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Jacqueline Brenot : « Le devoir de mémoire sur les massacres du 8 mai 1945 est une priorité »

Jacqueline Brenot

Alors que les commémorations officielles du 8 mai 1945 se succèdent en France dans un silence persistant sur les massacres perpétrés à Sétif, Guelma et Kherrata, certaines voix refusent l’oubli. Celle de Jacqueline Brenot en fait partie.

Universitaire, écrivaine, et chroniqueuse littéraire en Algérie, elle s’attache à réveiller les mémoires enfouies, à questionner les silences de l’histoire coloniale, et à transmettre, par la littérature, ce que l’histoire officielle tait. Dans cet entretien exclusif avec Le Matin d’Algérie, elle revient sur ses recherches, ses engagements, et sur la force de la parole écrite face au déni.

Le Matin d’Algérie : Qu’est-ce qui vous a personnellement poussée à vous intéresser au 8 mai 1945 en Algérie et à en faire une synthèse aussi détaillée ?

Jacqueline Brenot : Chroniqueuse littéraire début 2018 auprès de l’hebdomadaire Le Chélif en Algérie, et à l’approche de la commémoration du 8 mai, j’avais choisi d’écrire sur cette journée. Il semblait impérieux de rappeler les circonstances et la réalité de ces massacres à l’encontre du peuple algérien ayant participé à la victoire contre le fascisme allemand et réclamant ses droits les plus élémentaires.

En France, cet épisode sanglant resté absent des manuels scolaires, et des discours officiels le jour de la célébration nationale, toute littérature historique sur le sujet est plus que nécessaire. La lecture de l’ouvrage, paru en 2017, particulièrement documenté de Mehana Amrani m’y engagea davantage.

Le Matin d’Algérie : Comment décririez-vous l’accueil de ce sujet dans les milieux littéraires et universitaires en France ?

Jacqueline Brenot : Difficile d’y répondre, puisqu’à chaque célébration du 8 mai 1945 en France, il n’est question en général que de la « Victoire française et des Alliés sur l’occupant allemand », avec depuis quelques années récentes des initiatives prises dans certaines communes, comme celle par exemple de Mitry-Mory dans la région parisienne et qui a fait l’objet d’un article par un de vos confrères dans un quotidien algérien.

Pour cette année, j’ai parcouru quelques grands titres de la presse nationale et n’ai vu aucune allusion à ce fait historique, rien sur les en-têtes, mais à noter dans un quotidien de gauche : un encart d’une trentaine de lignes dans un article intitulé « Le crépuscule des empires coloniaux », évoquant « les tueries qui s’échelonnent sur sept semaines » et un bilan de « victimes » pouvant atteindre « 30 000 morts » sous le titre : « Sétif et les drapeaux algériens ».

Mon travail de recherche et d’enquête succincte effectué sur le sujet pour ma chronique chélifienne pour le 8 mai 2018 participe d’une réponse incomplète à votre question. En fait, la rareté des ouvrages réservés à ce « sujet » en médiathèque m’a intriguée.

Pour ma part, ils furent agrémentés de documents textes et séquences filmées ou photographiées du massacre, disponibles et consultables sur le Net. Après des recherches plus approfondies, il existe bien une bibliographie. L’accueil en France que vous évoquez dans les milieux universitaires et de la recherche historique existe donc par cette documentation conséquente, mais insuffisamment diffusée, voire occultée et absente actuellement des médias.

Le Matin d’Algérie : Vous évoquez une recherche difficile avec peu de documents disponibles : comment avez-vous contourné cet obstacle documentaire ?

Jacqueline Brenot : Ponctuellement au moment de ma chronique envoyée au journal Le Chélif sur ce massacre, à défaut d’ouvrages disponibles en bibliothèque, il restait internet, sur la base de recherches croisées et authentifiées. Les quelques ouvrages denses présents sur le sujet ont constitué cependant une mine de ressources à compléter. L’obstacle fut contourné par une recherche d’articles, d’enquêtes et de publications universitaires disponibles en ligne.

Le Matin d’Algérie : Parmi vos lectures, quels ouvrages vous ont le plus marquée dans l’analyse de ces massacres ?

Jacqueline Brenot : Comme je l’ai expliqué ci-avant, je n’ai pu consulter dans l’urgence de la chronique hebdomadaire et des disponibilités des médiathèques, que trois ouvrages disponibles avec celui de Mehana Amrani inclus, celui de Mekhaled Boucif, Chronique d’un massacre – 8 mai 1945 – Sétif- Guelma-Kherrata, éd. Syros, Paris 1995, celui de l’historienne Annie Rey-Goldzeiguer Aux origines de la guerre d’Algérie 1940-1945, éd. La Découverte, 2002.

Le Matin d’Algérie : Dans quelle mesure l’ouvrage de Mehana Amrani a-t-il influencé votre réflexion ou enrichi votre travail ?

Jacqueline Brenot : Mehana Amrani, Docteur en sciences de l’information et en littérature de langue française, chercheur dans le domaine des discours sociaux à Montréal, propose d’analyser les discours français « divers et divergents » de 1945 à nos jours. Il reste une référence en la matière.

Son angle d’attaque du sujet met en lumière le choix des mots, par exemple « massacre » et « répression » qui renvoie à la rhétorique française de l’époque, l’impact des discours hégémoniques avec « les massacres rangés dans la catégorie d’événements absents », l’emploi et la portée du mot « répression », la rareté des images du 8 mai 1945, « la doxa du discours pied-noir », les divergences des « syntaxes iconographiques » des massacres, autant d’exemples révélateurs des zones d’ombre de l’époque et de récupération des faits.

Le Matin d’Algérie : Quel rôle attribuez-vous à la presse littéraire dans la transmission de cette mémoire historique ?

Jacqueline Brenot : Tout article ou recension d’ouvrage à caractère historique est nécessaire et relance l’attention, au mieux la recherche sur le sujet. Dans l’une des premières chroniques littéraires de mes quatre recueils publiés aux « Presses du Chélif » et disponibles en Algérie, je présente l’ouvrage de Mehana Amrani et ses nombreuses pistes de réflexion sur les discours pour explorer les « non-dits d’une époque ». De nombreux romans chroniqués de ces recueils relatent ou s’appuient sur l’Histoire de l’Algérie. Par un phénomène d’interaction évidente, la fiction ou l’auto-fiction s’enrichissent de ces périodes authentiques. La mémoire historique inspire et nourrit la littérature.

Le Matin d’Algérie : Le roman Le Boucher de Guelma n’est pas de vous, mais vous y faites référence : pourquoi ce choix et que dit ce roman selon vous ?

Jacqueline Brenot : Ce titre de récit romancé ou roman historique, mais répertorié en polar, « tendancieux », de Maurice Zamponi est lié aux massacres de Sétif sous l’un des responsables, ancien sous-préfet de Guelma. Dans le roman, recherché pour « crime contre l’humanité », ce personnage sera arrêté à sa descente d’avion par les autorités algériennes. Dans la réalité, ce sous-préfet est un ancien commissaire de police, ayant créé une milice civile à Guelma, participé à des exécutions sommaires, puis s’étant reconverti en militant de l’OAS. Son titre interpelle et évoque les pratiques expéditives dénoncées, ainsi que les abjectes disparitions des bilans officiels. Le roman fait référence « aux fours à chaux où la milice avait brûlé les cadavres d’Algériens sommairement exécutés ». Ce roman noir est paru en 2007, donc consultable.

Le Matin d’Algérie : Vous avez publié une chronique sur ces événements dans Œuvres en partage : comment l’avez-vous articulée dans l’ensemble du recueil ?

Jacqueline Brenot : Le choix hebdomadaire de mes chroniques s’inspirait de parutions récentes d’ouvrages et des dates officielles, fondatrices de l’Histoire algérienne. Celle-ci parut le 8 mai 2018, mettant à l’honneur l’ouvrage de Mehana Amrani édité en 2017 chez l’Harmattan.

Le Matin d’Algérie : Votre dernier ouvrage, Autant en emporte l’enfance, mêle mémoire familiale et Histoire : en quoi le regard d’une fillette apporte-t-il une lecture nouvelle de la colonisation ?

Jacqueline Brenot : Le regard neuf et implacable de l’enfance interrogeant le monde qui l’entoure a toujours nourri l’imaginaire des écrivains. C’est une matière privilégiée pour comprendre et réfléchir sur la fabrique de l’Histoire, telle qu’elle s’exerce sur nos vies. En arpentant ici le chemin de cette perception blessée par les réalités quotidiennes, avide de sens et de justice, attentive aux paroles du père, l’enfant mène de bric et de broc son enquête pour comprendre.

Elle livre, du haut de son jeune âge — celui-qui-ne-ment-pas — des situations courantes et des éléments perturbateurs du soi-disant décor de rêve des poètes de passage. Cette perception enfantine nourrie de ses découvertes, notamment du langage avec son pouvoir discriminatoire, sous-entend que personne n’ignorait les effets de ce système de domination coloniale. Le mutisme complice ambiant, quasi général, récupéré ensuite par l’action et les mots d’ordre, les crimes des ultras et milices de l’OAS reste au cœur de ce récit. Cette histoire intime, sa révolte précoce, fondatrice, résonne directement avec la révolte algérienne et les luttes de l’époque.

Le Matin d’Algérie : Quels retours avez-vous reçus des lecteurs algériens ou de la diaspora sur vos publications à ce sujet ?

Jacqueline Brenot : Ce livre sort à peine, et l’édition algérienne va paraître incessamment, mais les précédentes publications sont source d’intérêt et d’échanges ininterrompus depuis 2018. Ces jours-ci, les mots nombreux d’amitié des lecteurs et auteurs sont encourageants avant Le Maghreb du Livre à Paris fin juin, où mon ouvrage sera présent. La littérature algérienne actuelle est prodigue, elle favorise et tisse de riches échanges entre les lecteurs et les auteurs par-delà les frontières.

Le Matin d’Algérie : Pensez-vous que la reconnaissance des massacres de 1945 progresse réellement aujourd’hui, en France comme en Algérie ?

Jacqueline Brenot : Cette reconnaissance est tardive côté France. Dans ce domaine historique, la demande d’ouverture des dossiers persiste. Les générations montantes veulent et doivent savoir. Le travail des historiens et des éditeurs devrait suivre pour que ces dates et ces faits soient inscrits avec force documentation dans les programmes scolaires. Ces massacres restent un acte majeur, déterminant de la Guerre d’Algérie.

Le Matin d’Algérie : Comment voyez-vous le rôle de l’écrivain(e) face à l’occultation ou la manipulation de certains pans de l’histoire coloniale ?

Jacqueline Brenot : Les écrivains ont toujours eu un rôle-clef pour raconter l’histoire coloniale. On ne citera jamais trop les auteurs algériens qui, dès le début du 20ème siècle, par leur courage et leur talent ont fait porter leur voix pour combattre le silence et le déni quasi-général. Depuis le début de la colonisation, des auteurs célèbres français de passage, des écrivains-voyageurs, voire des inspecteurs de l’Éducation Nationale envoyés en Algérie, ont aussi apporté leur contribution dans ce domaine, mais leurs écrits ont été mis de côté, sous le boisseau.

Le Matin d’Algérie : Quel conseil donneriez-vous aux jeunes journalistes ou écrivains qui souhaitent aborder ce type de sujet sensible ?

Jacqueline Brenot : À une époque où la communication précède presque les faits, où la société est noyée par l’information, souvent orientée, formatée, en continu et en direct, il est nécessaire et utile de considérer l’apport de la recherche historique en tant que science avec ses exigences déontologiques et ses méthodes, son souci du fait réel, vérifié, documenté.

Le Matin d’Algérie : Si vous deviez résumer en une phrase l’importance de transmettre cette mémoire du 8 mai 1945, quelle serait-elle ?

Jacqueline Brenot : Toute colonisation est fondée sur la conquête, l’occupation, l’exploitation, l’expropriation d’un territoire et de ses richesses, donc par la force d’une puissance étrangère, donc réalisée et écrite dans le sang et les larmes. Celle de l’Algérie a été féroce.

Les massacres du 8 mai 1945 en sont un des exemples d’une extraordinaire violence appliquée méthodiquement, après les tentatives d’extermination de tribus et les enfumades du 19ème siècle à l’encontre des paysans, bergers et ruraux. Le devoir de mémoire des historiens et de ceux qui contribuent à faire connaître le passé des nations reste une priorité pour la fidélité des témoignages, le respect et l’honneur des générations suivantes.

Djamal Guettala 

A propos de Jacqueline Brenot 

Écrivaine, chroniqueuse littéraire et auteure de plusieurs ouvrages, dont Autant en emporte l’enfance. Elle contribue régulièrement à la mise en lumière de faits historiques occultés à travers ses publications.
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