L’espoir fou de tout un peuple à l’aube de l’indépendance.
Mon introduction sera longue. Il ne s’agit point d’une option. La nature du sujet implique que l’on déroule le passé avant d’aborder l’avenir. Et, il est toujours difficile d’évoquer le passé sans heurter les sensibilités, notamment lorsqu’il s’agit d’énoncer des vérités, que d’aucuns ne manqueront pas de trouver blessantes…
Il l’est autant d’affranchir les autres, a fortiori ses aînés, tant l’ancien, de tout temps, a incarné dans notre imaginaire la figure du sage, et, chez nous plus qu’ailleurs, celle du sauveur, du libérateur. En notre for intérieur, nous sommes convaincus que nous leur devons beaucoup, si ce n’est tout.
Peut-être est-ce pour cela que nous cultivons à leur égard tant de révérence et déférence. Telle est notre histoire. Nous l’assumons et nous en tirons l’indicible fierté. Est-ce pour autant une raison pour leur taire la vérité ? Ce serait, à mon sens, trahir les commandements et les valeurs qu’ils nous ont eux-mêmes inculqués et que nous avons fini par faire nôtres.
Si je m’adresse à vous, en ce moment précis de notre vie nationale, c’est parce que je considère que l’heure de se dire autrement les choses est venue et qu’il est impératif de le faire aujourd’hui, car demain il sera trop tard. Notre pays est à la croisée des chemins.
Ceci implique des postures dont chacun de nous sera comptable devant l’Histoire. Nous nous devons d’agir pour que l’Etat soit ! Pour que l’Algérie soit ! Pour que la flamme qui naguère avait éclairé le chemin de la liberté pour notre peuple et donné corps à notre nation puisse continuer à le faire pour toutes les générations d’Algériens, présentes et à venir !
Cet appel, qui se veut davantage un cri du cœur que je lance à votre attention, vous, la génération de Novembre, celle de nos aînés, celle des artisans de notre passé, commandeurs de notre présent et potentiels garants de notre avenir, j’en suis convaincu, vous le comprendrez !
Pères et frères aînés,
Votre génération était là lorsque l’histoire l’a interpellée. C’est tout à son honneur. Elle a arrosé de son sang les graines de liberté que d’autres générations avant elle, depuis 1830, avaient semées à tout vent. Le 8 Mai 1945 les a fait germer, la Révolution du 1er Novembre 1954 les a fait éclore.
Œuvre titanesque, que les Pères fondateurs, visionnaires, ont, d’emblée, refusé d’en faire supporter le poids qui allait être le sien à la poignée d’hommes qu’ils étaient et à leur génération. L’auraient-ils fait, elle aurait été assujettie à la temporalité…
En toute humilité, ils l’ont voulue impersonnelle et intemporelle, pour qu’elle leur survive et que son esprit imprègne les générations à venir. En toute conscience, ils l’ont fait endosser au peuple. «Un seul héros, le peuple !» ont-ils décrété et il en a été ainsi.
La foi, l’engagement, l’abnégation et l’esprit de sacrifice, tel a été leur credo. Ils ont cru en leur cause au point de tout mettre à son service, leur jeunesse, leur vie et leurs biens. Ils se sont érigés en exemples. Connaissant profondément leur peuple, de l’exemple ils ont fait une véritable stratégie, l’essence même de cette grande Révolution.
Pères et frères aînés,
Toute Révolution est par définition féconde par sa dynamique historique et l’espoir du meilleur dont elle est potentiellement porteuse. Les géniteurs de la Révolution du 1er Novembre 1954 en ont fait, dans l’élan nationaliste et l’engagement sincère qui étaient les leurs, une œuvre grandiose, d’un grand dessein, transcendant les époques, les générations et les hommes.
Une entreprise de longue haleine, un héritage éternellement inachevé, que chaque génération qui le reçoit en legs, dans l’impossibilité de la parachever, était dans l’obligation morale de le passer, tel un relais, à la suivante, pour qu’elle le marque de son sceau avant de le transmettre à celle qui lui succède, pour en perpétuer l’esprit et la lettre. Ils l’ont imaginée en modèle de lutte d’un peuple pour sa liberté.
Ils l’ont conçue libératrice, fondatrice d’une nation, d’un Etat, d’un Etat-nation, à la fois libre, prospère, social et fondamentalement démocratique. Elle a transcendé leur dessein premier, pour devenir un modèle d’émancipation, d’espérances et d’édification pour tous les peuples victimes d’oppression et de déni. Elle s’est désormais inscrite dans la trajectoire de l’universel… de la pérennité.
Ces valeurs avaient façonné la nation algérienne et l’Etat national naissant. Elles ont constitué le socle idéologique du système politique de l’Algérie indépendante et largement contribué au maintien de l’équilibre social au lendemain de l’indépendance. Ce marquage révolutionnaire a été relativement saillant et n’a pas été sans déteindre sur le fonctionnement de l’appareil de l’Etat, toutes institutions confondues, notamment pendant les toutes premières décennies.
La collégialité dans la prise de décision – qui n’exclut nullement l’existence de divergences et de tiraillements internes – était de mise. Le «nous» subrogeait alors le «je» du tenant du pouvoir du moment. Les «qararna !» (Nous avons décidé !) résonnent encore dans l’oreille de ceux qui ont vécu cette période.
Et, s’ils s’en délectent encore, c’est parce que, systématiquement, l’action n’était pas sans suivre la parole. L’«esprit pluriel» s’imposait en culture dans le discours politique de l’époque au point où l’usage du singulier devenait problématique, voire appréhendé comme une expression de déviationnisme de la trajectoire révolutionnaire.
Il s’agit d’appréhender cette posture dans le contexte de l’époque où, notamment en Afrique, en Asie et dans le monde arabe, des leaders étaient portés aux nues… divinisés, pourrait-on dire ! En Algérie, nous les raillions tant la Révolution avait cultivé en nous l’esprit de la collégialité …
Dans notre imaginaire politique collectif, il n’y avait pas de place pour l’homme, quel qu’il soit… Notre sujet était idéologiquement pluriel. Les «Six Immortels», conscients du poids de leur œuvre et soucieux de la pérennité de ses effets, en avaient décidé ainsi et les dirigeants et le peuple algérien de l’époque s’y sont conformés.
Peut-être était-ce là l’une des raisons de la réussite de nos gouvernants dans les premières décennies de l’indépendance. En effet, cette période difficile, où tout manquait, n’en était pas moins féconde en réalisations, tant l’engagement de l’élite politique, par-delà le caractère anti-démocratique de son avènement, était total et ses convictions sincères.
Elle a su rendre le peuple partie prenante dans tout ce qu’elle a entrepris. En l’associant à ses choix, elle a su insuffler en lui l’espoir, qu’il lui a rendu en l’investissant de sa confiance et de son soutien indéfectible dans l’effort collectif de l’édification nationale, caractéristique indélébile de ces années.
Cette période a indéniablement fortement déteint sur le rapport des Algériens envers le pouvoir et l’Etat. Et, peut-être, est-ce là l’une des raisons qui font, qu’à ce jour, le peuple algérien continue à percevoir le premier à travers sa pluralité, et le second à travers sa dimension de puissance publique et, peut-être plus qu’ailleurs, celle de régulateur social.
Et, parce que les Algériens vivent l’Etat comme une émanation de leur Révolution, leur marge de tolérance par rapport aux manquements de ceux qui sont censés le servir est réduite.
D’eux, le peuple attend exemplarité, vertu et respect des valeurs. Ce peuple ne peut concevoir, encore moins tolérer, son Etat national atrophié, personnel, corrompu, défaillant ou absent. Ce sont là les exigences de tout grand peuple. Et, c’est parce que les peuples sont par définition réactifs qu’un grand peuple est en droit d’exiger de son Etat d’être à la mesure de ses aspirations.
Pères et frères aînés,
Ce serait faire preuve d’une impardonnable ingratitude que de ne pas reconnaître les saines ambitions que vous avez nourries à l’égard de ce pays et les réalisations portées à l’actif de votre génération. Devrait-on pour autant taire les déviances que notre pays est en train de vivre sans s’inscrire en faux avec les fondamentaux de notre Révolution, ceux-là mêmes que vos propres compagnons chouhada vous ont laissés en legs ? Si tel devait être le cas, le silence relèverait de la pure trahison.
Pères et frères aînés,
Autant nos vaillants martyrs se sont inscrits dans la postérité par le sacrifice suprême, autant la majorité de ceux qui ont contribué à la libération de ce pays se sont investis avec dévouement et abnégation dans le processus de son édification, autant une minorité, se prévalant de leur appartenance à cette honorable génération, par leurs agissements, donnent l’impression qu’ils s’inscrivent charnellement dans l’anhistoricité.
Ils s’érigent en éternels gardiens du temple, propriétaires exclusifs d’un récit national que le Mouvement national avait pourtant entamé avant de le transmettre à leur génération, pour, qu’à leur tour, ils en fassent de même avec leurs descendants. De ce récit, ils se sont emparés, par-devers la majorité silencieuse au sein de leur propre génération, pour perpétuer leur règne, dussent-ils transcender les lois de la nature.
Séduits par le seul pouvoir et emportés par le tumulte que produit l’orchestre des thuriféraires à leur adresse et l’ivresse que leur procure leur discours dithyrambique, ils ne se sont pas rendu compte que leurs carrières, après avoir érodé celles de leurs propres enfants, emboîtent celles de leurs petits-enfants qui, de plus en plus, cultivent le sentiment de ne pouvoir les remplacer un jour…
La trajectoire de leurs parents, sexagénaires et septuagénaires, mis souvent prématurément au rebut, est là pour les pousser au désenchantement. Désorientés et désespérés, ils prennent le chemin de l’exil, qui, diplôme en main, par le vol régulier, qui, nourri par le désespoir, par la harga dans une felouque de fortune !
Au lieu d’insuffler en eux l’espoir en un avenir meilleur, ils persistent à leur tenir le même langage que celui dont ils ont abreuvé leurs parents, partis à la retraite, convaincus, de guerre lasse, qu’ils étaient encore trop «jeunes» et que la chefferie, en toute légitimité, revenait à ceux-là mêmes qui les ont recrutés. Dans tout ce magma générationnel, c’est la persistance dans l’erreur qui pose problème beaucoup plus que l’erreur en soi. Qu’on en juge !
Pères et frères aînés,
A l’orée du soixantième anniversaire de l’indépendance et dans la perspective des joutes électorales de 2019, jouant sans retenue aucune les codes de l’histoire, nous voilà, peuple algérien dans toute sa splendeur, faire figure de Diogène le Cynique, ce philosophe grec, qui, en plein jour, sa lanterne à la main, parcourait les rues d’Athènes à la recherche de l’homme-providence.
Cette minorité, qui par ses déclarations intempestives sonnant la fausseté et ses agissements frisant l’indécence n’est pas sans altérer l’image de cette génération d’exception qui est la vôtre, a transcendé le pari de la mort, déifiant l’homme et réifiant Dieu, au motif d’une fidélité affichée qui cache mal les desseins des uns et des autres.
Le peuple n’est pas dupe, encore moins amnésique. Il connaît les siens. Il sait qu’ils seront, le moment venu, les premiers à crier haro sur le baudet et user de leur talent de laudateurs pour fustiger celui qui n’est plus et porter aux nues le nouveau maître de céans, en faisant mine de n’être en rien responsable de quelque passif que ce soit.
Contrairement à ceux-là, les Algériens authentiquement nationalistes sont convaincus que la terre qui a enfanté Gaïa, Massinissa, Jugurtha, Takfarinas, El Kahina, Lalla Fatma N’soumer, Abdelkader, les «Six Immortels», le million et demi de martyrs et ceux qui ont suivi leur voie pour que ce pays ne tombe pas dans les ténèbres du Moyen Age, et tous ceux qui se sont sacrifiés et continuent chaque jour à le faire, pour que cette nation soit, ne saurait devenir subitement stérile et qu’elle est tout aussi féconde de patriotes intègres, compétents et chérissant ce pays par-dessus tout. Ils sauront le défendre et défendre ses acquis, si nécessaires, au prix de leur vie. Des Hommes, l’Algérie en a enfantés et elle en enfantera !
Pères et frères aînés,
Ailleurs, sous d’autres cieux, face à des situations similaires, on dresse les bilans pour situer les responsabilités. Pour ma part, je ne parlerai ni de l’érosion de nos valeurs, ni du désespoir de notre jeunesse, ni de la fragilisation des institutions, ni de l’état dans lequel se trouve l’école algérienne, ni de notre système de santé avec le surgissement de pathologies relevant d’autres âges, de l’insalubrité de notre environnement, ni de l’insécurité à laquelle sont exposés quotidiennement nos concitoyens, ni du trafic et de la consommation de drogues de plus en plus dures, ni du phénomène de la harga, ni de la dépréciation historique du dinar face aux monnaies nationales de nos voisins – encore moins face au dollar ou à l’euro –, ni du taux de chômage, ni de l’inflation galopante, ni de la fuite des cerveaux, ni du fléau endémique de la corruption qui ronge notre société et nos institutions, ni du népotisme, ni de la fraude électorale, ni des restrictions des libertés individuelles, ni de l’effilochement du lien social, ni du déphasage générationnel qui place dos à dos gouvernants et gouvernés ; ni de la crise économique, ni de, ni de… Ma génération n’étant pas fondée pour le faire. Vous en avez décrété l’immaturité. J’opte pour le silence.
Pour autant, s’il est admissible de vous avoir laissés seuls juges et acteurs de tout ce que vous avez entrepris, il ne l’est point, pour ce que certains, d’entre vous, comptent entreprendre.
Il y va de notre présent, de l’avenir de nos enfants et de nos petits-enfants, autrement dit de celui de vos propres enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants qui risquent de payer les frais d’un choix qu’une minorité tente, si rien n’est fait pour l’en empêcher, de lui imposer, ouvrant les portes du pays à une crise dont on évalue mal l’ampleur.
Cette crise, dont nous vivons déjà les prémices, ne constitue pas une fatalité en soi. Et, qu’on se détrompe, elle n’est pas due à l’effondrement du système politique mis en place depuis l’indépendance. Elle est surtout due à l’incapacité – ou à la volonté – de ceux qui en ont été à l’origine, de lui avoir prévu un autre en substitution.
C’est le vide ainsi créé qui est en train de faire le lit de cette crise multidimensionnelle dont les contours, sans préjuger de ses retombées, se précisent chaque jour qui passe. C’est dire que la myopie politique, dont certains font preuve, est en soi dévastatrice !
Pères et frères aînés,
Les signes annonciateurs de l’épuisement de ce système sont pourtant là. Depuis plus de trois décennies, il n’a eu de cesse de donner les signes avant-coureurs de ses limites. Son sauvetage aurait été possible si votre génération avait pensé, à temps, à sa régénération intelligente et diligente en l’ouvrant à la jeunesse.
Il aurait été ainsi mis en phase avec son temps et adapté en conséquence, pour mieux répondre aux exigences de son environnement. L’option pour sa fermeture l’a mis hors temps et exposé à l’archaïsme qui a fini par le rogner. Entropique, incapable de se réformer et d’assurer sa propre régénérescence, il est mort de sa belle mort !
Cette minorité qui s’agite à tout vent est la seule à en ressentir encore le souffle et ce n’est certainement pas l’acharnement de ce qui lui fait office de vecteur idéologique, convaincu qu’il est que, parce qu’il a tenu, il tiendra, qui le ressuscitera. Arrivé désormais lui-même au terme de son histoire, il a perdu ses conditions de possibilité de quelque mobilisation que ce soit. Coupé de sa base et réduit à un appareil à la composante populairement contestée, il n’œuvre qu’à veiller un corps en totale décomposition.
Et, ce n’est pas la seule opacité qui caractérise ce système, qui entoure aussi bien ses acteurs que son mode de fonctionnement, qui conditionne le positionnement de ses défenseurs les plus zélés. C’est, fondamentalement, la rente dont il est le distributeur exclusif qui motive au premier degré ceux qui s’entêtent à vouloir le ressusciter.
La grande majorité considère, quant à elle, qu’il suffit d’identifier les acteurs de ce système, d’analyser les interactions qui s’y produisent, de déceler la nature et l’incohérence qui les caractérisent et d’apprécier les conditions dans lesquelles elles s’opèrent, pour se convaincre de sa finitude.
Pères et frères aînés,
Je reste fermement et intimement persuadé que tel n’était pas le dessein de votre génération. Néanmoins, bien que ce soit une infime minorité des vôtres qui en soit responsable, c’est à votre génération que l’histoire, dans son entêtement légendaire, fera endosser cet échec.
Si le mot est trop fort, vous êtes en droit légitime de le récuser. Si j’en use, c’est par défaut. Sinon, comment qualifier cette démarche suicidaire dont cette minorité, forte d’une logique dont elle est la seule à en apprécier le bien-fondé, est déterminée, non seulement à ne pas s’en départir mais, pire encore, à chercher à l’imposer au peuple ? Ses choix et ses points de vue font figure, elle les clame en axiomes que le peuple, à ses yeux, immature, est tenu d’accepter comme tels.
Ces égocentristes sont loin de se rendre compte qu’ils sont aux antipodes du courant éminemment nationaliste et qu’ils sont en train d’obérer les chances de l’Algérie d’être là où son histoire, sa géographie, ses ressources avérées et son potentiel stratégique la prédestinent.
Sont-ils conscients que, par ce qu’ils sont en train d’entreprendre, ils ne font rien d’autre que d’élargir, au point de le rendre infranchissable, le fossé entre l’Algérie et son environnement, accentuant dangereusement notre déphasage politique, social, culturel, scientifique, technologique et économique par rapport au reste du monde ?
La stratégie pour laquelle a opté cette minorité est celle du pouvoir et non celle de la gouvernance. Elle agit comme si les deux stratégies étaient inconciliables alors que, d’évidence, si la seconde est bien menée, elle n’est pas sans consolider ce qui la préoccupe en premier, le pouvoir.
En guise de gouvernance, elle use de la rente comme moyen privilégié de sa politique, corrompant délibérément les esprits et sapant par là même la valeur capitale sans laquelle aucun peuple ne peut se relever de sa condition première : l’effort. Elle a dispensé le peuple algérien du travail en contrepartie de ses applaudissements approbateurs et de sa prosternation devant le donateur.
Naguère rebelle, elle l’a asservi et perverti. Et, c’est non sans peine et serrement de cœur que nous le voyons verser dans le lyrisme pour déclamer les vertus du tenant des cordons de la bourse nourricière, lui naguère si fier. Ainsi, en se démenant à défendre son régime nourricier, elle a enfermé la société civile dans le carcan avilissant de l’approbation.
Ce faisant, elle a vidé la nation de sa substance créative et érodé ses capacités de réprobation et de résilience. Elle a inoculé au pays le conservatisme et l’immobilisme jusqu’à l’overdose. Plus est, par la marginalisation du peuple, elle en a fait un fardeau inerte dont l’Etat peine à supporter la charge. N’étant pas partenaire, il n’a de cesse de contribuer davantage à l’érosion de son autorité qu’à la raffermir.
Notre cohésion nationale est mise à rude épreuve. De notre patrimoine, nous en sommes dépossédés tant notre identité est happée par les forces centrifuges et nos valeurs, qui ont naguère fait notre force et tenu le pays debout contre vents et marées, vacillent. L’Algérie est sous l’emprise du doute.
Aucun domaine n’est épargné. La stagnation et le miasme, source de désespoir et de reniement, appréhendés comme fatalité, sont en train d’envahir notre imaginaire collectif. Et ce n’est pas sans angoisse, regret et amertume que nous assistons, impuissants, à des pays insignifiants nous tailler des croupières et jouer le rôle que le destin nous a pourtant si généreusement dévolu.
Pères et frères aînés,
Notre Patrie a besoin d’un souffle nouveau, de sang nouveau, d’alternatives courageuses que les anciennes recettes ne peuvent lui procurer. Elles ont montré leurs limites. Elles ont anémié la nation et mené le pays à l’impasse.
L’Algérie a besoin d’être mise en phase avec sa destinée et c’est en toute légitimité que son peuple aspire à un changement salvateur que seule une réelle rupture, sans reniement, est capable de lui apporter. Cette République a besoin d’une réelle refondation démocratique et d’une totale reconfiguration institutionnelle dans le moule d’un projet de société, dont le peuple aurait participé à la définition de la philosophie autant qu’à la mise en œuvre.
Il s’agit de refonder l’Etat national pour en rationaliser le rôle et rendre le fonctionnement de ses institutions authentiquement démocratique ; d’insuffler et de raffermir la culture citoyenne ; de placer le droit au centre des rapports entre citoyens et entre gouvernants et gouvernés ; d’élaborer et de mettre en œuvre une véritable politique territoriale équilibrée et inclusive ; de redresser, moderniser et transformer l’économie nationale pour la rendre réellement productive, compétitive, diversifiée et mettre fin à sa dépendance exclusive des hydrocarbures ; de réformer l’école pour en faire le véritable creuset de la citoyenneté et la rendre performante, moderne, ouverte sur la société et sur le monde ; de libérer les initiatives ; de rendre l’espoir à notre jeunesse et la réconcilier avec son «moi» national en encourageant sa promotion sociale et professionnelle et en lui facilitant l’accès aux postes de responsabilité, sans exclusive aucune, au vu des seuls critères de compétence et de performance ; de réformer le système national de santé ; de promouvoir la culture nationale ; de doter l’Algérie des attributs de sa puissance régionale pour qu’elle puisse assurer son intégrité et contribuer à la paix mondiale et, par-dessus tout, réhabiliter nos valeurs nationales sans lesquelles aucune action salvatrice ne saurait être envisagée. Telles sont les exigences du moment que seul un passage de flambeau entre générations dans un climat apaisé est à même de réaliser.
Car, dans un environnement aussi dangereux que volatil, où le danger mue en menace sans transition aucune, où la variable de l’incertitude s’impose comme constante, l’affronter avec pour seul viatique un passé, si glorieux soit-il, c’est exposer la nation à la disparition.
Pères et frères aînés,
Vous vous posez certainement la question sur les raisons de ma démarche et la rudesse du discours. Il s’agit d’un appel du cœur, que j’ai voulu direct, franc, sincère et loyal, en totale opposition avec ce dont vos thuriféraires vous ont habitué. J’espère, par son biais, éveiller en vous, à la veille de l’élection présidentielle de 2019 qui s’annonce d’une importance capitale, voire vitale, pour le pays, l’indispensable compréhension dont il vous appartient de faire preuve envers ce peuple que les feux du désespoir sont en train de consumer et, par là même, vous faire prendre conscience des retombées néfastes qu’un entêtement à vouloir lui imposer quelque choix que ce soit pourrait produire.
La construction ou la destruction d’un avenir désiré par les générations de vos enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants, car c’est de ceux-là qu’il s’agit, dépendent de cette échéance et restent, dans une large mesure, attelées à votre niveau de conscience. De votre aptitude, de votre sens de la responsabilité, de votre capacité à vous assumer en tant que génération, dépend l’avenir de notre pays. Votre responsabilité historique est encore une fois, et plus qu’auparavant, totalement engagée.
Je reste convaincu que vous êtes les seuls, tant qu’il est encore temps, à pouvoir changer le cours des choses avant que le feu ne prenne. Vous êtes les seuls à pouvoir prodiguer vos sages conseils à ceux, parmi les vôtres, qui, disposant encore des clés pour une douce solution à cette grave crise multidimensionnelle qui s’annonce, sont à même d’éviter le pire à ce pays. Vous êtes les seuls à pouvoir les faire sortir de cette posture d’entêtement génératrice de violence. Vous êtes les seuls à pouvoir les convaincre de transcender leurs egos respectifs au profit d’une transition générationnelle pacifique du pouvoir.
Vous avez été les maîtres d’œuvre d’une Révolution qui a fait école, l’opportunité historique se présente – une ultime fois – à votre génération pour apposer son sceau pour l’éternité sur le parchemin de l’histoire de cette nation. Faites que ce soit dans le bon sens. Certains pays amis nous ont montré la voie, nous pouvons l’emprunter pour le salut de notre nation et… pourquoi pas, ne pas leur ravir l’exemple.
Le naufrage de l’Algérie ne peut être conjuré que par l’effort et la volonté et tous ses enfants. Plaçons l’avenir de nos descendants et le destin de l’Algérie par-dessus tout et, la main dans la main, amorçons l’indispensable refondation de cette Algérie, qui nous est à tous si chère.
Si vous êtes, en toute légitimité, en droit de vous prévaloir du monopole du combat libérateur, l’amour de cette Algérie, nous l’avons tous en partage ! Agissons ensemble pour la préserver !
Gloire à l’Algérie ! Gloire à nos martyrs !
Ghediri Ali (général major à la retraite)