Idir Tas a publié « En mémoire de mon père », aux Éditions du Net, (78 pages, 13 €). Il répond dans cet entretien à propos de son livre dédié au regretté Da Saïd, son père.
Le Matin d’Algérie : En ce premier anniversaire de la mort de ton père, Da Saïd, tu viens de publier aux éditions du Net un livre intitulé « En mémoire de mon père ». Pourquoi as-tu choisi de parler de ton père sous forme de petits tableaux mémoriels ?
Idir Tas : Parce que je me suis mis à l’écoute de mes souvenirs qui sont revenus selon leur logique propre, au fil des jours, à partir du moment où j’ai appris la mort de mon père. Ce sont d’abord les souvenirs qui m’ont marqué le plus profondément qui sont remontés à la surface, puis peu à peu, d’autres plus anecdotiques, plus récents ont resurgi. À la fin de l’écriture de ce récit, je me suis rendu compte en le relisant, qu’il y avait une trame beaucoup plus chronologique que ce que je pensais.
Le Matin d’Algérie : Est-ce que pour toi ton père est un héros ?
Idir Tas : Oui, à mes yeux de petit garçon et encore plus d’homme adulte, mon père était un héros, car même s’il n’a pas œuvré au premier plan, il a risqué sa vie à plusieurs reprises. À l’époque de la Guerre d’Algérie, il vivait à Paris et il était membre de l’OCFLN… Il faisait le guet lors des réunions des chefs de quartier, acheminait du courrier et parfois un peu d’argent venant des cotisations de nos concitoyens.
Le Matin d’Algérie : À travers le destin d’un seul homme, c’est de toute une génération d’Algériens émigrés dont tu parles en vérité ?
Idir Tas : En effet, en même temps que j’ai essayé de comprendre quel rôle mon père a joué à son échelle, si modeste soit-elle, dans la grande Histoire du peuple algérien au moment où il se libérait du joug colonial, j’ai retrouvé toute une génération d’hommes qui ressemblaient peu ou prou à mon père et dont la jeunesse avait été sacrifiée par la guerre comme toute personne qui doit participer à un conflit et servir l’intérêt collectif, peu importe le pays et l’époque.
Le Matin d’Algérie : Da Saïd a participéé à la bien connue manifestation à Paris du 17 octobre 1961, noyée dans le sang par le préfet Maurice Papon. Dans ton récit tu rapportes l’infortune qui a frappé Zadri Mohand-Saïd, originaire du même village que Da Saïd, Aït-Saâda, et tu as écrit que ton père était hanté par ce qu’il lui est arrivé.
Idir Tas : Oui, mon père m’a très souvent parlé de cette histoire et à travers la gravité de sa voix, même si je n’étais encore qu’un enfant, j’ai compris et pris la mesure de la tragédie de l’événement. Je revois la scène comme si j’y avais assisté. La police française avait lié les mains de Mohand-Saïd derrière son dos et lui avait ligoté les pieds, puis elle l’avait mis dans un sac et l’avait jeté du haut d’un pont dans la Seine. Heureusement que Mohand-Saïd cachait toujours un petit canif dans une de ses chaussettes. Il avait réussi à prendre son couteau et à couper ses liens et, comme c’était un bon nageur, il avait pu échapper à la noyade.
Le Matin d’Algérie : Tu rapportes un autre fait qui a touché particulièrement Da Saïd, à savoir l’exécution par des membres de l’OCFLN d’un partisan de Messali El-Hadj.
Idir Tas : Oui, mon père avait proposé à ce messaliste de payer sa cotisation à sa place, mais il avait refusé. Pour ce partisan, ce n’était pas une question d’argent, mais de principe. Mon père m’avait raconté que lors de son arrivée pour la première fois à Paris en automne 1956, ce messaliste l’avait bien accueilli et il lui avait même acheté une chemise en guise de bienvenue.
Le Matin d’Algérie : Da Saïd qui n’est jamais allé à l’école, Akfadou était privée d’école pendant la colonisation, a fréquenté à Paris les cours du soir et il a exercé plusieurs métiers ; en mécanique, en parfumerie, comme plombier et comme économe à l’Ambassade américaine. Y a-t-il un travail qui lui plaisait plus qu’un autre ?
Idir Tas : C’est certainement celui qu’il faisait à l’ambassade des États-Unis. Selon les besoins du personnel diplomatique, il avait exercé plusieurs fonctions : aide-cuisinier, serveur, économe, organisateur de réception… Son supérieur hiérarchique était tellement satisfait de lui qu’il l’avait inscrit à des cours d’anglais. Il lui avait même demandé de l’accompagner à son retour aux États-Unis.
Pour les papiers, il se serait occupé de tout. Sa femme et ses enfants l’auraient évidemment accompagné. L’idée de franchir en famille l’Atlantique et de fouler le sol du nouveau continent avait commencé à faire son chemin dans la tête de mon père, mais le sort en avait décidé autrement pour lui, puisqu’il avait été embauché à l’usine de moteurs-tracteurs de Constantine, la Sonacome.
Le Matin d’Algérie : Tu racontes dans ton récit, qu’à sa retraite, Da Saïd vivait dans son village à Akfadou et qu’il aimait bien s’occuper des oliviers et grimper aux arbres, même à un âge avancé…
Idir Tas : Oui, jusqu’au jour où il est tombé d’un olivier. Alors je lui ai demandé au téléphone : Pourquoi montes-tu encore aux arbres, à ton âge ? Il m’a répondu que les olives bien exposées au soleil sont les plus belles et qu’il ne pouvait pas ne pas les cueillir.
Le Matin d’Algérie : Dans ce livre commémoratif, tu évoques de nombreux moments de complicité avec ton père. Il y en a un qui m’a particulièrement touché, c’est le moment où vous alliez ensemble au marché, à Constantine.
Idir Tas : Oui, nous avions l’habitude d’aller au marché tous les vendredis matins et c’était comme un rituel. On nous prenait souvent pour deux frères. Cela nous amusait et renforçait notre complicité. J’aimais bien entendre mon père bavarder avec les vendeurs et le regarder choisir des fruits et des légumes avec des gestes méticuleux. Il était toujours de bonne humeur et il avait la conversation facile. En un mot, il avait du liant et j’appréciais ce trait de caractère.
Propos recueillis par Tahar Khalfoune