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Jean Amrouche : « Voici le Général de Gaulle »

Jean Amrouche et De Gaulle

Il est des plumes où il est juste de demeurer réservé et où l’empressement ne puisse signifier un quelconque assujettissement d’idées. A deux moments bien distants de l’histoire de France, Jean Amrouche s’est inscrit dans le cours des événements tragiques qui secouaient la France, de l’occupation et celle de la collaboration.

Lorsque nous nous penchions sur l’interview qu’il donna au journaliste et photographe Bernard Rouget (1914-1988) sur son journal Afrique-Rafales paraissant au Maroc, il y avait un tout autre avantage à citer un texte du poète algérien, un bien généreux portrait du général de Gaulle, que publia l’hebdomadaire de la France-Libre, Rafales qui trouva exil au 63, rue d’Isly à Alger et dirigé alors, par Jacques Lorraine (pseudonyme d’Edmond Huntsbuchler 1900-1963).

Deux pages d’une tumultueuse histoire de France qui ne peut qu’anoblir celle de l’Algérie antifasciste.

Honneur et patrie : « Voici le Général de Gaulle »

Dans quelques lustres les discours du Général de Gaulle auront revêtu la figure immuable et comme pétrifiée des textes classiques, et ils deviendront la proie des exégètes. Pour l’heure, chauds encore de la passion qui les anime, ils évoquent irrésistiblement la présence d’un homme vivant, ils respirent à la cadence de son souffle, ils se colorent diversement suivant le timbre, les modulations, les harmoniques d’une voix humaine. On ne peut pas lire ces textes sans les écouter. C’est pourquoi ils sont encore un tissu de paroles vivantes et non point de mots ; de paroles qui sont des actes incarnés par le verbe, et qui féconderont l’avenir.

Le chef du gouvernement peut difficilement se passer du concours de l’éloquence. Mais un brillant orateur n’est pas nécessairement un chef. La France était riche en beaux parleurs, hélas ! Quand on compare les discours de naguère à ceux du général de Gaulle on est frappé d’une différence profonde, qui tient moins aux circonstances particulières et au tempérament personnel qu’à la manière de concevoir l’éloquence politique, et la nature du lien qui unit le chef et le peuple.

On remarque aussitôt que l’art du général de Gaulle n’est pas un art d’abandon, mais au contraire, un art difficile et volontaire. Les périodes et les phrases, scandées sur un rythme surprenant, frémissent encore de la lutte que soutint la pensée pour faire jaillir l’  « expression » des mots ternis et souillés par l’usage. Ses propos, lors même qu’ils développent des thèmes ressassés, émeuvent, l’esprit, plutôt que le cœur. Non que le général de Gaulle ne tienne compte des passions et de l’instinct, mais il choisit de s’adresser le moins possible au cœur et à l’imaginaire : il vise la tête plutôt que les entrailles, car il veut convaincre et non pas séduire.

Ecoutez-le attaquer une période et prendre son élan : parmi les mieux familiarisés avec son style, qui portent dans leur mémoire les moules sonores auxquels on le reconnaît, avec les pauses et les reprises qui distinguent sa facture, et ces grandes images qui prennent tout à coup leur vol, nul, la phrase commencée, ne peut en prévoir la suite et l’achever mentalement. C’est le propre d’une pensée qui se maintient sur le qui-vive, qui se refuse à l’épanchement suivant la pente de ce qu’on appelle « inspiration », qui n’est le plus souvent que mécanisme et que flux de réminiscence.

La plupart des orateurs nous paraissent interchangeables, et interchangeables leurs discours. Les formules de bon faiseur se suivent selon un ordre consacré ; le ton est noble ou familier au gré des circonstances, l’accent de sincérité plus ou moins sensible. Et les clients montrent leur satisfaction dans la mesure où l’orateur ne leur ménage aucune surprise, ne les contraint à nul effort. Les meilleurs fignolent leurs effets choisissent parmi les recettes éprouvées, et quand ils ont enfin déniché quelque fleurette desséchée dans les herbiers de l’éloquence, ils se frottent les paumes et disent : « Je ne suis pas mécontent de cette formule ».

Certains précisément reprochent au général de ne savoir pas parler au peuple. Ils se font du peuple et du rôle de l’orateur une idée singulière. Le  général ne parle pas seulement au peuple : il parle au nom du peuple, pour faire entendre au monde la volonté profonde de ce peuple. La France est plongée dans les douleurs d’une renaissance. Il ne s’agit plus de séduire d’opinion par des artifices oratoires, d’exprimer ou de provoquer des mouvements de surface. Il faut, puisque la France et le monde ont touché le fond de l’abîme, retrouver les sources mêmes de la vie du peuple français, et la réalité vivante de la force, de la foi et de l’espérance humaines. Car la France, pas plus que tout autre pays, ne sera sauvée par le dehors ; les peuples fraternels aideront à son salut, mais son salut c’est elle-même qui en découvrira, qui déjà en découvre la voie dans les profondeurs de son être.

Dans les discours du général de Gaulle dont tous les « mouvements » sont parcourus d’un souffle de grandeur, chaque parole est l’expression intelligible d’un risque pleinement assumé. Partout, on sent la fièvre créatrice en même temps que la souveraine liberté d’une conscience d’homme qui prend mesure des événements ; qui les dépasse en établissant la juste proportion entre ce qu’ils paraissent être aujourd’hui et ce qu’ils en effet dans le progrès du dessein général de l’Histoire ; qui les précède par l’imagination en pesant la masse de leurs conséquences dans l’avenir.

Le général de Gaulle n’ignore pas que sa conscience est l’écran où la conscience obscure de la nation projette les images et les mythes où prennent forme en « pensées du cœur » que le langage n’exprime qu’à grand’peine, et qu’il porte la charge d’expliquer la France aux Français en même temps qu’au monde. C’est pourquoi il est, dans la plus forte acception du mot, un homme « exposé ». Les défaillances les plus vénielles, les plus excusables, lui sont interdites. Quoi qu’il fasse il est prisonnier de sa propre grandeur, grandeur qu’il ne tient pas de lui-même, mais de la France et peuple français. Il en a pris conscience le 18 juin 1940. Ce jour-là il a accepté, lui soldat, dans la rébellion, le dénuement, la défaite, la honte et la trahison, d’être, pour le salut de la France, l’Homme du Destin. Il a accepté la grâce d’une secrète investiture, d’une mystérieuse ordination, en vertu de quoi il aurait, par un cérémonial mystique, le héraut et le sauveur du peuple. Il a accepté la totalité de l’héritage de la France (dont le désastre de juin 1940 ne constitue pas la part la plus lourde), et depuis lors il assume, avec une distance, un naturel, une simplicité également admirables, la fonction magistrale la plus glorieuse et la plus dangereuse, qui fait de lui le chef, le prophète et le sauveur de la nation.

Depuis lors, tous les Français ont accepté avec enthousiasme le choix du sort, et le général est devenu l’élu du peuple après avoir été l’élu du Destin. Par lui, la politique est remontée à sa source mystique ; la volonté profonde du peuple qu’il ne faut pas confondre avec les remous éphémères des mouvements de l’opinion et qui est l’affleurement pour le temps de sa vocation surnaturelle, retrouve son assiette et son élan dans le mouvement de l’Histoire.

Il fallait beaucoup plus que de l’intelligence, beaucoup plus que de la volonté. Il fallait une sorte d’instinct plus clair et plus pénétrant que l’intelligence la plus lucide. Et sans doute le général de Gaulle ne se décide-t-il pas sans le secours de l’analyse des faits : on le voit bien au souci de rigueur que manifestent ses discours où le développement logique de la pensée suit une ligne de crête idéale que rien n’indique sur la trame confuse des événements.

L’Intuition du vrai anticipe la connaissance et la certitude, et dans l’intervalle qui les sépare, l’esprit prend sa décision. Le général de Gaulle sait et sent ce qui a compté dans le passé, ce qui compte aujourd’hui, ce qui est essentiel, ce qui laboure le réel et ensemence le futur. Là est peut-être le secret de son extraordinaire sérénité, fondée sur une foi ardente dans la vérité et dans le bien-fondé d’une position spirituelle occupée une fois pour toutes. Les événements peuvent changer, le monde peut être pris de folie et danser la danse de Saint-Guy, qu’importe ! La direction générale où la France est engagé demeure invariable. Mais qui l’assure de cette direction ? Une vertu, rare entre les plus rares : le sens du sacré, l’intuition mystique de la réalité française, de son identité permanente sous les formes multiples qu’elle revêt.

C’est pourquoi lorsque Charles de Gaulle parle, c’est la France elle-même qui parle, dans son plus clair et plus noble langage.

Jean Amrouche, in Rafales, n° 1 du 23/3/1944.

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