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Isabelle Eberhardt, une amoureuse de l’Algérie

Hommage

Isabelle Eberhardt, une amoureuse de l’Algérie

Me voilà aux lointains confins de cette Algérie aux racines africaines. Dans ces lieux géographiques, mon esprit m’incite à jeter un regard non pas exotique mais curieux sur la vie de ses habitants. A Aïn Séfra le cimetière sur les hauteurs de la ville est l’objet de ma visite dans ce coin du désert. Le soleil à mi-journée a déjà chassé les visiteurs venus prier sur la tombe d’un membre de leur famille. Ce qui attira mon attention, c’est ce paysage de tombes simples sous des monticules de terre qui subissent l’érosion du temps. Le visiteur étranger pourrait mettre cet abandon sur le dos de la seule misère qui accable la vie de la population. Dans le désert où sont nées les trois religions monothéistes, le temps semble épouser l’immobilisme. C’est évidemment une simple sensation car le verbe de ces religions changea le monde et ne laisse pas indifférent la foule des fidèles encore de nos jours. Mais aujourd’hui ces contrées désertiques attirent d’autres foules, celles des touristes et autres aventuriers avides d’étrangetés et même de mirages. Ces contrées semblent vivre au rythme d’un temps circulaire. Et le touriste a vite fait de coller cette impression sur le dos des autochtones forcément soumis à l’horloge réglée sur le mouvement de ce temps circulaire.  Mon esprit ne pouvait s’empêcher de faire la comparaison avec l’Europe où le temps qui, comme un bolide, avance sans prendre garde aux cortèges d’injustice sociale, de solitude, de stress et d’angoisse qu’il laisse derrière lui. Le cimetière que je visitais me paraissait être une sorte d’asile pour le repos éternel des morts mais aussi un des lieux qui révèle un type de rapport des vivants avec cet ‘’éternel’’. Le temps qui s’écoule en déshabillant les tombes de leurs monticules de terre a créé un imaginaire chez les habitants qui ne font confiance qu’aux étoiles dans leur vie de nomade. On est loin de l’Europe où le temps mesurant la productivité du travail est une denrée de plus en plus rare.

Ce désert a fasciné une jeune et talentueuse écrivain qui a fui cette Europe où un philosophe (Nietzche)  de son époque avait décrété la mort de Dieu. Son nom, Isabelle Eberhardt dont les origines se perdent dans l’immensité neigeuse de la Russie. Son envol littéraire et sa passion pour le désert furent stoppés dans une autre immensité mais de sable, le Sahara. Ma présence dans cette contrée, plus précisément à Béchar, Tighit et Aïn Séfra, terminus de l’incroyable aventure de cette jeune Russe était motivée par la réalisation d’un film qui avait l’ambition de retracer la vie de cette écrivain qui a construit sa légende grâce à son Ecriture. Se lancer dans l’exploration et l’aventure de pareilles contrées quand on est jeune femme après avoir tournée le dos à la vie confortable mais combien ennuyeuse dans la Suisse de cette fin du 19e siècle, est véritablement un exploit peu commun. Après avoir parcouru l’Algérie du Nord au Sud, de l’Est à ‘Ouest où elle échoua à Aïn Séfra quartier général d’une garnison commandée par un jeune colonel qui entrera dans l’histoire coloniale de la France.

Journaliste, Isabelle Eberhardt couvrait la guerre de conquête du Maroc à partir du territoire algérien. Elle connut pour les besoins de son travail de reporter de guerre, le commandant de la garnison, officier supérieur et à l’état civil Hubert Lyautey né à Nancy en 1854, soldat conquérant qui fit tomber dans l’escarcelle de l’empire coloniale français le royaume du Maroc. Ce colonel inconnu alors était doublement admiratif d’Isabelle Eberhardt. Par son courage d’abord de jeune correspondante de guerre. Ensuite par l’écrivain dont il a su deviner le talent qui va être un élément déterminant dans la construction de la légende que nous lui reconnaissons aujourd’hui. Lyautey était d’autant plus admiratif qu’il a toujours rêvé de rentrer dans le monde de la littérature plutôt que faire carrière dans le métier des armes hérité de la vieille tradition de sa famille aristocratique. Il invitait souvent Isabelle Eberhardt dans les mess des officiers non pas pour lui soutirer des renseignements sur les tribus qui le combattaient mais pour parler de littérature. Son amour des mots contrarié par sa caste familiale était sa blessure secrète. La qualité littéraire de ses écrits dans le cadre de ses occupations professionnelles témoigne de sa passion pour l’écriture. Du reste, il fut admis à l’Académie française pour son talent littéraire et non pour service rendu au pays comme c’est le cas de certains récipiendaires de la vieille maison créée par Richelieu.

Et c’est cet homme qui mit en branle la machine militaire pour retrouver le corps disparu d’Isabelle Eberhardt. C’était pendant la morne saison d’hiver propice à la colère de la nature et au débordement des oueds (fleuves) sortant de leur lit et emportant tout lors du déferlement de leurs eaux. Installée dans sa petite bicoque, écrivant et pensant à son mari algérien (Slimane Ehni) interprète militaire qui avait annoncé sa venue en permission, Isabelle fut surprise par les torrents d’eaux et de boues qui se déversaient dans sa maison.

Ce jour du 21 octobre 1904 fut une catastrophe. Les victimes de ces crues se comptaient par centaines. Parmi elles, il y avait Isabelle Eberhardt gisant au milieu de ses écrits. Les légionnaires envoyés par Lyautey la retrouvèrent et la ramenèrent à leur chef avec tous ses écrits. Elle eut droit à un enterrement digne et respectueux du rite musulman car Isabelle s’était convertie à l’islam et parlait parfaitement la langue arabe. Derrière ce respect et l’organisation de son enterrement,  il y avait Lyautey, l’admirateur de la jeune Isabelle qui aurait pu avoir l’âge de sa fille. Grâce à ce futur maréchal de France, Isabelle Eberhardt repose dans le cimetière de Aïn-Séfra. Et l’inscription suivante sur sa tombe en langue arabe et en français : Mahmoud Saâdi née Isabelle Eberhardt le 17 février 1877 décédée le 21 octobre 1904’’  intrigue les visiteurs qui ignorent tout de sa vie tumultueuse.  

Le colonel Lyautey se donna une seconde mission, envoyer à Alger les écrits d’Isabelle Eberhardt au directeur à El Akhbar, journal où elle travaillait. Ce dernier sauva ainsi de l’oubli la jeune écrivain. Ainsi le nom d’Isabelle Eberhardt ne serait jamais parvenu jusqu’à nous sans le secours des mots, de la littérature. Elle  parvint ainsi à briser le silence autour de ces contrées arides et sablonneuses (qui avaient résisté aux conquérants grâce au dirigeant stratège et téméraire Bouhamama) où tout finit par être enseveli sous les dunes. Par quelle magie est-elle fabriqué sa légende ? Grâce à la littéraire qui défie le temps qui passe. Et les écrits d’Isabelle Eberhardt sur l’Algérie sont non seulement d’une grande qualité littéraire mais aussi des essais sociologiques et ethnologiques qui nous changent de cette ‘’littérature’’ coloniale qui nous représentait comme ‘’colonisable’’ à cause de notre culture et donc condamné par l’histoire. On a des frissons quand on lit dans ses écrits le respect qu’elle voue au peuple de la Kasba,  son admiration pour la cheffe de la zaouïa de Boussaâda, elle la jeune Suisse d’origine russe qui a fui la faune des parisiennes qui se bousculaient sur les marches de l’Opéra de Paris à la recherche d’un bon parti de mari. Bref au moment où la polémique fait rage chez nous sur le rôle et la place des écrivains, il n’est pas inutile de faire un geste à Isabelle Eberhardt venue de loin pour aimer et chanter un peuple qui l’a adopté contrairement à la caste des colons qui la haïssait pour ses ‘’mauvaises’’ fréquentations (des Arabes évidemment)

Voilà donc beaucoup de raisons littéraires et politiques pour enseigner ses œuvres dans nos écoles.

A.A.

Ali Akika est l’auteur d’Isabelle Eberhardt ou la passion de l’errance.

Auteur
Ali Akika, cinéaste

 




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