Spécialiste du Maghreb et du Maroc en particulier, Daniel Rivet livre un précieux guide qui détruit bien des idées reçues à propos des rapports entre islam et politique.
En introduction, à la suite des grands orientalistes tels Louis Massignon, Daniel Rivet rappelle que pour les sunnites l’islam n’a pas de clergé et qu’une théocratie islamiste est un non sens. En revanche, il peut y avoir interpénétration entre le politique et la religion, mais non fusion comme le proclament l’islamisme et les Frères musulmans. En effet, le Coran est muet sur les modalités de l’exercice du pouvoir et de la forme de l’Etat.
Les premiers califes, sur le modèle des souverains sassanides, ont instauré une royauté sacrée. En est issue une contradiction jamais résolue dans l’islam. Dieu seul est souverain et les hommes sont ses serviteurs. L’Etat construit par les hommes en son nom ne peut donc pas dire le vrai et le juste ou le licite et l’illicite.
Ce guide synthétique se révèle fort utile pour la réflexion historienne de la période coloniale. Le premier chapitre concerne l’islam au défi de la colonisation. En terre musulmane, celle-ci est perçue comme le retour de l’éternel croisé. Les Lumières, puis le choc de la Révolution française et ses suites débouchent sur une volonté de réformes, mais dans le sens défensif de la modernisation. Il ne s’agit pas d’imiter, mais de se prémunir de l’Occident, notamment dans l’Orient ottoman.
Les « occidentalistes » de cet empire vermoulu voyagent en Europe, quand les « orientalistes » tels Chateaubriand ou Lamartine découvrent l’Orient. L’auteur souligne l’interaction féconde entre les deux tendances. En découle l’analyse des régimes réformés musulmans en Egypte, Iran, Tunisie et Empire ottoman au XIXe siècle. Mais l’expérience tourne court face à l’impérialisme européen qui paralyse la volonté de réforme et surendette les Etats pour mieux les contrôler. La fin du XIXe est donc marquée par un retour aux fondamentaux de l’islam, aux traditions (salafisme, mouvement Deobandi dans l’Empire des Indes). Ce fondamentalisme est gros d’un courant réformiste-religieux dans la volonté de supprimer tout ce qui s’est surajouté depuis les origines de l’islam. Ce qui entraîne la dénonciation du soufisme et des confréries.
Un des grands penseurs de ce courant de pensée, Al Afghani, recherche le prince éclairé par les oulémas (les clercs). Le calife Abd Ul-Hamid II, à Istanbul, incarne de 1879 à 1909 cet islam intransigeant qu’il interprète comme ciment de ses Etats au détriment des minorités chrétiennes.
D’un autre côté, la suppression du califat en 1924 est une véritable onde de choc de Lahore à Fès. S’ensuit un grand débat, en Egypte en 1924 et 1929, puis une succession de congrès, dont le dernier à Jérusalem en 1931, sur la question du califat. C’est une des origines des clercs « interventionnistes » dont, en 1928, Hassan al-Banna fondateur des Frères musulmans. Un ordre total islamique doit être répandu au monde entier, d’abord sous forme de partis politiques puis d’Etats.
Daniel Rivet rappelle qu’en 1947 le Pakistan, lors de la partition de l’Inde britannique, est la première république islamique du monde. Et de décrire cette fuite en avant de l’islamisme pakistanais qui, en 1978, instaure la quasi-totalité de la charia dans le code pénal et, en 1986, produit cette loi sur le blasphème nourrissant la violence et l’arbitraire contre les non-musulmans. L’étude concerne aussi l’héritage wahhabite de l’Arabie, cas d’instrumentalisation du religieux depuis Ibn Saoud en 1932.
Tout aussi riche, le chapitre deux relate l’insuccès du politique à se séparer du religieux. A noter les belles pages consacrées à la Turquie de Kemal où les religieux sont soumis à un pouvoir laïc pour lequel n’existe pas de séparation entre l’Eglise et l’Etat. Mais survivent, malgré l’interdiction, l’islam des confréries et le culte des saints. Pour sa part, Bourguiba instaure un islam gallican et paternaliste où les imans sont contrôlés. Le « Combattant suprême » se veut le « rénovateur suprême de l’islam » dans le sens de la modernité et du développement.
A l’inverse, le voisin algérien, au temps du « national-industrialisme » de Boumediene sombre dans une réislamisation rétrograde qui conduit au Code de l’Infamie de 1984 (il retranche tout ce que les femmes avaient chèrement acquis depuis 1954). S’engouffre alors la lame de fond islamiste qui conduit au FIS et à la décennie sanglante de la fin du siècle. Par ailleurs, que ce soit en Iran, en Indonésie ou dans l’Egypte du roi Farouk : « Le nationalisme arabe se détache mal du sacré qui continue à habiller l’imaginaire populaire » note l’auteur. Sauf au Maroc et en Egypte les modernisations autoritaires de l’Etat n’ont pas réussi la fusion entre ce dernier et la nation. Ce qui conduit à l’échec du socialisme arabe dans l’après nassérisme, tandis que panarabisme et panislamisme disparaissent.
D’une brûlante actualité, le troisième chapitre montre l’irruption fracassante de l’islamisation dans les années 1980. Le coup d’envoi est donné en Iran en 1979. Et le sud commence à basculer. Daniel Rivet souligne l’importance du penseur égyptien Saïd Qutb formé par les Frères musulmans et pendu sur ordre de Nasser en 1966 : le pouvoir n’appartient qu’à Dieu.
Cette nomocratie détruit tout ce qui ne correspond pas à l’islam des origines. En découle l’assassinat des impies, dont Sadate en 1981. Ce qui veut dire que la guerre sainte devient, pour Qutb, le 6e pilier de l’islam. L’autre date charnière est le retrait d’Afghanistan des Soviétiques en 1989, symbole d’une victoire de l’islamisme musclé des moudjahidine.
Dès lors, on comprend que dans le denier chapitre relatif aux années 1990, le glissement vers le néo-fondamentalisme conduise à l’islamo-nationalisme (en Afghanistan surtout). Ce qui induit le terrorisme, forme ultime d’un puritanisme exacerbé s’exprimant par la terreur.
Une autre vision concerne le salafisme terroriste d’Al-Qaida fondé sur une esthétique de la violence nihiliste et le culte des martyrs. Cette violence auto-sacrificielle, du Cachemire à la Palestine lors de la seconde intifada en 1999 et 2001, se multiplie ensuite par l’exemple de l’Iran confronté au régime impie de Saddam Hussein. Mais, observe l’auteur, le jihadiste n’est pas toujours un salafiste, mais un « radicalisé » occidental à partir d’un digest religieux mal interprété.
Ce qui rend ce type d’électron libre d’autant plus imprévisible et dangereux. En découle une aliénation du politique qui engendre un ordre violent et immoral d’Al-Qaida à Daesh. Ce dernier crée en Syrie et en Irak un embryon d’Etat califal fondé sur la terreur et l’attente apocalyptique. En conclusion, Daniel Rivet rappelle qu’on est là aux antipodes de l’islam-civilisation.
Jean-Charles Jauffret
Daniel Rivet, Islam et politique au XXe siècle, La Découverte, janvier 2022, 130 p.