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Idir, l’humble et le phénix

Idir

Idir a su opportunément capter la nécessité d’évolution de la chanson et de la musique kabyles et a pu générer une approche éclairée et avant-gardiste qui lui fit produire des œuvres de portée universelle, alliant authenticité et modernité.

En mars 1973, voilà presque 50 ans, Idir lançait son éblouissante carrière. Depuis, il n’a cessé de bercer les cœurs et d’éveiller les esprits avec ses chants authentiques et ses mélodies exceptionnelles.

Nous mesurons mieux, après sa disparition prématurée, la grandeur de son œuvre et la pertinence de sa vision artistique. Il considérait que l’innovation et l’ouverture étaient, pour qui savait y recourir, des atouts d’affirmation, d’échange et d’enrichissement.

Avec art, détermination et surtout humilité, il parvint à valoriser et à porter à l’échelle du monde des pans entiers de notre riche oralité restée, par la force des choses et du temps, largement autocentrée à nos espaces communautaires.

Il n’est pas aisé de témoigner sur Idir, ce phénomène de la musique, avec toute la justesse requise même pour quelqu’un qui l’a connu. J’essayerai, cependant, d’évoquer dans la présente contribution les fondements de sa personnalité artistique, son ancrage générationnel ainsi que la fulgurance de sa renommée.

Comme il l’affirmait lui-même, Idir s’était révélé au grand public un soir de mars 1973 en direct sur les ondes de la radio Chaîne kabyle. Il avait chanté “Ersed ersed a iḍes”, en lieu et place de Nouara dans “5 w-uguren”, l’émission que je produisais à l’époque. Il convient, cependant, de souligner qu’il ne sortait pas du néant et que cette belle et subite émergence publique n’était pas une révélation ex nihilo.

En fait, c’est dans un viatique musical, patiemment constitué en son for intérieur depuis l’enfance, que le jeune Hamid de 28 ans avait puisé cette berceuse qui suscita l’instantané coup de foudre du public envers “le Idir” qu’il devint ce soir-là, presque malgré lui. Ce fut un mémorable imprévu qui a décidé, pour le grand bonheur de la musique kabyle et universelle, du destin d’un futur diplômé en géologie à quelques mois seulement de son départ au service national en octobre 1973.

Une personnalité artistique hors du commun

La musique était son monde intime et son langage inné. Il était doué d’une grande sensibilité, alliant oreille et mémoire musicales ainsi qu’un sens affiné du rythme. Il était calme de tempérament et timide d’apparence. C’était quelqu’un de réfléchi et curieux qui ne s’empressait pas à formuler des avis.

Privilégiant l’écoute, l’observation et la retenue, il avait tout du cérébral qui contrôle ses émotions. Loin d’être triste, il était plutôt espiègle et friand d’humour. Le sien était fin et ses jeux de mots souvent de haute facture. Il riait et faisait rire très volontiers. Il savait, dans la vie, recourir à l’humour et s’en servir habilement. N’étant pas de nature cassante, il pouvait l’utiliser pour mener, abréger ou esquiver des discussions sans avoir à froisser le vis-à-vis. Isensar leḥrir s-g sennan, comme on dit. Voilà pour l’inné.

Qu’en est-il de l’acquis ?

Il l’a développé sur un socle culturel ancestral constitué de savoirs et de valeurs transmises à lui, via une chaîne ininterrompue formée de quatre maillons essentiels : [1] Tamurt n-Leqbayel s-umata – [2] Le “Triangle” At Yenni-Ibudraren-At Wasif, un espace culturellement fertile – [3] Le village At Lahcen et tous les At Yenni – [4] Sa famille At Lɛarbi, afurk n-At Iften.

Cette lignée “géo-sociofamiliale” constituait l’ensemble solidaire et intemporel auquel il était solidement enraciné et avec lequel il interagissait harmonieusement. Il lui devra tout : son équilibre, ses engagements, sa force tranquille et bien sûr son art. Au maillon familial de cette chaine, il était le 3e et plus jeune garçon d’une fratrie de 4 enfants dont une fille, la cadette. Il y a grandi, aimé et choyé de tous à l’aune d’une autorité paternelle rigoureuse mais très respectée.

Sa grand-mère, Nna Taous, la dernière épouse (sans enfants) de son grand-père paternel l’entoura d’une infinie tendresse. Elle était sa bibliothèque orale, elle le nourrissait de chants et d’icewiqen, de poèmes et d’izlan, de contes et de proverbes.

Sa mère, Nna Chabha était son autre transmettrice directe. Elle était de surcroît poétesse elle-même. Sa grand’mère et sa mère, constituaient la “dimension Ibudraren” du-dit triangle fertile (précisément At Ali Ou Ḥerzoun, dont elles étaient toutes deux natives).

Il avait, sa vie durant, entretenu un lien connivent, même fusionnel, avec sa maman. C’était : La source – La confidente – La protectrice qu’il avait toujours su garder à ses côtés et chérir. Sa disparition, en mars 2012, l’avait profondément bouleversé. Il n’avait jamais pu en faire le deuil : il y avait Hamid d’avant et celui d’après cette perte.

L-Ɛarc n-At Yenni fut, jusqu’à ses 13 ans, son cocon naturel, chaleureux et quasi exclusif. Il y a baigné dans une atmosphère propice à l’épanouissement. C’est cette “primo-école” qui en fit un authentique aheddad n-wawal (orfèvre des mots) : il avait une maîtrise remarquable de sa langue maternelle, taqbaylit, poussée au raffinement en forme et en contenu.

Avec ceux de sa génération, tiziwin-is, il s’adonna aux jeux formateurs de tous les arraw n-tmurt. Il apprit, entre autres, à tailler les flûtes ainsi que tizemmarin, dont il jouait précocement ainsi que du bendir.

Il y eut une douce enfance, faite de bonheurs partagés lors des fêtes familiales et villageoises ou à la zaouïa de L-Hadj Belkacem.

Il avait de la fascination pour des personnages atypiques de la région dont Dda M’dakwel et de la sympathie pour l’émouvant Tahia. Mais, il était très attaché à Mumha, forgeron de son état, dont les coups de marteau sur l’enclume étaient de véritables sonorités musicales qui rythmaient la vie du village.

Feu Mumha était aussi le Aḍdhebbal n-At Lahcen. (Hamid l’avait fait filmer, en 1993 à 80 ans, dans sa forge et ensuite au tambour pour faire découvrir son art ancestral à Johnny Clegg (dit le Zoulou blanc) dans le cadre d’un documentaire coproduit par France 3, intitulé “Idir & Johnny Clegg a capella”).

Comme pour beaucoup, la guerre et ses vicissitudes sont venues interrompre l’insouciance de son enfance en 1958. Il fut contraint de partir à Alger où il ne s’était jamais senti l’aise. Après l’indépendance, ses ressourcements périodiques aux At Yenni étaient vécus par lui comme de salutaires résurrections.

Épreuve citadine et éveil culturel

En ville, il dut faire contre mauvaise fortune bon cœur en prenant instinctivement la musique comme doux et égoïste refuge.

Tout en restant arrimé à son viatique originel, Il s’essaya discrètement (en solitaire d’abord, puis en s’ouvrant petit à petit) dans un cheminement musical plus autonome et plus personnel.

Il a pu, ainsi, enrichir considérablement son savoir en s’intéressant davantage aux répertoires des chanteurs et chanteuses kabyles enregistrés en Algérie et en France, depuis les années 1920.

Il a, ensuite, élargi ce “sourcing autochtone” à d’autres genres musicaux essentiellement occidentaux (genres dominants de sa jeunesse), mais aussi africains, sud-américains, etc.

Cette évolution de Hamid connut une accélération notable à la fin des années 1960 grâce à : [1] son perfectionnement en instruments (la flûte, la guitare, puis les claviers et même l’harmonica), [2] l’écoute des musiciens d’At Yenni (Mouloud Danane, Slimani, Abdelkader Djender, Moumouh Ath Mouchène, Ramdane Metref et le 1er groupe Imaziɣen), [3] ses sorties sur le terrain en Géologie où sa guitare était toujours du voyage, [4] un rapprochement avec la sphère radiophonique et le conservatoire initié par Chérif Kheddam.

Il chanta à 24 ans, en 1969, dans un spectacle que nous avions organisé, en soirée, aux Ouadhias avec, notamment, Chérif. Kheddam, Nouara et Ahcène Abassi.

Ce fut-là, probablement, sa véritable première prestation publique. Ali Sayad raconte qu’au lendemain de cette soirée, Hamid était venu l’attendre au bas d’At Larbaa pour le sommer de ne souffler mot aux gens du village de sa participation au gala de la veille.

Outre cette affirmation individuelle, le jeune Hamid a été directement imprégné des aspirations collectives de la décennie 1963-1973, laquelle engendra un courant identitaire post indépendance en réaction à un processus (subi crescendo) de folklorisation, de marginalisation, puis carrément d’exclusion de la culture amazighe.

Les creusets et vecteurs principaux de ce courant étaient alors : la radio, les lycées, l’université et le sport.

C’était un courant qui avait des référents et symboles connus : Slimane Azem, Mouloud Mammeri, la JSK, Bessaoud Mohand Arab, Chérif Kheddam ou bien encore Kateb Yacine, Taos Amrouche, Mohamed Iguerbouchène, Hamid de Radio-Paris et El Hasnaoui.

C’est dans ce contexte d’éveil qu’émergea une nouvelle génération d’artistes qui, tout en relayant et valorisant l’acquis des anciens chanteurs, rompait avec l’allusif antérieur et assumait l’expression directe. Il y eut d’abord une 1re vague de 1963 à 1972 – avant Idir – marquée par une évolution plus thématique que musicale, avec des artistes “freelance” ainsi que des talents confirmés issus de l’émission Iɣenayen u zekka dirigée par Chérif Kheddam et ensuite, une 2e vague à partir de 1973 – contemporaine d’Idir – plus moderniste musicalement et thématiquement avec de grandes individualités mais aussi de très nombreux groupes célèbres.

L’immersion du jeune Hamid Chériet dans ce courant, à l’instar de ses pairs, lui permit de maturer sa propre personnalité artistique et surtout de capter opportunément la nécessité d’évolution de la chanson et de la musique kabyles. Il a su ainsi générer une approche éclairée et avant-gardiste qui lui fit produire des œuvres de portée universelle, alliant authenticité et modernité.

Une notoriété quasi instantanée

Mars 1973 : “Ersed ersed a iḍes” ou la chanson-déclic. Voici, de mémoire, les circonstances du passage de Hamid dans l’émission “5 w-uguren”. Nous nous connaissions déjà depuis 7 ans : au lycée (1966-67), ensuite à l’université et enfin à la radio où il venait de temps à autre pour, notamment, nous faire écouter certaines de ses créations. C’est lors d’une de ses venues qu’il me fit découvrir “Ersed ersed a iḍes”.

Nouara fut séduite par cette belle berceuse. Elle fit quelques répétitions avec Hamid. Le jour du passage à l’antenne, Nouara eut un empêchement.
En début d’émission, je n’avais rien dit à Hamid qui attendait assis en retrait, guitare en main, pour l’accompagner.

Profitant d’un jingle, je l’ai informé de l’absence de Nouara et l’ai invité à chanter à sa place. Il opposa un refus catégorique.

Avec Arezki Nebti, nous fîmes pression sur lui, usant de l’encouragement à la culpabilisation jusqu’à son ultime argument : “impossible, les gens vont me reconnaître” dit-il. Recourir à un pseudonyme fut notre contre-argument. Qui de nous trois avait alors préconisé le surnom de “Idir” ? Difficile de l’affirmer formellement à posteriori.

Le fait est qu’il céda fort heureusement. Il interpréta avec aisance sa berceuse, chanson authentique, qui parlait à tous, sublimait le lien mère-enfant sur une mélodie agréable et moderne et avec quelle belle et douce voix ! L’assistance et les auditeurs furent subjugués. Nna Chabha, sa mère, qui avait écouté l’émission ne l’avait pas reconnu.

Elle lui fit l’éloge d’un jeune chanteur entendu à radio, lui demanda s’il le connaissait et même de le ramener un jour déjeuner à la maison. Pince sans rire, il lui donna le change pendant quelques jours, avant de lui avouer que le jeune en question, c’était lui.

Été 1973 : “Vava inuva”, la chanson-culte. Cette œuvre parut sur disque 45T chez Oasis. La mélodie et le texte du refrain étaient déjà faits par Idir, lorsqu’il confia, au hasard d’une rencontre à Alger, l’écriture de 2 couplets au grand poète Benmohamed.

Lors de leur fortuite et brève séance de travail dans la rue, Idir fixa lui-même la mesure des couplets attendus (8 vers et 7 pieds). Par ailleurs, il avait sollicité Abderrahmane Si Ahmed pour l’écriture de la musique de “Tamacahuţ ntsekkurt” (face B).

Ce merveilleux travail avait bénéficié de la pleine sollicitude de Mouloud Mammeri qui encouragea vivement Idir et signa un beau texte sur la pochette du disque ; Chérif Kheddam avec l’ingénieur du son Chérief ont réalisé l’enregistrement ; Kamal Hamadi qui a introduit et assisté Idir auprès de l’éditeur. Les voix féminines dans Vava inuva, furent successivement celles de Nacéra (à la fac), Zahra n-Summer (Version 45t + 33t) et Mila (CD 1991).

Octobre 1973 – août 1975 : la parenthèse du service national. Tandis que “Vava inuva” faisait un tabac partout, il fallait partir au service national. Nous étions une douzaine de camarades à être mobilisés en même temps, dont Idir.

Pendant l’instruction, nous étions informés par la radio du succès grandissant de “Vava inuva” qui tournait en boucle sur toutes les chaines de la RTA. Les auditeurs adressaient quotidiennement à Idir des messages sur les ondes.

Les journalistes tentaient vainement de le joindre par toutes les voies possibles. Sa notoriété l’avait vite rattrapé tant auprès des élèves officiers que de l’encadrement de l’école militaire.

Lors des visites des parents les week-ends, il ne passait pas inaperçu auprès des 5 autres familles malgré la “boule à zéro”, le treillis et la casquette.

Je témoigne que pendant longtemps, il avait été réellement déstabilisé par le tourbillon de sa subite et fulgurante célébrité. Loin de s’en vanter, il se demandait sincèrement qu’est-ce qui lui arrivait, lui le discret par nature, le “monsieur-pas de vagues”.

Il y avait chez lui une appréhension non feinte : n’aurait-t-il pas, sans le vouloir, mis la barre trop haut et quelle en pourrait être la suite ? Paradoxalement la durée de deux ans du service le rassurait tant qu’elle lui offrait un temps d’acclimatation à la désormais irréversible nouvelle donne de sa vie. En somme, attendre et voir venir cela lui convenait bien. C’est sur cet état d’âme, qu’une diversion tomba à pic. L’occasion nous fut donnée de créer, au sein même de la caserne, un orchestre et une chorale kabyles autour de lui.

Notre groupe comprenait : Idir, Hachemi Bellali, Mohamed Benallal, Hamid Cherfa comme musiciens et Belaïd Alloul, Saadi Fernane, Ahcène Bouhadef, Rachid Bougdal, Kamal Khireddine, comme choristes. À côté de notre formation, il y avait 2 autres orchestres : l’un occidental avec Safi Boutella et l’autre, chaâbi-andalous avec Bouchenaki. L’estime réciproque de Idir et Safi Boutella date de cette époque.

Durant sa mobilisation, il travailla à un nouveau répertoire et participa avec la chanson “Sendu” au disque collectif “Tacemlit” édité en 1974 avec une préface de Kateb Yacine titrée “Les maquisards de la chanson”. Il parraina aussi plusieurs représentations en milieu universitaire.
Fin 1975 – 1976 : l’envol du phénix vers la consécration mondiale.

À quatre mois de “la quille”, en avril 1975, il y eut un événement-repère qui propulsa la voix et la musique de Idir au-delà de la méditerranée : c’était la retransmission par J.P El Kabache de “Vava inuva” d’Alger vers la France, à l’occasion de la visite officielle en Algérie du président Giscard d’Estaing.

Libéré mi-août 1975 du service national, Idir ne chercha pas à aller en France, c’est la France qui était venue à lui un jour de décembre 1975, au village At Lahcen, en la personne d’un directeur de la maison de disques Pathé Marconi, avec un contrat à la clé.

Ainsi naquit le fameux 33 T du partenariat Pathé-Oasis, contenant 12 chansons, dont “Vava inuva” et qui fut distribué partout dans le monde. Pour 8 d’entre elles, Idir sollicita à nouveau le poète Benmohamed pour en écrire les paroles.

Leur belle et fructueuse collaboration reste, à ce jour, inégalée. “Vava inuva” devint aussitôt un succès planétaire, diffusé alors dans 80 pays et adapté en 20 langues avant de s’envoler, en 1976, vers les radieux horizons qui l’appelaient, Idir avait tenu à étrenner son nouveau répertoire à la Coupole d’Alger devant son public à jamais reconnaissant et fidèle.

La suite est connue. Il s’est vite hissé au sommet de la renommée et a été partout le digne ambassadeur de notre culture. Sa lucidité et son travail ont prévalu. À contre-courant de biens des conservatismes mais toujours sans reniements, il sut emprunter méthodes et chemins efficients menant à la reconnaissance pérenne de notre expression culturelle, partout dans le monde.

Abdelmadjid Bali, ancien de la Radio Chaîne 2

Article paru dans le quotidien Liberté.

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