Jeudi 21 juin 2018
Juin, le mois de Matoub Lounès
L’Algérie sortira de son isolement le jour où, en ayant terminé avec la haine, les insultes et les fioles d’acide, elle acceptera d’accueillir sur les terrasses de ses bistrots de joyeuses bandes telles que celle figurant sur la photo qui illustre cette chronique.
Ils ont entre soixante et quatre-vingt-dix ans, ils sont fringants, farceurs et plein d’entrain. Ils sont installés là à la terrasse du café des sports d’Evron, une ville d’à peine neuf mille habitants. Ils ne dérangent personne. La veille, ils étaient devant leurs écrans de télévisions pour suivre les matchs du jour. Je ne les ai pas entendus parler de la mercuriale des fruits et légumes ou du prix du mouton de l’aïd à venir. Pas plus que des 14 milliards de centimes que coûte le hadj aux Algériens, chaque année. Non. Ils ne commentaient pas, non plus, les dernières déclarations de Marine Le Pen sur « l’immigrationnisme » supposé de Macron.
Ils sont là pour taper l’apéro et rire de quelques futilités vitales. En Algérie, comme tout le monde le sait, on a banni l’apéro et on affectionne, par dessus tout, parler des choses de la mort. Les bistrots, ces lieux de vie innombrables dans les capitales du monde entier aussi diverses que le sont les cultures des peuples qui y vivent, ont été tout bonnement mis à mort dans notre pays. L’Algérie, devenue un informe et immense bazar, a offert ses rues, ses veines aux kebabs, cyber et épiceries. Ses trottoirs débordent de fardeaux d’eau et de jerrycans en plastique.
Ce pays qui possédait les plus belles brasseries du monde avec celles de Saint Germain à Paris, s’est suicidé. Il s’est livré pieds et poings liés aux islamistes et après lui avoir donné 200 000 de ses enfants, il a accepté de lui céder les clés de ses villes. Ils en ont gommé toute trace de l’histoire de ce peuple et de sa terre.
Saint Germain, justement. C’est là qu’a été ouvert, au 13 rue de l’ancienne Comédie, le Procope en 1686. Il a été fondé par Francesco Procopio Del Cotteli, un migrant italien. Encore un fait d’histoire à faire s’étrangler la Marine ! C’est à une de ses tables que Benjamin Franklin a rédigé les premiers paraphes de la constitution américaine.
Cette Amérique qui, tout en construisant un mur pour séparer les deux pays, s’apprête à coorganiser le mondial 2026 avec le Mexique.
Le Procope a accueilli La Fontaine et Racine. Ils y dinaient aux chandelles. Il a accueilli Diderot et d’Alembert qui ont lancé l’encyclopédie. Beaumarchais, Voltaire, Verlaine, Hugo, Balzac, Nerval, Musset… Tout le gotha de la littérature et des arts y est passé. Ainsi que les politiques. Gambetta y avait sa table. Pendant la révolution française, Robespierre, Danton ou Marat en avaient fait leur quartier général.
Les murs de ce café-musée parlent. Ceux d’Alger sont muets depuis longtemps. Les portes et portails des immeubles de notre belle cité ont été rognés par les mains dévastatrices de nos concitoyens sevrés de culture par l’école algérienne.
Ces portes d’immeubles étaient de vraies œuvres d’art comme l’étaient les statuettes qui ornaient les halls, les corniches des batisses qui font face à la mer ou les vestiges floraux légués par les pieds-noirs…
Les colons, partis avec leurs seules valises, nous ont légués, en plus des rivières de sang, quelques stades, des ballons de football, un championnat…
Il nous reste une équipe nationale composite, totalement artificielle et en aucun cas représentative des championnats nationaux. Une équipe qui, certes, accomplit parfois des miracles lorsque les pétro-dollars et un peu de nif l’accompagnent mais ne peut, malheureusement pas masquer le foutoir dans lequel on a mis le football algérien.
Formidable exutoire, le football, capable d’embraser des populations entières, nous a laissé cette fois sur le quai. Comment être passionné par cette édition russe alors que résignés à ne pas y être, nous nous étions résolus à danser au rythme des victoires de nos voisins marocains, tunisiens, égyptiens et de nos frères continentaux nigérians et sénégalais ? A ce jour, seuls ces derniers ont réussi à semer quelques étoiles dans nos yeux de supporters frustrés.
Du coup, même le football ne jouant plus son rôle de pansement, toutes nos blessures se rouvrent. Nos plaies refont surface.
Revoici Ouyahia et le cabinet noir.
Revoici l’APN et le sénat, ces boîtes à rythmes désaccordées. Revoilà Ferhat Mehenni et sa « force contrainte », son appel à la foire d’empoigne. A la guerre.
Revoilà, encore et toujours Matoub Lounès, le symbole absolu de la sauvagerie qui s’est installée dans mon pays. Nous sommes en juin. Le 25 de ce mois marquera le 20éme anniversaire de son assassinat à quelques centaines de mètres de Thala Bounane, sur le chemin menant à son village de Taourirt Moussa, chez les Ath-Douala. Tombé dans un guet-apens tendu par des présumés terroristes islamistes, sa voiture a été criblée de 72 balles. Sa mort avait alors plongé la Kabylie dans de longues semaines quasi insurrectionnelles.
Trois années plus tard, Massinissa Guermah tombera, scié par une rafale de fusil mitrailleur, dans les locaux de la gendarmerie de Beni-Douala, la commune de Lounès. Ses chants rythmeront durant des mois, la révolte qui suivra l’exécution du lycéen Massinissa. « Le printemps noir », c’est ainsi qu’on baptisera la volcanique colère qui se déclenchera en Kabylie, emportera 126 jeunes innocents et en laissera des milliers, sur le carreau. Handicapés à vie.
Ce vendredi 22 juin, à partir de 19 heures, un hommage lui sera rendu par myriade d’artistes dont Oulahlou, Aki D, Domrane, Zeddek… Au Bataclan. Le lieu n’a certainement pas été choisi, par hasard, par l’association « Matoub Lounas mémoire et transmission » fondée par Nadia, sa femme et ses amis.
Le 13 novembre 2015, 1 500 personnes assistaient au concert du groupe de rock américain Eagles of Death orsque trois djihadistes se réclamant de Daesh ouvrent le feu sur le public. Bilan : plus de 90 morts. Des centaines de blessés. L’hommage à Matoub se veut une célébration du martyre des victimes de l’hydre islamiste.
Matoub Lounès a été assassiné 17 jours avant que Zidane ne soulève le trophée du premier mondial français à Saint-Denis.
Le foot n’est pas si loin de la musique. La preuve, ce 13 novembre, le Stade de France aussi a été attaqué. Place à la mémoire.
Le foot attendra.