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Hajer Bali : « La mémoire de nos sociétés a été entrecoupée de blancs »

Hajer Bali

Avec Partout le même ciel, Hajer Bali poursuit un travail littéraire où s’entrelacent l’intime, le social et l’historique. Romancière attentive aux voix de la jeunesse et aux traces laissées par la mémoire collective, elle explore dans ce nouveau livre les tensions de l’adolescence, les héritages familiaux, mais aussi les questionnements philosophiques qui traversent nos sociétés

À travers ses personnages et leurs trajectoires, Hajer Bali interroge autant la condition individuelle que l’appartenance collective. Partout le même ciel s’impose ainsi comme un roman où se croisent les luttes intérieures et les échos de l’Histoire, dans un mouvement qui relie l’intime à l’universel.

Dans cet entretien accordé à Le Matin d’Algérie, elle revient sur ses choix d’écriture, ses personnages et sa vision du rôle de l’écrivain.

Le Matin d’Algérie : Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire Partout le même ciel ? Y a-t-il un événement ou une émotion particulière qui a déclenché ce récit ?

Hajer Bali : Pas spécialement. En fait, il s’agit pour moi de poursuivre le chemin, de continuer mes recherches, surtout dans la forme, d’expérimenter le travail sur les dialogues, sur les voix intérieures, et aussi sur l’Histoire, ou comment elle interfère dans le quotidien des gens ordinaires.

Le Matin d’Algérie : Wafa et Adel occupent le cœur du roman. Comment avez-vous construit leur psychologie et leur complicité adolescente ?

Hajer Bali :Ils sont à l’image de la jeunesse que j’observe autour de moi. J’essaye de pénétrer leur intériorité, et de dénouer, un peu, la complexité de ma société, à travers eux.

Le Matin d’Algérie : Votre roman mêle des scènes très concrètes (le quotidien, la famille, le quartier) à des réflexions philosophiques profondes. Comment avez-vous trouvé cet équilibre ?

Hajer Bali : C’est tout ce qui nous traverse. Les réflexions (De Slim, particulièrement, personnage qui est plus âgé, la quarantaine) essayent d’introduire une analyse plus profonde, en lien avec nos filiations, nos héritages, toujours dans le but de dévider la bobine, de démêler les nœuds, pour comprendre ce qui nous constitue comme société.

Le Matin d’Algérie : Le passage à l’âge adulte et les confrontations avec le monde adulte sont centraux. Que cherchez-vous à montrer sur l’adolescence et ses épreuves ?

Hajer Bali :Je ne fais qu’observer. L’adolescence, comme celles du monde entier, est l’âge où se constitue la personnalité de l’individu. Tout est épreuve, désirs d’émancipation, révolte. Pour Wafa et Adel, c’est leur amour, prisonnier des conventions, c’est la famille, comme frein à leur liberté, c’est la société qui regarde et qui juge…

Le Matin d’Algérie : La scène où Wafa et Adel font face à l’agression de la mère est intense et complexe. Que représente pour vous le lien entre violence, justice et miséricorde ?

Hajer Bali :Ils agressent donc cette vieille femme, rencontrée au marché, et qu’ils suivent jusque chez elle. La raison, c’est juste qu’ils ont besoin d’argent, mais ils ne sont pas criminels. Ils auront par la suite des remords, ils seront même terrorisés à l’idée qu’ils auraient pu lui faire très mal. Pour répondre à votre question, je dirai que la violence, partout dans le monde, est souvent la conséquence de l’injustice (qui est la première des violences). La miséricorde, lorsqu’on a la foi, est accordée par Dieu et permet le pardon chez les humains.

Le Matin d’Algérie : Vous décrivez le quotidien avec une précision quasi sensorielle. Comment travaillez-vous ces détails pour qu’ils deviennent poétiques sans être didactiques ?

Hajer Bali :Je traque les propos qui pourraient être des clichés, ou des idées reçues. Je travaille à les effacer lorsque je les détecte dans mon texte. Et en même temps, j’essaye de puiser au fond de moi la parole juste. Sans prétendre, justement, être didactique, mais, au contraire, en fouillant au plus profond de mes personnages. C’est pour ça que j’ai recours à leurs voix intérieures, pour faire en sorte qu’ils soient le plus sincères, les plus vrais possibles, dans leurs contradictions aussi bien que dans leurs lâchetés, mais aussi dans leurs beautés.

Le Matin d’Algérie : Le roman contient des références à Ibn Arabi et au mouvement du point. Pouvez-vous nous expliquer le rôle de ces symboles dans l’histoire ?

Hajer Bali : Il s’agit des réflexions de Slim. La poésie d’Ibn Arabi, à cause de sa complexité, à mon avis, ne peut être saisie que si on se l’approprie par bribes, en y mettant nos propres sentiments. Slim cherche des réponses dans la pensée d’Ibn Arabi. Il y découvre cette notion de chemin, de point, de déclenchement du mouvement. Et ça, ça l’intéresse, de comprendre l’origine, s’il y en a, du mouvement et aussi, de savoir que nous suivons tous une trajectoire, la nôtre propre, qui va rencontrer une autre trajectoire etc. Ou pas ! Mais le principal, dans tout ça, c’est qu’il y ait mouvement. D’où son bonheur lorsque le « Hirak » (Qui veut dire Mouvement) se déclenche.

Le Matin d’Algérie : La mémoire, les souvenirs et le passage du temps traversent le récit. Est-ce un fil conducteur de votre réflexion sur la vie ?

Hajer Bali : Oui. La mémoire de nos sociétés a été entrecoupée de blancs. Elle n’est pas linéaire et bien retracée par les livres d’histoire, comme pour les autres sociétés, qui n’ont pas connu les invasions, colonisations, aliénations. C’est pour ça, selon moi, que l’on se retrouve avec des souvenirs brisés, incomplets, que nous tentons de fabriquer avec des bouts de récits, des histoires partagées, ou des idéalisations. Le temps s’efface parfois, ce qui fait que mes personnages vont chercher jusqu’aux pierres, les récits des hommes préhistoriques à travers les gravures rupestres de l’Atlas. Le temps s’accélère aussi lors des révolutions qui nous portent, qui nous font vivre plus intensément.

Le Matin d’Algérie : La relation entre Wafa et sa mère, mais aussi avec son frère, est très particulière. Comment voyez-vous le rôle de la famille dans la construction de l’identité des jeunes ?

Hajer Bali : La famille peut être autoritaire, même tyrannique, en même temps qu’aimante. C’est ça le paradoxe auquel fait face Wafa. Pour moi, la famille est un socle important pour la construction de l’identité de l’enfant, mais dès l’adolescence, ce socle devient lourd et empêche l’émancipation de l’individu, il devient même liberticide. La présence d’un adulte, autre que les parents, auprès du jeune, peut être plus bénéfique, à ce moment-là. Le lien familial, peut redevenir, avec le temps, plus sain, et même émancipateur. Mais l’acte de briser le lien, à l’adolescence, est important. Tous les psychanalystes vous le diront. Wafa, qui est une femme, subit les remontrances de sa mère, qui s’inquiète pour elle. Notre société surveille les femmes. Wafa, malgré son amour pour Adel, veut continuer à l’aimer sans la contrainte du mariage, mais ce n’est pas possible. Du coup, la mère fait preuve d’autorité. Le mariage devient libérateur, qu’il soit désiré ou non.

Le Matin d’Algérie : Le quartier, la ville, la mer : ces lieux sont très présents dans le roman. Quelle importance accordez-vous à l’espace dans vos récits ?

Hajer Bali : Mes personnages évoluent dans leur espace, un espace assez étroit, en somme. Le quartier, le banc en face de la mer, l’appartement de Slim, la plage en famille pour Wafa, le café pour Slim. Ces espaces font toute leur vie. Cela, par contraste, permet de focaliser sur l’importance du voyage qu’ils font ensemble jusqu’à Biskra. Ce voyage est une respiration. Il permet, en quelque sorte, de sortir de soi, de briser toutes les défenses, les empêchements.

Le Matin d’Algérie : Votre style alterne entre narration vivante et méditation philosophique. Comment concevez-vous le rôle de l’écrivain face au monde qu’il décrit ?

Hajer Bali : L’écrivain, selon moi, fait son chemin avec plus ou moins de sincérité. Je souhaite, par mes écrits, partager avec les lecteurs, un regard sur une société, par le biais de détails ordinaires de la vie. Les développements-méditations, me servent à inscrire tout ça dans l’universel, dans une sorte de continuité du monde, qui ne doit pas nous exclure, comme peuple, du mouvement de la modernité et de l’histoire.

Le Matin d’Algérie : Si vous deviez résumer en une phrase ce que vous souhaitez que vos lecteurs retiennent de Partout le même ciel, quelle serait-elle ?

Hajer Bali : Amour:  Foi, révolution, c’est le même ciel pour tous, les mêmes joies, les mêmes précipices.

Entretien réalisé par Djamal Guettala

Le roman est publié aux Éditions Belfond, France, le 21/08/2025, et aux Éditions Barzakh, Algérie, le 28/08/2025.

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