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Guerre de 1914 -1918 : la Ligue de défense des droits des anciens combattants et mutilés kabyles est née à Aït Halli

On sait que l’avènement de la Première Guerre mondiale ou de la Grande Guerre s’est produit à l’issue de l’assassinat de l’archiduc François Ferdinand héritier du trône d’Autriche-Hongrie et de son épouse,  le 28 juin 1914, à Sarajevo, par un jeune nationaliste serbe sur fond de rivalités politiques et économiques qui animaient les puissances du continent européen.

Ce crime fut l’étincelle qui déclencha le 28 juillet 1914 le conflit militaire le plus meurtrier de l’époque moderne. Il  vit s’affronter initialement le bloc allié formé de la France, la Grande-Bretagne et l’Empire russe contre la coalition composée de l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie.

Les états-majors d’armées qui tablaient sur une issue rapide par une guerre de mouvement durent rapidement réviser leurs plans, au fur et à mesure du déroulement des affrontements et de leur enlisement dans une interminable guerre d’usure dans les  tranchées consommatrice d’hommes : 10 millions, selon les auteurs, de matériels et munitions en quantités notoires.

C’est pour remédier à cet enlisement meurtrier et ses conséquences politiques et socio-économiques désastreuses, que les belligérants européens  entreprirent d’internationaliser la guerre, en cherchant de nouveaux alliés.

En France, l’idée de faire appel aux colonies revient au Général Galliéni (1849-1916), inspiré par le Général Mangin (1866-1925)  promoteur de la Force noire dans un essai éponyme publié en 1910 (1), après avoir puisé dans le corps des réservistes. Ce fut ainsi un effectif  près de 650 000 coloniaux qui fut mobilisé pendant quatre ans, le plus souvent de force que de gré, sur les théâtres d’opérations, dès août 1914. Parmi le nombre de conscrits, les historiens avancent les chiffres (2) de 180 000 Algériens, 40 000 Marocains, 80 000 Tunisiens, 43 000 Indochinois, 40 000 Malgache et 215 000 Noirs africains, enrôlés pour compenser les pertes militaires françaises et tenir la ligne de  front large de 700 km. De fait, le corps d’armée ainsi constitué se trouva sociologiquement (au sens marxiste du mot), anthropologiquement et physiquement disparate.

Une fois leur transit par Marseille accompli, les troupes coloniales (des fantassins pour l’essentiel) s’illustrèrent  courageusement sur leurs fronts d’affectation dont les mémorables batailles de Verdun ( à partir de février 1916 ) , de la Somme (depuis juillet 1916), du Chemin des Dames (avril 1917), de l’Oise (mars 1918 ) ; ou bien encore sur le front oriental, dans l’enfer des Dardanelles, de mars 1915 à janvier 1916 . Autant de noms restés gravés dans le triste panthéon des hauts lieux des victimes de guerre. 

Le  tribut à payer fut lourd pour les coloniaux. Il est estimé entre 85 000 et 90 000 morts ou disparus d’après le recoupement des sources de Pascal Blanchard et Gilles Manceron (2014).

© M. Lechani

Parallèlement, pour soutenir l’effort de guerre, à l’arrière, le S.T.O.C. (Service d’organisation des travailleurs coloniaux ) fut créé, en janvier 1916, pour mobiliser les travailleurs des colonies et les prisonniers de guerre dans les arsenaux et usines d’armement, sous surveillance étroite; quand leur force de travail ne fut pas employée dans des travaux agricoles pour répondre aux exigences de main-d’œuvre.

L’Armistice signé au petit matin du 11 novembre 1918, actant la défaite de l’Allemagne et de ses alliés, l’heure était au  terrible bilan humain : 18 millions de morts civils ou militaires (sans compter les nombreux mutilés de guerre), et à la démobilisation, nonobstant les derniers Poilus de Silicie en Orient.

De retour en Algérie, les  coloniaux rescapés de ce conflit meurtrier retrouvèrent en même temps que leurs proches soulagés, leur condition de dominés en dépit des lois libérales du gouverneur Charles Jonnart (1857-1927), votées en 1919, inspirées par un indigénophile : le ministre de la guerre Georges Clemenceau (1841-1929) (3), en reconnaissance des sacrifices des tirailleurs algériens, malgré l’hostilité du Parti colonial. Sa volonté réformatrice contenue reçut néanmoins, par pragmatisme,  les faveurs du mouvement des Jeunes Algériens incarné alors par l’Émir Khaled (1875-1936) revenu du front avec le grade d’officier.

Par leur ampleur timide,  les dispositions  de la loi Jonnart qui visaient à accorder le droit de vote à une minorité de sujets musulmans aux élections municipales, départementales et aux délégations financières n’étaient pas de nature à rendre justice aux sacrifices  des tirailleurs algériens entourés par une indifférence ingrate au moment où la société algérienne était dans un état d’affaissement historique, note l’historien  M. Harbi dans 1954, la guerre commence en Algérie (Complexe, 1998).

Tandis que les parades de l’Armistice battaient leur plein dans le camp de la victoire, et que  leurs camarades français du front s’organisaient pour faire valoir leurs droits par l’efflorescence d’Amicales et d’Associations d’ anciens combattants, les tirailleurs algériens furent relégués à la marge de toutes les commémorations officielles. Leurs droits ignorés. À la fraternité d’armes qu’il convient de tempérer, succéda une grande désillusion. De guerre lasse d’attendre une reconnaissance fût-elle tardive, un noyau de poilus algériens combatifs décida de pallier  cette carence en fondant,  en 1928, au village d’Aït Halli (4) la première Ligue de défense des combattants et mutilés de guerre kabyles, nous renseigne le journal La Presse libre d’Alger (5) :

Une ligue d’anciens combattants et de victimes de la guerre, vient d’être créée à Aït Halli (Iraten) dans la commune-mixte de Fort-National. Cette ligue a pour but de resserrer les liens de fraternité et de solidarité entre ses adhérents et les groupements similaires européens et de redresser les erreurs, les omissions, les abus et les violations des lois et règlements dont souffrent ses adhérents. Les 9/10 èmes de nos camarades n’ont pas reçu, depuis bientôt dix ans leur dû, soit par ignorance, soit par inertie administrative qu’une action individuelle n’arrive pas souvent à vaincre.

Combien parmi nous ont obtenu des prêts pour construction, exploitations agricoles ? Combien ont leurs enfants admis comme pupilles de la nation pour les faire bénéficier des avantages accordés à ceux-ci : bourses d’études, etc. ? Combien sont-ils ceux qui ont obtenu une licence de café maure ou de permis de port d’arme, qu’on semble ne réserver qu’aux agents électoraux de certains élus ? Combien d’ascendants ont reçu intégralement les indemnités qui leur sont dues ? Il faut avoir vécu dans nos milieux pour se rendre compte de cet état des choses. Il nous est donc apparu la nécessité impérieuse de nous grouper, de réunir nos énergies pour défendre les droits sacrés que nous tenons de nos sacrifices.

Nous entendons lutter sans forfanterie ni défaillance, en usant de tous les moyens que la loi nous permet pour faire obtenir satisfaction à nos camarades lésés (…). Notre champ d’action est bien vaste mais nous avons la certitude, si nous sommes secondés, d’arriver au but que nous nous sommes assignés. La Ligue dont nous jetons les bases ne sera qu’une cellule d’une confédération d’associations d’anciens combattants kabyles (…). Le bureau est provisoirement placé dans un des locaux au café Lechani. La réunion préparatoire a désigné comme président, Lokmane ; Secrétaire, Lechani ; secrétaire-adjoint, Rekhou ; trésorier, Lateb Salem; assesseurs, Zeggane et Lechani Chabane. Nous faisons appel à tous nos camarades mutilés de la commune pour venir grossir nos rangs (…).

Cantonnée au café maure d’Aït Halli (6), la Ligue kabyle ouvrira par la suite, en 1930,  une permanence dans les villes de Tizi-Ouzou et Larbâa n Aït Yiraten (anciennement Fort-National), après qu’elle s’étoffa et s’organisa par un travail de sensibilisation et de propagande auprès des anciens poilus et mutilés de Kabylie, et auprès des autorités coloniales pour faire valoir leurs droits légitimes chèrement acquis sur les théâtres de combats. Elle prit alors le nom de Ligue de défense des anciens combattants et victimes de guerre indigènes d’ Algérie. Ses activités amicalistes perdurèrent jusqu’à l’avènement du Régime autoritaire  de Vichy qui mit fin à son action, comme à toutes les activités militantes politiques et syndicales de la colonie.

Alors que les anciens poilus français purent compter sur le concours d’œuvres littéraires rédigées par des plumes célèbres impliquées, pour entretenir leur mémoire et le souvenir de leurs sacrifices : comme Charles Péguy, Guillaume Apollinaire, Henri Barbusse ou bien encore Maurice Genevoix dans ses récits puissants réunis dans son ouvrage phare Ceux de 14, qui connurent un grand succès populaire (7).

Rien de tel dans les sociétés coloniales sans tradition scripturaire ou désuète. Qu’elles aient été de langue kabyle, bambara, créole ou annamite c’est par le verbe que la mémoire de cette guerre totale fut transmise,  par elles, comme en porte le témoignage fragile ces vers anonymes recueillis dans les Aït Yiraten, en Haute-Kabylie, tirés de productions présentement ensevelies par l’oubli. 

Tadyant yexdem uṛumi                          L’intrigue qu’a échafaudé le Français

Kul taddart yebna llakul                         En bâtissant une école dans chaque village

Yewwi arraw-nneɣ                                  Il s’est accaparé de nos enfants

Nekkni mebɛid nettmuqul                         Sous notre regard impuissant

Mi meqqrit d irgazen                              Une fois devenus hommes

Yewwi-ten tarayul.                                  Il a fait d’eux des tirailleurs.

Yewwet-itt Giyyum deg yigenni            Guillaume (8) a bombardé ciel

Simmal d tirni                                       Avec une force redoublée

D Leqbayel i yezwaren i rrṣaṣ                Ce sont les Kabyles qui devancèrent le feu

Ɣaḍen-i(yi) leɛsaker imeɣban                     Ma peine va vers les malheureux militaires

Di lgirra Lalman                                        De la guerre contre l’Allemagne

Wi immuten, yemdel di lfista-s.                 Leurs morts ont été ensevelis dans leur uniforme (9).

Cet épisode méconnu de l’histoire de l’Algérie contemporaine pour des raisons relevant du silence post-traumatique des acteurs qui a endigué les récits généalogiques, de l’accélération du cours de l’histoire ou encore de la sélectivité de la France officielle , témoigne de la faculté de la société autochtone d’Algérie à s’organiser, au tournant des années 1920-30, telles que les conditions de son temps le leur permettaient,  grâce à une mince avant-garde inspirante pour la circulation des opinions anticolonialistes parmi les masses prolétaires sur lesquelles viendront se greffer les luttes de décolonisation.

Méziane Lechani, médecin et éditeur.

Dernière contribution : préface aux Écrits berbères en fragments de Mohand Saïd Lechani, Paris, Geuthner, 2024.

Renvois

1- La Force noire, Paris, Hachette, réédition L’Harmattan, 2011.

 2- Statistiques officielles du Musée de la Grande Guerre de Meaux.

3- Surnommé pour ses qualités militaires : « le tigre », « le Père la victoire », « Clemenceau le Kabyle » pour avoir nettoyé les rangs de l’armée française avec la même ardeur que mettaient à leur tâche les travailleurs kabyles de la voirie de Paris, dans un climat de xénophobie ; ou bien encore « le Vendéen rouge » par ses adversaires colonialistes.

4- Village de cultivateurs  de la confédération des Aït Yiraten de près de 600 âmes alors. Altitude 550 à 600 m. Il fut incendié, en 1857, lors de la Campagne de Kabylie pour avoir opposé une résistance énergique aux troupes du maréchal Randon.

5- Dans sa livraison du 9 septembre 1928, p. 5.
6- Lieu de sociabilité de fortune comme il y en eût dans l’Algérie rurale et miséreuse, érigé à Tazeggwart  en branchages solidifiés par de la boue séchée, recouverts de chaume. Lqahwa n we3cuc, en kabyle, fut tenue par Akli Waâli et Mokrane n Ali Oubelkacem.
7- Sous Verdun (avril 1916), Nuits de guerre (décembre 1916), Au seuil des guitounes (septembre 1918), La Boue (février 1921) et Les Éparges (septembre 1921) rassemblés dans Ceux de 14, en 1949, réédition Flammarion, 2020.
8- Le Kaiser Guillaume II (1859-1941) dernier empereur allemand,  général major durant la Première Guerre mondiale. Il fut affublé du titre de Hadj Guillaume dans les poésies populaires chantées, en raison de sa supposée conversion à l’islam instillée par la propagande allemande, et certains cercles turcophiles. 

9- Allusion à leur enterrement privés du rite musulman et de sépulture, loin des leurs.

Quelques références bibliographiques pour aller plus loin

Antier, C. : Les soldats des colonies dans la Première Guerre mondiale,  Ouest-France, 2014.

D’Andurain, J. : Les troupes coloniales, une histoire politique et militaire, Passés composés, 2024.

Frémaux, J. : Les colonies dans la Grande Guerre, Combats et épreuves des peuples d’outre-mer, éd. 14/182006.

Gastaut, Y., Yahi, N. et Blanchard, P. : « La Grande Guerre des soldats et tirailleurs coloniaux maghrébins », Migrations Société, 156, 2014.

Lallaoui, M. : Les Poilus d’ailleurs, Au nom de la mémoire, 2014.

Manceron, G. : « Les Soldats coloniaux de 14-18, éternels oubliés ? », Mediapart, 10 novembre 2014.

Miranville, M. et  Bille, S. : Poilus nègres : Soldats créoles et africains en 14/18, Dagan, 2014.

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