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Intellectuels, encore un effort, pour être cohérents !

REGARD

Intellectuels, encore un effort, pour être cohérents !

Partout et toujours, également en Algérie, chaque fois que le peuple bouge et présente ses revendications, on constate les déclarations d’intellectuels de tout bord, de toute idéologie. Celle-ci est généralement camouflée, enrobée dans des mots flatteurs pour le lecteur ou l’auditeur. 

Cohérence

La majorité de ces intellectuels ont deux caractéristiques : d’une part, ils proclament avec leurs plus belles paroles et leur meilleure maîtrise de la sophistique qu’elles aiment le peuple, le respectent, lui veulent tout le bonheur possible ; d’autre part, ces mêmes intellectuels s’arrogent le droit d’affirmer la recette, l’unique, pour réaliser ce bonheur du peuple. Pour les uns, cette recette est une interprétation tout personnelle d’une religion (ou d’une morale, par exemple confucéenne ou shintoïste) ; pour d’autres c’est le capitalisme, bien entendu non « sauvage » (qui se permettrait de faire l’éloge de la barbarie ?), mais « social-démocrate » (ah, le joli mot : « social », triste relique du beau mot « socialisme », si vilement exploité par les oligarchies d’inspiration marxiste-léniniste).

Mais, qui donne le droit à des intellectuels de décider que ce qui convient au peuple, c’est ce qui semble convenir à ces intellectuels ?… Certes, ils ont le droit de proclamer ce qui leur convient, mais pourquoi l’alléguer automatiquement comme convenant au peuple ?

On peut deviner le motif de cette procédure : ces intellectuels se croient dépositaires de la Recette-Miracle, parce qu’ils possèdent un diplôme et un emploi universitaires, que, d’ailleurs, ils brandissent toujours comme faire-valoir. Ce qui implique, – bien que rarement déclaré -, que le peuple est trop ignorant pour savoir ce qui lui convient, puisqu’il ne peut pas arborer les mêmes distinctions académiques.

Pourtant, le peuple a un dicton : «Être instruit n’est pas forcément être intelligent». En effet, le peuple sait, par expérience, que les privilèges matériels aveuglent généralement l’intelligence, celle scientifiquement objective et éthiquement honnête. 

Cas algérien

Prenons le cas algérien actuel. À tous ceux qui déclarent ou écrivent que le modèle capitaliste, atténué sous forme social-démocrate, est la solution pour l’Algérie, tout en évoquant la légitimité de l’intifadha populaire actuelle, ne comprennent-ils pas leur contradiction ? Ne voient-ils pas que leur allégation ne tient pas compte de l’avis de ce peuple qui, pourtant, occupe les rues hebdomadairement depuis six mois ?… Ne doivent-ils pas avoir la modestie de demander à ce peuple ce qu’il considère, lui, la meilleure solution pour le pays, donc pour lui ?… Est-ce le travailleur qui doit se conformer à la conception de l’économiste, le citoyen à celle du politicien, la «base» au «sommet» ou, au contraire, l’économiste qui doit se conformer aux nécessités du travailleur, le politicien à celles du citoyen, le «sommet» à la «base» ?…

Par conséquent, en quoi l’intellectuel est-il légitimé à affirmer la nécessité d’un capitalisme, même le plus « social»,  sans préalablement vérifier que le peuple partage ce choix ? Un enfant le dira à sa manière : ne parlez pas en mon nom sans me demander mon avis, ou, alors, vous êtes des imposteurs.

Alors, intellectuels, encore un effort, non pas pour être réellement en faveur du peuple (je n’ose pas dire : à son service), mais, au moins, pour être cohérents du point de vue où vous vous croyez maîtres, celui intellectuel.

En affirmant votre préférence (adoration) pour un système capitaliste, n’ajoutez pas que c’est la meilleure solution pour le peuple, mais contentez-vous de la vérité : que ce système capitaliste est celui qui répond à vos intérêts de caste.

Autrement, si vous en êtes capables, montrez, – non seulement en paroles mais en actes -, ce que sont, pour vous, l’amour de l’humanité et d’abord de sa partie opprimée, l’humilité de l’authentique intellectuel, et la grandeur de l’authentique être humain. Car, on sait que l’obsession des privilèges vient de la sécheresse du cœur, et que cette calamité infirme l’intelligence de l’esprit, dès lors tout « raisonnement » n’est que verbiage sophiste trompeur.

Perspective historique

Ceci étant dit, la majorité des intellectuels, de par leur position économico-sociale élitiste de caste, ne sont pas et ne peuvent pas accorder au peuple de l’intelligence, même quand ils osent le qualifient de « génial ». Génial ou stupide, le peuple, il faut choisir. Encore une contradiction ! 

Alors pourquoi parler de ces intellectuels ?… Pour en démasquer l’imposture de caste, celle consistant à vouloir le beurre (se présenter comme amis et soucieux du peuple) et l’argent du beurre (celle d’ignorer ce peuple quand il s’agit de parler d’un modèle socio-économique). En effet, le capitalisme « social », la « social-démocratie », certes, sont moins sauvages que le capitalisme sans foi ni loi ; mais, est-ce là ce qui est, réellement, meilleur pour un peuple ?… Pendant des siècles, la caste intellectuelle, à une infime minorité d’entre eux (l’exception confirmant la règle) a déclaré le système esclavagiste « naturel » ; même les sommités de l’époque, Aristote et Platon, l’ont affirmé. Qu’on lise leurs écrits à ce sujet, et l’on éclatera de rire au ridicule de leurs « raisonnements » pour justifier l’esclavagisme. Il en est de même du système féodal. Qu’on lise les écrits des sommités intellectuelles d’alors (en Occident, un Machiavel, un Saint Thomas ou un Saint Augustin ; en Extrême-Orient, un Confucius). On rira de même du ridicule des « raisonnements » justifiant l’existence de seigneurs et de serfs. 

À l’inverse, qu’on lise, durant l’époque esclavagiste, les très rares penseurs qui ont critiqué  sinon dénoncé ce système social, tels Diogène de Synope en Occident, puis, durant l’époque féodal,  Étienne de la Boétie en Occident, et un Zhuang Ze en Chine. On y trouvera la défense et l’illustration de la capacité des humains à gérer eux-mêmes leur propre existence, de manière libre, égalitaire et solidaire ; donc on découvrira la première idée de l’autogestion sociale collective généralisée. Est-ce un hasard que ces auteurs soient tellement peu connus, quand pas occultés ?

Alors, ayant en vue cette perspective historique de long terme, qu’on lise les « sommités » intellectuelles actuelles concernant le capitalisme, qu’il soit sauvage, «libéral», «social-démocrate» ou toute autre étiquette. Si l’on n’est pas aveuglé par des privilèges personnels, si l’on dispose d’un raisonnement objectif, si l’on est donc capable d’«appeler un chat, un chat, et un fripon, un fripon », on rira également aux « raisonnements» ridicules qui justifient le capitalisme, quelque soit sa forme. Mais ces intellectuels majoritaires profitent de l’idéologie actuellement dominante.

Doit-on, pour cela, les considérer plus pertinents, moins ridicules, moins oligarchiques que les sommités qui les ont précédés dans les systèmes respectivement esclavagiste puis féodal ?… Et doit-on s’étonner que la thématique auto-gestionnaire soit systématiquement occultée, aussi bien comme théorie que comme expériences ayant existé, en Algérie comme dans le monde (1) ?

Questions

Enfin, quand un intellectuel « raisonne » et propose un modèle économico-social, ne faut-il pas lui poser ces questions : le peuple, dont tu prétends faire le bonheur, as-tu pris l’élémentaire précaution méthodologique de demander son avis ? Sinon, ne devrais-tu pas avoir l’honnêteté de te limiter à parler uniquement en ton nom personnel (celui de ta caste), sans te masquer derrière l’invocation du peuple ?

Car tu ne trompes point les personnes éclairées, sinon par l’instruction du moins par l’expérience de l’humiliation : ton refus d’accorder de l’importance, – la première, et avant la tienne -, à la voix populaire, c’est ton refus de caste à comprendre ce peuple, c’est ton abdication intellectuelle à l’intelligence de ce qu’est la valeur du peuple, quelques soient ses carences.

Aussi bas qu’il tombe, il ne l’est pas au niveau de mercenaire, de menteur, de profiteur, d’imposteur. Aussi peu instruit qu’est le peuple, aussi conditionné par ses dominateurs qu’il peut l’être, le peuple sait, d’une manière ou d’une autre, parce son existence d’opprimé le lui enseigne, ce que contiennent et représentent des expressions comme exploitation économique, domination politique, ainsi que des mots comme liberté, égalité, solidarité.

En Algérie, mieux qu’auparavant depuis le 22 février 2019, le peuple ne le démontre-t-il pas, à sa manière ?… Il lui reste à s’auto-organiser pour se doter de ses propres institutions représentatives et de ses propres mandataires, révocables à tout moment, ne bénéficiant d’aucun privilège sinon celui de servir le peuple, dans le sens le plus noble du terme ; ainsi, ces mandataires se servent également eux-mêmes, car la liberté de l’intellectuel est la plus authentique là où l’est aussi celle du peuple.

Kaddour Naïmi

Email : xundao1@yahoo.com

Notes

(1) Pour l’Algérie, voir https://editionsasymetrie.org/autogestion/. Pour la Russie : Voline «La révolution inconnue», pour l’Espagne : «L’Espagne libertaire 1936-1939 », respectivement disponibles in http://kropot.free.fr/Voline-revinco.htm et http://archive.wikiwix.com/cache/?url=http%3A%2F%2Fwww.somnisllibertaris.com%2Flibro%2Fespagnelibertaire%2Findex05.htm

Auteur
Kaddour Naïmi

 




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