Lundi 30 juillet 2012
« Ils ont commis un parricide car Boudiaf était trop grand pour eux »
Dans cet entretien réalisé par le journal électronique Dernières Nouvelles d’Algérie ( DNA) Nacer Boudiaf, le fils aîné de Mohamed Boudiaf, réfute la thèse de l' »acte isolé » attribuée à l’assassinat de son père et accuse les services de sécurité et ceux-là mêmes qui l’ont ramené de son exil du Maroc d’avoir commis ce parricide…
Où étiez-vous le 29 juin 1992 quand le président Mohamed Boudiaf a été assassiné?
Nacer Boudiaf : Le fatidique 29 juin 1992, j’étais à la maison. J’ai appris la funeste nouvelle par la télévision vers 13 heures. Pour avoir le cœur net, je suis monté au siège de la Présidence, dans les appartements du président Boudiaf. Sur place, j’ai vu son épouse Fatiha pleurer au téléphone. J’ai alors compris que tout est fini, que le président a été assassiné. Je ne me suis pas rendu dans les bureaux de la présidence parce que j’ai compris que le coup venait de l’intérieur.
De l’intérieur ?
De l’intérieur, oui. De l’intérieur du système. Les gens qui l’ont ramené de son exil à Kenitra, au Maroc, n’ont pas joué leurs rôles pour protéger le président. A Annaba, le jour de l’assassinat, il y avait 56 éléments qui assuraient la sécurité de Mohamed Boudiaf. Aucun n’a tiré un coup de feu.
Lembarek Boumarafi, le tueur, n’avait rien à faire derrière le rideau d’où il a lâché ses rafales. J’ai eu des échos que lui et quatre éléments du GIS (Groupe d’intervention spéciale) qui dépend du DRS ( Direction du renseignement et de la sécurité) se sont rendus la veille, le 28 juin, au Palais de la Culture de Annaba où le président devait donner son discours et où il a été abattu. Ils sont restés une demi-heure dans la salle avant de repartir. Qu’est ce qu’ils sont partis faire sur place ? Repérer les lieux, certainement. Dans ce cas là, ils ont du recevoir des ordres, des instructions pour le faire.
Aviez-vous pu parler le jour de l’assassinat de Boudiaf avec le ministre de l’Intérieur, Larbi Belkheir ou le ministre de la Défense Khaled Nezzar ou avec d’autres responsables?
Non, le jour même je n’ai parlé à aucun responsable. Cependant, le troisième jour, à l’occasion de la veillée religieuse, le général Nezzar est venu me voir pour me dire que les assassins de Si Mohamed seront arrêtés. Depuis lors je ne fais qu’attendre. Mais à deux reprises, j’ai demandé à être reçu par le général Nezzar, il ne m’a jamais répondu.
Vous vous êtes rendu à Annaba après l’assassinat pour en savoir davantage?
Des responsables de l’hôtel Seybousse où étaient logés les éléments de la sécurité m’ont dit en 1992 que Boumaarafi a quitté sa chambre avec d’autres membres de la garde présidentielle alors que la consigne était de ne pas quitter leurs chambres d’hôtel sous aucun prétexte. Des témoins que j’ai interrogés au Palais de la Culture affirment avoir vu Boumaarafi la veille dans les lieux. Des témoins affirment avoir entendu Bouamaarafi dire à son supérieur : « Ici, chacun fait ce qu’il veut… »
Que s’est passé à l’hôpital Ain Naadja où le corps du président a été évacué quelques heures après les coups de feu?
Déjà le corps du président a été ramené à Alger, à l’hôtel militaire de Ain Naadja après 17 heures alors que sa mort a été annoncée vers 13h 20. Quand il a été admis à l’hôpital son cœur battait encore même si le président a été déclaré cliniquement mort. Quand je suis rentré dans la salle où la dépouille a été exposée, il y a avait des médecins, le personnel de l’hôpital, des femmes… A l’intérieur de la salle, il y avait un silence lourd, à couper le souffle. Personne ne parlait. Je suis resté cinq minutes. Le corps de Mohamed Boudiaf était déjà recouvert d’un drap blanc et son visage ne portait pas de trace de violence. On dirait qu’il dormait. On dirait qu’il souriait.
Pourquoi le corps de Mohamed Boudiaf n’a-t-il pas été autopsié?
L’absence de l’autopsie est une des preuves que l’Etat à travers tous ses services a fait faillite à l’égard d’un homme qui a tant donné à son pays et qui plus était mort à la tête de l’Etat. Pourquoi pas d’autopsie parce qu’ils connaissent la cause et la manière avait laquelle il a été exécuté. Les rapports balistiques et médicaux disent que Mohamed Boudiaf a été gravement atteint à la tête par deux rafales de 5 à 6 balles dont certaines explosives qui ont fracassé la boite crânienne et projeté des lambeaux de chair à même le sol et ceci a provoqué une mort cérébrale.
Ces rapports disent également qu’il y a de très nombreuses blessures aux jambes par éclats de la grenade offensive qui a explosé sous son siège peu de temps avant les rafales.
Fatiha Boudiaf la deuxième épouse du président évoque une balle au thorax ce qui accréditerait la thèse d’un second tireur. Avez-vous des informations sur ces éléments?
Effectivement, quand vous repassez les images de « l’acte isolé », une grande tâche de sang est visible au milieu de son thorax alors que le présumé assassin lui a tiré dans le dos. Ce que Fatiha Boudiaf a rapporté à certains médias est en fait visible et à la portée de la Télévision algérienne. Selon certains médecins à Annaba qui ont été interrogés par la presse, cet orifice pourrait être celui d’une balle. Les rapports médicaux disent que le corps présente une blessure au thorax à 10 centimes en bas à gauche du cœur et de cette blessure sortait de l’air ce qui signifie que le poumon a été atteint. Le problème est que lorsque la femme du président évoque cette thèse, personne ne s’en soucie. Personne ne se soucie de cette thèse développée par Fatiha Boudiaf. Donc, c’est le silence coupable. Quand Fatiha Boudiaf évoque la thèse d’une balle au thorax, les médecins devaient au moins réfuter ses dires dans la mesure où ils n’ont pas indiqué l’existence d’une balle au thorax. Mais là encore personne ne s’en soucie.
Vous aviez dit que ce sont les gens qui l’ont ramené qui l’ont assassiné. Qui sont ces gens ?
J’ai dit en 1992 que ce sont les gens qui l’ont ramené de son exil au Maroc qui sont responsables de son assassinat. Vingt ans plus tard, je n’ai jamais eu de réponses à mes questions, le peuple n’a jamais eu de réponses de la part de ces gens là. Les gens qui ont sorti Mohamed Boudiaf de son exil pour lui confier les destinées du pays sont connus : Ce sont Khaled Nezzar, Ali Haroun, Sid Ahmed Ghozali, le général Touati, Smain Lamari, Mohamed Lamari, le général Mohamed Mediene dit Tewfik, Larbi Belkheir…C’est à ces dirigeants là qui lui ont confié cette responsabilité de s’expliquer, mais certains ne sont plus de ce monde pour en témoigner.
Ont-ils été entendus par la justice ?
D’abord une précision : Boumaarafi est un militaire, il devait donc être jugé par une juridiction militaire or cela n’a pas été le cas. Il a été jugé par un tribunal civil. Ensuite, tous les responsables ont été auditionnés par la commission Bouchaib, même le général Mohamed Mediene. Or personne n’a été poursuivi par la justice. Personne. Hormis l’assassin (le sous-lieutenant Lembarak Boumaarafi a été condamné en juin 1995 à la peine capitale, NDLR), aucun responsable n’a été inquiété. Aucun responsable de la sécurité présidentielle n’a été sanctionné. C’est pour cela que nous parlons d’un complot.
Un chef de l’Etat a été tué en direct à la télévision et aucun responsable ne répond de cet acte. Le travail a donc été bien fait. Il y a eu des défaillances sécuritaires et ils doivent rendre des comptes devant la justice. Boumaarafi ne doit pas porter seul la casquette.
Le rapport de la commission Bouchaib installée quelques jours après la mort de Boudiaf fait état de graves défaillances…
Le 26 juillet 1992 est publié le rapport préliminaire de l’enquête. La thèse du complot y est suggérée. Le rapport dit : «La thèse d’une action isolé ne nous paraît pas des plus vraisemblables… Il en demeure pas moins que les négligences, défaillances, lacunes et le laisser-aller que nous avons pu relever à tous les niveaux des services ayant planifié la visite, organisé son déroulement et assuré la sécurité présidentielle, ont constitué, de manières directe ou indirecte, des éléments ayant facilité objectivement le crime…». Or le rapport de cette commission a été amputé de plusieurs pages, celles concernant les défaillances des services de sécurité.
Qui a amputé ces pages ?
Ce n’est pas à moi de le dire, c’est aux responsables de nous dire pourquoi ces pages ont été amputées, mises sous embargo. La première fois, la commission a conclu que l’assassinat de Boudiaf n’a pas été un «acte isolé». Ensuite, ils se sont faits taper sur les doigts pour rectifier la version et conclure à un «acte isolé».
Qui a tapé sur les doigts des membres de la commission ?
Les décideurs comme on les appelle.
Aviez-vous discuté avec ces décideurs pour connaitre la raison ou les raisons pour lesquelles ces conclusions que vous évoquez sont mises sous embargo ?
Jamais. Ils sont commis un parricide car Mohamed Boudiaf était trop grand pour eux.
Pourquoi Mohamed Boudiaf a-t-il été tué?
Pourquoi Boudiaf a-t-il été tué? C’est la question que le peuple doit poser à l’Etat algérien qui ne fait rien pour établir la vérité. Il a été tué parce qu’il représentait un danger réel. Toutes les balles qui lui ont transpercé le corps n’étaient pas destinées à lui seul, mais à toute personne qui s’imagine qu’il est facile de toucher au système. Un système dont certains sont maintenant devant Dieu et d’autres attendent leur tour.
Vous aviez côtoyé votre père pendant les six mois de sa présidence se sentait-il en danger? Vous a-t-il fait part d’un danger, d’une menace sur sa personne ?
Le danger il l’a senti le jour où il a décidé de revenir. Il l’avait dit à certains: « Je suis revenu pour mourir », car il connait le système depuis l’assassinat de Abane, le colonel Chaabani, Khemisti, Medeghri, Khider, Krim et tant d’autres. Cependant, l’assassinat de Boudiaf a été exécuté en direct à la télévision et à un moment où l’Algérie était à feu et à sang.
On a évoqué un clash avec les militaires sur un voyage au Maroc qu’il voulait effectuer? Vous en a-t-il parlé?
Oui, il devait se rendre au Maroc pour célébrer les fiançailles de mon frère. Ces fiançailles et ce voyage étaient prévus avant même qu’il soit appelé à la présidence. Sur le Maroc, il faut savoir qu’avant d’accepter l’offre des militaires en janvier 1992, l’ambassadeur d’Algérie au Maroc de l’époque, Abdelmadjid Allahoum, lui a suggéré de ne pas informer le palais royal qu’il allait quitter Kenitra pour être nommé à la présidence. Boudiaf s’est offusqué de cette suggestion. Il a dit en substance: « Je vis au Maroc depuis tant d’années, ma famille y réside, j’y possède une entreprise, la moindre des politesses est donc d’informer mes hôtes marocains. » Ensuite, sur ce voyage qu’il devait effectuer pour assister aux fiançailles de mon frère, des militaires dont certains sont encore vivants ont voulu l’en dissuader. C’est mal connaitre Boudiaf. Personne ne lui dicte ce qu’il doit faire, encore moins pour des affaires qui concernent sa famille. Mohamed Boudiaf est un électron libre. Mais les clashs avec les militaires ont commencé le premier jour de son retour en Algérie quand il a refusé de lire le discours qu’ils lui avaient préparé. Lui avait préparé son discours avant même qu’il ne soit installé à la présidence. Il a pu imposer certaines de ses idées. Le dernier clash a été celui de « l’acte isolé ».
A quoi sert la fondation Boudiaf présidé par son épouse Fatiha? Où va l’argent des subventions qui lui sont allouées?
La Fondation Boudiaf n’a de Boudiaf que le nom. C’est indigne de l’appeler Boudiaf et laisser des choses indécentes s’y passer. Fatiha Boudiaf a été corrompue par le système qui a tué mon père et pour la faire taire et maquiller le lâche assassinat, le système l’a inondée de largesses pour lui faire perdre toute crédibilité. Un jour la vérité sur la Fondation Boudiaf éclaboussera tous ceux qui ont trempé dans le sang de Boudiaf après sa mort et notamment tous ceux qui ont porté atteinte à son honneur en dégradant la vie de la Fondation.
Seriez-vous prêt à discuter avec l’assassin de votre père?
Le vrai assassin de mon père n’est pas Boumarafi. Les vrais assassins ce sont les services de sécurité, les responsables politiques, qui ont tout fait pour qu’il tombe aussi lâchement. C’est à eux de savoir s’ils sont prêts à parler avec moi.