Les tranches de vie se succèdent et lui reviennent à l’esprit à une allure effrénée. Il avait à peine 12-13 ans, un matin où il l’accompagnait sur les sentiers de son village. En cours de route, ils disent bonjour à un vieil homme assit et adossé contre un mur, la tête entre les genoux.
Salutations auxquelles il ne daigne pas répondre. Ils avancent quelques pas de plus, à peine, et grand-mère fait volte-face, l’entrainant avec elle pour apostropher le vieux.
– Dis-moi Amar, je viens de te dire bonjour et tu ne m’as pas répondu, c’est que tu as un problème, que se passe-t-il ?
– Laisse-moi tranquille Wardia ! réplique le vieux.
– Non, je ne te laisserai pas tranquille tant que tu ne me fais pas part de tes soucis !
Il faut dire qu’elle avait de la trempe sa petite grand-mère. S’il devait désigner l’étoile de sa vie, sans la moindre hésitation, ça serait elle.
Vaincu par tant de détermination, le petit vieux déverse quelques confidences relatives à des petits problèmes familiaux, essentiellement centrés sur le fait qu’on l’aurait déplacé d’une grande pièce pour lui octroyer une chambrette à l’étage supérieur.
Au terme de son récit, grand-mère éclate de rire. Le vieux la dévisage avec appréhension.
– Mais voyons Amar, à ton âge, à mon âge, qu’avons-nous comme logis sinon celui qui nous attend là-bas ; l’index de la profession de foi pointé sur le cimetière, visible de loin.
Dda Amar meurt quelques mois plus tard. Yemma Azzou vécut quelques années de plus.
Deux ou trois jours avant de rendre l’âme, alors que toute la famille était rassemblée autour d’elle, sous le toit de ce vieil axxam qui a porté le fardeau et les drames de toute une vie, elle jette un regard furtif pour scruter tout le monde avant d’exiger que tous se retirent pour la laisser seule avec son petit fils Ibrahim car, disait-elle, elle avait un secret à lui révéler. « Un secret si lourd que même après ma mort, tu n’oseras pas le divulguer », insiste-t-elle.
Malheureusement, ou peut-être bien heureusement. Comment savoir ? Ce secret, elle l’a emporté avec elle, car tout le monde s’en est tenu à son souhait de quitter la pièce où elle se mourait sauf une tante récalcitrante qui s’était mise à geindre, à sa façon, la curiosité l’emportant sur la délicatesse d’obéir à ce dernier vœu, se refusant certainement à l’idée d’être écartée de ce lourd secret que sa propre maman ne lui avait jamais confié.
Perdu dans ces souvenirs qui lui font quelque peu oublier ses malheurs, il est vite ramené à la réalité par le grincement de la porte d’entrée. C’était sa belle-sœur qui, ayant eu vent de son retour, venait aux nouvelles et lui ramène un plat de couscous tout fumant :
– El-3asllama à Ibrahim, nous sommes contents de ton retour. Tes neveux sont tous aux champs mais ils ne tarderont pas à rentrer. Ils seront heureux de te revoir. Ils étaient tristes de te voir repartir, la semaine dernière. Tu vas rester plus longtemps, cette fois, j’espère ?
– Au moins trois mois.
Incrédule, elle ose la question qui turlupine Ibrahim dès l’instant où on lui a signifié son interdiction de sortie du territoire :
– Mais, mais…qui va s’occuper de Zahia ?… (à suivre).
Kacem Madani