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Jean Amrouche et Albert Camus dans l’Algérie en guerre

Jean Amrouche et Albert Camus

Jean Amrouche et Albert Camus

Jean Amrouche et Albert Camus qui incarnaient l’intelligence et l’humanité de la société algérienne furent sans doute parmi les personnalités les plus tourmentées quand il leur fallut choisir un camp dans un pays en guerre.

Au fond de leur réflexion, les valeurs communes d’humanité qu’ils portaient et leur connaissance du pays, voulaient réveiller dans la masse des citoyens des deux camps un esprit de paix négociée qui aurait permis d’éviter une guerre sanglante. Mais il était déjà trop tard.

Après la terrible répression qui suivit le meurtre d’une centaine d’Européens en mai 1945 à Sétif et les milliers de morts du côté algérien, les indépendantistes comprirent que le lobby colonialiste dirigeait la politique française en Algérie et qu’ils n’obtiendraient pas leur objectif pacifiquement.

Même si des démocrates comme Ferhat Abbas, Albert Camus, Jean Amrouche et bien d’autres pensaient encore pouvoir éviter la guerre, ils ne parvinrent pas à déclencher une réflexion sur l’avenir du pays auprès de toute la population. Aussi le 1er novembre 1954 le conflit éclata En 1954, soit quelques années avant la mort de ces deux écrivains qui l’incarnaient, la population algérienne était de 9.370.000 personnes.

Les pieds-noirs, ces migrants originaires du sud de l’Europe, en majorité des Espagnols, Italiens ou Maltais. Ils étaient venus, pour beaucoup d’entre eux, travailler chez le colon français pour les mêmes raisons que celles des migrants Africains et Maghrébins qui aujourd’hui quittent leur pays pour l’Europe. Ils fuyaient la faim, la pauvreté, l’oppression politique et voulaient donner une vie meilleure à leurs enfants. La seule chose qu’ils désiraient était de continuer à vivre en Algérie.

Rappelons à ce sujet que le terme pied-noir choisi pour désigner les Européens d’Algérie n’est pas né en 1830 mais au début de la guerre d’Algérie. Cette expression qui évoque le va-nu-pieds avait d’abord désigné les Arabes d’Algérie (Dictionnaire Petit Robert 1917) et, en 1955, dans le même dictionnaire elle désignait les Français d’Algérie.

Ces derniers, après l’avoir pris comme une forme péjorative à leur égard s’en emparèrent ensuite comme un blason pour défendre leur identité. Comme l’écrit l’Historien Jean Jacques Jordi, il y avait dans l’Algérie coloniale une sorte de hiérarchie des populations : ”en haut de l’échelle, le Français de France, en bas l’Arabe musulman, entre les deux, selon les régions et surtout les époques, les Français d’origine espagnole, italienne, maltaise, les Juifs et les Kabyles”.

Aujourd’hui encore, ces Pieds-Noirs sont souvent perçus comme Français, mais des Français vaguement étrangers C’est dans cet univers rétréci que Jean Amrouche et Albert Camus vécurent les prémices de la guerre d’Algérie et son déroulement jusqu’à leur mort.

Albert Camus était un homme de gauche qui, dès sa jeunesse, dénonça le colonialisme et plaida pour l’égalité entre Européens et Algériens. En 1936, il défendit le projet Blum-Violette, timide avancée qui donnait le droit de vote à 22.800 musulmans mais échoua sous la pression du lobby colonialiste.

En 1939, il s’éleva contre la misère économique des Indigènes et le « mépris général où le colon (tenait) le malheureux peuple de ce pays »” ». Il écrivait dans la revue Ensemble de Ferhat Abbas, défendait son ami Messali Hadj dont des partisans étaient arrêtés et publia Misère de la Kabylie sur Alger républicain.

En 1945 ce fut l’un des rares Journalistes à se rendre à Sétif et à dénoncer le massacre fait aux musulmans. Il n’épargna aucun camp.

En janvier 1956, il appela à une trêve et se rendit à Alger ou les Pieds-Noirs l’accueillirent par des insultes et en octobre 1957, dans un texte peu connu publié dans la revue Révolution Prolétarienne, il condamna les attaques des syndicats proches du MNA par le FLN : « A chaque militant qui tombe, l’avenir s’enfonce un peu plus dans la nuit. Il faut le dire, au moins, et le plus haut possible, pour empêcher que l’anti colonialisme devienne la bonne conscience qui justifie tout, et d’abord les tueurs. »

Il accusait par ailleurs le FLN d’avoir écarté le Parti communiste alors qu’il était le plus apte à rallier des Européens à la cause de l’indépendance, lui reprocha de mépriser Ferhat Abbas et de mener une guerre sans merci contre le MNA. Le journaliste Faris Lounis qui analysa l’excellent ouvrage de l’écrivain Tarik Djerroud, Albert Camus et le FLN publié en 2022 aux éditions Erick Bonnier écrit à ce sujet : « Djerroud le dit clairement : la dénonciation du colonialisme français par Camus restait réformiste, dans le sens d’une égalité politique et juridique entre tous les citoyens d’Algérie, sans distinction de religion et d’appartenance communautaire, cela dans le respect total et inconditionnel des différences linguistiques, religieuses et sociales. Ce rêve de justice et de fraternité avait sa grande part d’illusions, perdues peut-être par avance ! Cette aspiration à un dépassement du système colonial passait aussi par l’appel à remédier sans tarder à la détresse économique du plus grand nombre, notamment avec « Misère de la Kabylie »…. Djerroud y voit un engagement sincère de Camus pour les droits et besoins humains les plus élémentaires, et en premier lieu la justice… Djerroud brosse ainsi le portrait d’un Camus non pas « colonialiste » ou « paternaliste », mais humaniste, inquiet et incertain, cherchant, depuis le milieu européen pauvre dont il est issu, sa place face à l’altérité des colonisés. Il voulait faire entendre la voix des damnés de cette terre, dont il n’a cessé de célébrer la beauté et la grandeur. »

Ainsi, à la différence de Jean Amrouche partagé entre l’amour mythique qu’il vouait à la France des lumières et les racines berbères qui irriguaient profondément sa vie 7 et sa culture, Albert Camus n’idolâtrait pas la France. Dans sa jeunesse, lors de ses premiers voyages en Europe, il écrivait sur les fiches d’identité des hôtels où il résidait, à la rubrique nationalité, Algérien. Pour Camus, il y avait, avant la France, les pieds-noirs pauvres comme sa famille, espagnols, italiens, maltais, le tout symbolisé par sa mère. symbolisée dans par sa mère.

Ces pieds-noirs constituaient avec les musulmans la masse des travailleurs algériens. Leur seul privilège était d’être Européens, ce qui ne changeait rien à leur statut social.

L’historien Jean-Jacques Jordan écrit à ce sujet : “Il existait en Algérie comme sans aucun doute en France une sorte de “hiérarchie” plus ou moins bien définie parmi les populations. En haut de l’échelle, le Français de France, en bas l’Arabe musulman, et entre deux, selon les régions et surtout les époques, les Français d’origine allemande, espagnole, italienne, maltaise, les Juifs, les Kabyles” C’est ce choix indéfectible du pays natal et de la mère qui valut à Albert Camus, malgré son talent et son prix Nobel, d’être rejeté par l’intelligentsia française y compris par son ami Jean-Paul Sartre qui le traitait de « petit voyou d’Algérie ».

En 2013, Albert Camus aurait eu 100 ans. Interrogée pour savoir si les autorités l’avaient contactée pour une quelconque manifestation du souvenir, sa fille Catherine répondit : “Ceux qui détiennent le pouvoir, ne peuvent pas aimer Camus, surtout quand on est de gauche. Pour eux il reste un type pauvre, un petit voyou des rue d’Alger qui s’en est sorti.”

La relation avec l’intelligentsia parisienne c’est Jean Amrouche qui la réalisera. Poète, essayiste, journaliste littéraire et homme de radio, il inventa les entretiens radiophoniques ou défilaient les grands noms de la littérature français dont ses amis et en particulier André Gide.

En 1943, à Alger, il noua avec le général De Gaulle qui l’appréciait des relations qui durèrent malgré son engagement avec le FLN et qui l’amenèrent à donner à plusieurs reprises son avis sur la guerre, sans être entendu.

Jean Amrouche connut Albert Camus en 1941 à Oran mais leur affinité était faible sur les plans spirituel, sociétal et même linguistique, le premier étant plus raffiné et le second plus populaire.

La guerre d’Algérie les sépara malgré les tentatives de Jean Amrouche pour unir leurs efforts et obtenir la paix mais le jugement que portait Camus sur le FLN empêchera toute action commune.

Une lettre envoyée par Jean Amrouche à l’un de ses amis, un an avant sa mort, témoigne de la souffrance personnelle de l’écrivain et de son désir d’être compris : « Je suis le pont, l’arche, qui fait communiquer deux mondes, mais sur lesquels on marche, et que l’on piétine, que l’on foule. Je le resterai jusqu’à la fin des fins. C’est mon destin. Le subissant, je suis plus fort que lui, mettant ma satisfaction, ma consolation dans l’effort que je fais pour ressembler chaque jour davantage au roseau de Pascal. Il me suffit de la connivence d’amis fraternels tels que toi pour me sentir justifié. J’ai engagé toutes mes forces au service du peuple algérien : non pour des raisons proprement politiques, mais pour une raison d’honneur et pour des raisons d’ordre spirituel. »

S’ils s’étaient rencontrés comme le voulait Jean Amrouche, ces deux génies algériens auraient su au moins laisser un récit pour l’Histoire de la guerre d’Algérie qui fut, de fait, une guerre civile. Mais l’Algérie dont ils rêvaient n’aurait pas existé pour cela.

Cette Algérie souveraine, indépendante, fraternelle et laïque, un modèle pour le monde en quelque sorte n’a jamais vu le jour car, en août 1962, le Gouvernement provisoire de la République algérienne, seul légitime, était renversé par une armée qui après avoir tué un millier de moudjahidine de l’intérieur s’emparait d’un pouvoir qu’elle ne lâchera plus.

Emile Martinez

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