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Inversion des valeurs sociales

REGARD

Inversion des valeurs sociales

Profondément touché par le dégoût et la déception, un ami cadre dans une entreprise publique que j’avais croisé récemment à Alger m’a expliqué que ses démarches pour émigrer au Canada n’expriment pas forcément une volonté de fuite, mais bien au contraire, une quête d’alternative au malaise dont il souffre.

« Prenons un petit exemple, me dit-il sur un ton alarmiste, il va falloir travailler ici en Algérie cinq ou six mois, ou peut-être plus, pour avoir le SMIC mensuel d’un simple salarié en France ou en Allemagne ! Et ne parlons pas, si jamais tu penses à acheter un logement, tu vas y mettre toute une vie, et Dieu seul sait si tu y arriveras ! ». « Cela n’empêcherait pas quand même d’espérer une amélioration sociale dans l’avenir », lui répondis-je souriant. 

« On a beau parler de la complexité de la crise politique actuelle,  c’est le problème des sous qui flotte toujours à la surface. Lorsque un cadre d’Etat ou dans le privé ne parvient pas à garantir une vie décente à ses enfants, et afin d’arrondir ses fins de mois, se met à racoler des clients potentiels en tant que taxi clandestin devant les aéroports, il y a matière à soucis ». « Tu veux dire qu’on donne, à présent, un peu trop d’importance aux questions politiques, au détriment de l’essentiel : l’économie. Ce qui a détruit le cadre de vie des citoyens » « Pas que ça mon ami, mais aussi le fait que beaucoup tentent de maquiller la réalité de la noyade sociale, en minimisant l’impact de l’inflation sur le régime des foyers : le dinar n’achète plus rien sur le marché, c’est une vérité. Il ne permet ni de se nourrir dignement ni de voyager.

On s’approche du syndrome zimbabwéen : « une brouette d’argent pour un sac de semoule! » Il y a une paupérisation rampante qui va du bas de la société vers le haut, laquelle rabote sur les restes fragiles de la classe moyenne. Et s’ajoute maintenant le démantèlement de la cellule familiale » « peux-tu approfondir davantage ce dernier point? ».

« Autrefois à titre d’exemple, par honneur, un père de famille ne laissera jamais partir,  seules,  ses filles en France ou ailleurs pour travailler ou étudier. Cela est dû au caractère patriarcal et paysan de la société algérienne qui voit dans toute émancipation féminine, une menace à la religion et à la cohésion sociale. Gagnée en profondeur par les tabous religieux, lesquels ont accouché de la misogynie, celle-ci voit implicitement dans la femme plutôt un danger public à maîtriser qu’un élément vital à intégrer dans la machinerie sociale. Exerçant son devoir de gardien de « la horma » (pudeur) et du tuteur familial, le père veille à ce que cette règle ne soit pas grillée.  

Or, au fil des années, la donne a radicalement changé : les femmes sont en masse dans la rue, aux bureaux, aux hôpitaux, au secteur de l’enseignement, aux entreprises, aux ministères, etc » « c’est positif, je crois? » « Ce n’est pas de cela que je parle, mais de la brutalité de ce changement qui est lié, hélas, à mon humble avis, beaucoup plus à la précarité des conditions de vie des nôtres dans les campagnes et les villes —ce qui pousse ces derniers à desserrer leur contrôle sur la femme pour gagner davantage en matière économique—, qu’à une évolution notable des mentalités , ou aux effets de la modernité.

Sinon, comment peux-tu m’expliquer qu’en contrepartie, on constate  une  inquiétante montée des violences contre les femmes, dans la vie de tous les jours? » « c’est un phénomène planétaire après tout, je pense » « certes, il y a une part d’universel dans ce phénomène, mais il n’en demeure pas moins que chez nous, il existe une particularité : les contradictions constituent la base de la construction sociale. D’où cette inversion rapide des valeurs. « 

Kamal Guerroua.   

Auteur
Kamal Guerroua

 




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