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« Intimes présences » d’Armand Vial 

Armand Vial

Des bouts de vies qui se racontent, des instants figés, des histoires captées par une journée de ballade ou une sortie fortuite en ville, des récits qui s’entremêlent pour ne laisser place qu’à la magie des mots.

Des images, des étincelles, des reflets dispersés d’une société qu’on tente de comprendre mais qui nous échappe. Armand Vial, en photographe assidu mais le cœur sur la main, n’hésite pas à casser le rythme de la routine en s’immergeant dans ce quotidien algérien qui s’offre à lui, avec tous ses contrastes et ses côtés sombres.

Dans Intimes présences,  titre de son dernier ouvrage publié chez Tafat le mois de mars dernier, il ne s’agit en fait que d’intimes absences, rendues mémorables par un album d’une centaine de  photos de chaussures de femmes prises au hasard de ses randonnées mondaines, à Constantine, à Béjaia ou ailleurs.

Le dialogue se noue au fil des rencontres et les chaussures, parfois usagées, abîmées ou sales, ramassées par l’écrivain-photographe dans un lieu perdu, un amas de détritus, une gare désaffectée, jetées sur un trottoir ou sous un palier d’un quartier vétuste et malfamé, se mettent, sans qu’on ne les invite, à nous déballer leurs vécus et leurs histoires. Leurs propriétaires, Rania, Bahiya, Besma, Djoumana, Aldjia, Dihya et tant d’autres anonymes ne sont que des témoins d’un temps de présence intime à travers leurs chaussures. Celles-ci portent une âme, une conscience, une identité qui, derrière la photo de l’écrivain, tissent un lien amical avec le lecteur, lui parlent et essaient de lui montrer leur monde plein de bien de remous.

Des destins brisés, des rêves tués dans l’œuf, des déceptions amoureuses, des carrières ratées, des blessures, de la misogynie, du regard hostile au foyer, au travail, dans la rue, des disputes de couple, de la fuite dans l’ailleurs. Un  ailleurs d’incertitudes et de désenchantements. Et puis là, l’idée d’Armand Vial, tout à fait banale, mais tout de même originale, nous replonge dans les récits tragiques, touchants, effarants de toutes ces femmes-là. Six en tout, imaginés,  avec un focus beaucoup plus insistant sur les photos que sur les histoires, d’autant plus que les premières sont assez éloquentes. Ainsi les entrailles de la société algérienne sont-elles exposées aux lecteurs, avec magie, soin et franchise. Tel ce vécu des plus insolites de Djoumana.

La trentaine, belle et élancée comme une gazelle, un peu timide, réservée et attentionnée avec tout le monde. Elle n’avait pas suivi beaucoup d’études, mariée à dix-huit ans, mais curieuse de découvrir le monde auquel elle n’avait plus accès. Les livres, c’était sa passion, sa fenêtre ouverte sur le monde, son réservoir de rêves, son refuge. Enfin, le mariage est venu à l’improviste, cassant ses ambitions et emportant ses rêves. Douze ans sont déjà passés et aucun enfant n’égaie leur couple. Stérilité! Oui! Mais c’était plutôt de l’autre côté, de Seif, son mari qui, pourtant avec la compromission de toute sa famille, l’accusait, elle, d’être une bonne à rien, un scorpion, un monstre inutile.

Après tout, une femme qui ne donne pas d’enfants, à quoi sert-elle dans une société traditionnelle, rongé par ses stéréotypes et ses parti-pris ? Disputes, scènes de ménage, violence conjugale s’ensuivent. Ce qui la sauve de ce carcan familial, ce sont les livres!  Mais à quel prix et jusqu’à quand? Laissée pour compte, détruite moralement et destin d’épouse « épanouie » parti en vrille, elle ne trouvait pour solution que la fuite du couple et de l’enfer de la vie commune. Mais toute cette histoire, qui la raconte? Eh bien, sa chaussure qu’elle avait abandonnée sur le seuil de la porte de la maison, une fois essayant de se sauver de l’emprise de son mari et de sa belle-mère.

Et le hasard a fait en sorte que cette chaussure noire de Djoumana, cette « nature morte » pour reprendre le mot « artistique » d’Armand Vial, trouvée un jour par l’écrivain-photographe au milieu d’un tas de plateaux à œufs en carton, tous écrasés, défoncés, nous livre tous les secrets de sa propriétaire. Entre réalisme et fiction, Intimes présences est un travail d’orfèvre qui prend le lecteur—potentiellement Algérien, pour témoin de son temps, en allant au-delà des apparences sociales pour briser des tabous, dévoiler des vérités, avouer l’indicible… Armand Vial, écrit-on dans la préface signée Lynda Chouiten, fait montre à la fois d’une grande connaissance de la société algérienne, et d’un  grand attachement à ce pays, dont il partage les inquiétudes et les espoirs (…) il est aussi Algérien que mes compatriotes et moi—et même plus, puisqu’il a choisi de s’installer définitivement en Algérie, alors que beaucoup d’entre nous n’aspirent qu’à vivre sous d’autres cieux (…) ».   La messe est dite et tout l’honneur revient à cet écrivain-photographe.

Kamal Guerroua. 

Armand Vial, Intimes présences, Préface de Lynda Chouiten, Tafat éditions, mars 2023, Prix public : 2.500 DA.

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