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« Ils n’ont pas trouvé mon fils, ils m’ont jeté 40 jours en prison »

Document. Le père de Salim Yezza :

« Ils n’ont pas trouvé mon fils, ils m’ont jeté 40 jours en prison »

«Ils nous ont alignés après nous avoir déshabillés. Ils nous ont ensuite demandé de nous pencher vers l’avant… ».  Les jeunes s’arrêtent : « Vous nous avez compris, nous n’avons pas besoin de vous expliquer… » L’un des adolescents pleure, sans doute brisé pour la vie. «Puis ils ont menacé de s’en prendre à nos mères, à nos sœurs, à nos femmes. J’ignore ce qui s’est passé ensuite. Les femmes ont peur de parler.» 

Fallait-il oser publier ces témoignages ? Nous sortions à peine d’une élection présidentielle que le président Bouteflika venait de remporter pour la seconde fois et l’Algérie s’était replongée dans la peur des campagnes revanchardes. Oui, qu’est-ce qui nous avait pris de parler de torture ? Je savais que nous serions, une fois de plus, les seuls à rapporter ces récits déchirants, qu’ils nous vaudraient la colère du régime. Mais comment tourner le dos à de si abominables vérités et surtout, comment pourrait-on regarder notre métier après avoir abandonné ces gens dans leur détresse ? Je donnai à chaque fois mon accord. Le lecteur, ahuri, découvrit le lendemain dans Le Matin une impensable infamie commise près de chez lui. 

Nous sommes en Algérie de 2004, pays de bourreaux insoupçonnables, d’adolescents qui hurlent en silence, de mineurs qui se détestent déjà et de dévots qui regardent ailleurs. 

Les adolescents venaient de T’kout, une petite ville de l’est algérien, au sud de Batna, où la population assume son originalité berbère et parle la langue chaouie. Ici comme à Beni-Douala, un jeune homme, Chouaïb Argabi, venait d’être abattu froidement par les gardes communaux; comme à Beni-Douala, le forfait avait suscité la colère d’une population déjà irritée par sa propre misère. Car comme Beni-Douala, T’kout  porte un dénuement qu’elle cache, elle aussi, du regard des hommes en le perchant au sommet d’une montagne rocheuse, sur ces splendides gorges, les gorges de Taghit, du haut des balcons du Roufi, où gît une parcelle d’histoire que les bassins romains de Chennaoura vous racontent à l’ombre du mont Hmar Khaddou, ce mont où il ne pousse jamais rien. T’kout, comme Beni-Douala, est trop pauvre pour s’accommoder du déshonneur, trop fière pour l’ignorer, trop cicatrisée pour l’oublier. T’kout cumule l’orgueil berbère et la témérité des Aurès : le premier coup de feu de la révolution de Novembre 1954 a été tiré à quelques centaines de mètres de là. 

Ici aussi, comme à Beni- Douala, les jeunes indignés par l’assassinat de Chouaïb, sont sortis à l’appel de vingt siècles de bravoure. Les enfants de T’kout ont grandi à la galette noire des montagnes austères et au lait d’une légende, belle et incomparable, d’une autre femme au regard de feu, la Kahina, la reine berbère qui défendit les Aurès au VIIe siècle contre l’envahisseur arabe, une fille du pays. L’abri de repli qu’utilisait l’héroïne dans ses batailles face aux armées de Okba Ibn Nafaâ et de Hasan Ibn al-Nu’man, est à quelques kilomètres de la ville, sur la piste sinueuse qui mène à la bourgade d’El Mahmal. Maudite proximité qui endiabla à jamais cette contrée vouée à la jacquerie éternelle. Les anciens savent en évoquer les épopées légendaires, celle de Mohamed-Ameziane Bendjarallah qui dirigea le premier mouvement de résistance de T’kout en 1879 ou celle, plus typique, des Benzelmat, justiciers locaux qui emballèrent la région au début du XXe siècle et dont la réputation tient autant au mythe des grands bandits d’honneur qu’à celui des indomptables redresseurs de torts. 

«Ils nous ont alignés après nous avoir déshabillés… » La répression qui s’abattit sur T’kout, en ces funestes journées de mai 2004, rappelait, en tous points, celles des bérets rouges de l’armée française La ville est encerclée, isolée des communes avoisinantes, prête à être violée dans le silence. Dans le huis-clos terrifiant d’une cité coupée du monde, les forces de sécurité se livrèrent à l’innommable outrage de la chair et de la dignité humaine. Les maisons sont investies de nuit, à la recherche des meneurs, lesquels avaient déjà rejoint les maquis, comme Salim Yezza dont je me rappelle ce béret à la Che qu’il arborait avec beaucoup de chic. Les femmes et les enfants sont malmenés ;  les hommes arrêtés et parqués au centre de la ville ; les plus jeunes sont conduits à la caserne pour y être torturés.

A la manière des paras de l’armée coloniale française, les gendarmes algériens prenaient plaisir à avilir leurs victimes, à leur faire payer leurs actes par l’insulte et le vocabulaire universel des tortionnaires : « Vous détestez le régime algérien, espèce de vermines, eh bien vous allez le regretter ! Maintenant qu’il n’y a plus d’hommes en ville, vous allez voir ce que nous allons faire à vos femmes. »

Les parachutistes du général Massu torturant Henri Alleg ne lui parlaient pas différemment : « Ici, c’est la Gestapo ! Tu connais la Gestapo ? Tu as fait des articles sur la torture, hein, salaud ! Eh bien, maintenant, c’est la 10e DP qui les fait sur toi.» (…)

Dans les cellules souterraines du tribunal, j’appris alors à m’accommoder de l’aléatoire : récupérer un carton pour m’y allonger quand les douleurs se faisaient insupportables ; me faire envoyer, par mon frère Abdelkrim, des journaux et des sandwiches que je partageais avec mes compagnons d’infortune ; me convertir en patient cruciverbiste pour faire passer le temps…. Mais j’ai, surtout appris beaucoup au contact  fécond d’hommes et de femmes de mon peuple, dans toute la diversité de leur misère humaine. Les scènes les plus déchirantes, sans doute les plus inoubliables, étaient celles de ces femmes abattues par leur condition de prisonnières, drapées dans le mutisme et écrasées par une espèce de disgrâce insoutenable qu’on devinait à chacun de leur geste. Mères de famille, cadres, commerçantes, ou prostituées prises en flagrant délit de racolage, ces femmes paraissaient plus accablées par le regard des autres que par leur propre incarcération, comme si elles redoutaient que, dans nos sociétés patriarcales où l’on pardonne plus aisément ses péchés à un homme, elles auraient à traîner toute leur vie l’outrage de l’emprisonnement, en éternelles proscrites. Au reste, durant mon incarcération, j’ai connu deux visages à la détresse : celui de ces femmes et celui des mères de détenus. Je n’en ai pas vus de plus inconsolables.   

J’ai aussi beaucoup parlé, dans les geôles d’Alger, avec les détenus islamistes. Il recherchaient ma compagnie, je ne repoussais pas la leur. Ils se considéraient proches de moi par une sorte de pacte des opprimés. Les victimes frappées d’un même bâton du bourreau trouvent dans la répression un insoupçonnable ciment pour les sympathies. Je prenais soin, cependant, de ne pas m’égarer dans l’ingénuité : nous n’avions pas les mêmes raisons de combattre ce pouvoir et si la prison nous réunissait, les idées, elles, nous opposaient plus que jamais. Je les écoutais cependant avec intérêt, et beaucoup d’émotion, parler de leurs persécutions. Ces hommes ont été atrocement torturés dans les casernes du DRS, outragés, avilis, pendant des semaines, des mois et, pour certains, des années. Tout cela au nom de la lutte antiterroriste, comme si sur cette terre devait encore subsister une fin suffisamment indiscutable pour utiliser la torture comme moyen. Alors, et même s’ils se défendaient de velléités revanchardes, je compris que ces créatures meurtries dans leur âme et dans leur chair porteront à jamais les balafres de la rancune. 

Dans les catacombes souterraines du tribunal d’Alger, on rencontre aussi ces pères de famille piégés par l’ingratitude de la vie, subitement tombés en déchéance, pour un sou qui est venu à manquer ou par la faute d’un dénuement qu’ils n’ont pas vu venir. Ces hommes ne parlent jamais de leur infortune. Leur revanche c’est de n’en rien laisser paraître. Chez nous, les misères de la vie enseignent l’art du silence. 

Et pourtant, je dois le dire, ces démunis, comme tous les exclus que j’ai croisés dans ces lieux, qu’ils soient chômeurs, délinquants ou catins, ces démunis m’ont pourtant toujours offert leur unique richesse : l’amitié. Ils souffraient visiblement de voir enfermé un journaliste pour ses articles et vivaient cette injustice comme une profanation des derniers espoirs sacrés qui maintiennent, dans mon pays, la flamme en des lendemains meilleurs. Ils m’inondaient de réconforts dits à la mode de chez nous : «Ami Moh, il n’y en a plus pour longtemps et tu reprendras bientôt le stylo. Tu sais, il y a Dieu… » Les marginalisés de mon pays ont toujours en réserve un mot ardent pour réchauffer le coeur. J’ai appris dans les geôles d’Alger que les haillons de la misère couvrent d’incroyables vertus. Et qu’il ne manquait pas, au sein de mon peuple, de mains amies pour aider à vaincre les épreuves : mes procès se déroulaient sous le regard attendri de nombreux compagnons, membres actifs du Comité Benchicou pour les libertés dont la présence régulière et assidue relevait autant de l’amitié que d’un devoir de soutien politique, ou citoyens révoltés par l’injustice et qui m’envoyaient, à travers la brume du prétoire, des bises affectueuses. Tous, par leur présence, venaient me signifier que mon calvaire était aussi le leur. Moi qui redoutait d’avoir à compter mes amis, je réalisais, par instants, que j’en avais chaque jour un peu plus.

Ne fût-ce que pour cette riche cohabitation avec la noblesse humaine, les procès de presse que me fit endurer le pouvoir resteront pour moi un supplice rentable. J’en retiens qu’ils furent aussi l’opportunité de serrer dans mes bras, entre deux juges, entre deux couloirs, Naziha, Nassima, Nazim et ma femme Fatiha, ma famille abandonnée. Ces retrouvailles de joie et de larmes volées au bourreau resteront à jamais, sur ma carapace d’homme, les tatouages indélébiles du prix qu’il a fallu payer pour la liberté de penser dans notre patrie. 

Comment ne pas ajouter que ces procès, s’il furent expéditifs et truqués, nous réservèrent aussi de délicieuses surprises ? Si, pour la plupart d’entre-eux, le pouvoir me condamna à des peines sévères, il dût, en revanche, pour d’autres, réaliser qu’il n’était pas toujours aisé pour le mensonge de juger la vérité. Ce fut le cas pour le procès de T’kout, très attendu par l’opinion, et sur lequel reposaient les espoirs de réhabilitation du régime. Parfaitement arrangé, il devait établir le délit de « diffamation » de façon irréfutable. La juge avait, pour sa part, la mission de me frapper d’une peine exemplaire pour « outrage à institution », ce qui aurait innocenté la gendarmerie nationale, victime des « calomnies » du Matin.

L’avocat de la partie civile avait d’ailleurs parfaitement planté le décor en accusant d’emblée le journal d’avoir « colporté des médisances à l’encontre d’une institution de la République ».  Le procureur, une dame acariâtre et arrogante aux vilaines lunettes noires, s’apprêtait à dresser le sévère réquisitoire dont on l’avait instruite quand, à la surprise générale, mon avocat demanda à entendre les témoignages de torturés venus spécialement de T’kout. Les magistrats n’attendaient visiblement pas ces invités incongrus mais la juge, piégée, n’avait pas d’autre choix que de les écouter. Alors, pendant deux heures, défilèrent devant elle des femmes, des hommes, et même des adolescents qui n’avaient qu’une seule formule à la bouche  : 

 –  Le journal n’a rien inventé, madame la présidente, regardez… 

L’un des adolescents enleva ses chaussettes pour dévoiler des pieds aux ongles arrachés.

 –  Ils ont fait ça avec des tenailles, madame la juge… Non, le  journal n’a rien inventé…

Le malaise s’empara de la salle. Le procureur aux vilaines lunettes noires se prit la tête entre les mains. La juge, embarrassée, griffonna des notes puis invita le témoin suivant à venir à la barre. C’était un vieux couple, elle, habillée d’une splendide robe berbère qui lui rendait sa belle jeunesse, lui, fripé mais altier bien que s’appuyant sur une canne. Il regarda la juge dans les yeux :

 –  Ils ressemblaient aux paras français, madame la juge. Ils sont venus de nuit et ils ont tenté de défoncer ma porte. Quand je leur ai demandé s’ils avaient une autorisation, ils m’ont inondé d’insultes et de grossièretés, devant ma femme et mes deux filles. Ils cherchaient Salim, mon fils, et comme ils ne l’ont pas trouvé, ils ont emmené son jeune frère… Puis ils sont revenus me prendre. J’ai passé quarante jours en prison. Et j’ai vu la torture… 

Une femme s’approcha de la barre et regarda fixement la juge : 

 –  Demandez à mon fils ce que lui ont fait les gendarmes. Je le savais, c’est pour cela que j’ai tenté de m’interposer quand ils sont venus le prendre. J’ai résisté, et alors…

La femme n’eut pas la force de poursuivre. La juge, de plus en plus embarrassée mais contrainte à écouter des témoignages accablants qu’elle n’avait pas prévus, opta pour sauver les apparences :

 –  Poursuivez, madame…

  –  Alors ils m’ont frappée et insultée. Cela m’a fait très mal… En 1959, les Français ont tué mon père devant moi mais les soldats ne m’ont pas frappée. Ceux-là, madame la juge, m’ont pris mon fils, il est là aujourd’hui, demandez-lui donc ce que lui ont fait les gendarmes…

Son fils, un adolescent encore marqué par les évènements, ouvrit sa chemise et désigna les cicatrices inaltérables des sévices sur la chair, puis, à voix basse, ajouta :

 –  Ils m’ont fait pire que ça, madame la juge , vous comprenez…

  –  Parlez librement, que vous-ont ils fait ?

  –  Ils m’ont outragé… Je ne l’oublierai jamais.

La juge n’insista pas. Elle comprit que le jeune homme avait été sodomisé, et tenta une diversion :

  –  Pourquoi le médecin qui vous a vu avant votre présentation devant le parquet n’a-t-il rien déclaré ?

 –  Aucun médecin n’est jamais venu nous voir, madame la juge…

Le trouble était général. Le procureur ôta ses lunettes noires pour les essuyer rageusement. Quelle inculpation, quelle accusation prononcer contre les journalistes après tout ça ? Acculée par la tournure que prenait le procès, elle renonça à requérir une peine contre Le Matin. La juge la suivit et nous acquitta : les tortures de T’kout venaient d’être reconnues publiquement ! Le pouvoir perdait, là, une de ses plus décisives batailles contre la presse libre.

(Extrait des « Geôles d’Alger », Mohamed Benchicou, 2007, Editions Inas et Riveneuve)

Auteur
Mohamed Benchicou

 




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