : « Je suis de tous les mondes et de toutes les langues, je suis cette voix qui brise les frontières. »

Un héritage à jamais vivant

La mort de Gérard Prémel en décembre 2024 ferme la boucle d’une existence dédiée à l’expression, à la subversion, à la recherche du sens. Mais peut-on vraiment parler de fin pour un homme qui, sa vie durant, a semé tant de graines ? Son héritage se trouve dans ses poèmes, dans ses essais, dans les revues qu’il a animées, dans les étudiants qu’il a formés, dans les artistes qu’il a soutenus. Il est présent dans la réflexion sur la langue, la culture bretonne, l’urbanisme, la sociologie, la poésie engagée. Son œuvre demeure un phare, une bibliothèque vivante, un écho aux luttes passées et à venir.

Dans un monde en quête de repères, Gérard Prémel offre un exemple rare. Il n’était pas un intellectuel en chambre, ni un militant borné, ni un poète enfermé dans sa tour d’ivoire. Il était tout cela à la fois, et bien plus encore. Homme d’action et de pensée, artisan et explorateur, il a su montrer que l’art pouvait être un outil politique, que la sociologie pouvait s’écrire en vers, que l’urbanisme pouvait s’envisager comme un poème, que la région pouvait être une fenêtre ouverte sur l’universel.

La France perd un témoin précieux, un artisan discret mais acharné, un passeur entre les disciplines et les continents. La Bretagne perd l’une de ses voix les plus audacieuses, un défenseur acharné de la dignité culturelle. L’humanité tout entière perd un esprit libre, un héraut de la réconciliation entre l’art et la vie, entre la pensée et l’action.

Et pourtant, dans l’encre des livres, dans la mémoire des lecteurs, dans la conscience des générations à venir, Gérard Prémel continue de vivre. Ses poèmes, ses études, ses prises de position résonnent comme un appel : restez libres, restez curieux, n’ayez pas peur de traverser les frontières. Engagés, résistants, poètes : vous qui venez après lui, n’abandonnez jamais la quête de la vérité, de la joie et de la colère justifiée. C’est là l’ultime enseignement de Gérard Prémel, l’insoumis aux mille visages.

Toufik Hedna

Éditeur & écrivain

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