J’ai toujours été stupéfait par l’affirmation selon laquelle la Tunisie a de profondes racines démocratiques, pacifiques, ouvertes aux droits des femmes et autres chimères.
Ce fut la fantasque image que même les démocrates algériens ont longtemps nourrie. Une incroyable cécité envers le voisin tunisien qui était jalousé, évoqué en des termes élogieux et porté au firmament de l’exemple à atteindre.
Et dans ce tableau à la Cendrillon, le héros de la nation tunisienne, le phare de l’ouverture d’esprit et de la douceur des mœurs, le Président Habib Bourguiba.
J’exagère ? Hélas non, cette image totalement construite et fantasmée du régime politique tunisien a été véhiculée depuis le temps de Boumédiene.
Aujourd’hui on considère, comme par apparition spontanée, que la tradition démocratique tunisienne serait bafouée par les agissements et les lois liberticides de l’actuel Président.
Examinons la brochette des grands démocrates qui ont bâti une si fantastique et unique démocratie dans le monde arabe.
Habib Bourguiba, le « despote éclairé »
Ceux qui ne s’en souviennent pas, c’est ainsi qu’il était appelé. Un « despote éclairé » est un oxymore aussi ridicule que « le feu froid » ou « un gentil assassin ». Un despote éclairé est d’abord un despote même si le mot est suivi de tous les qualificatifs possibles
Habib Bourguiba était de la race des très nombreux dictateurs du monde arabe qui avaient émergé avec le mouvement de décolonisation. Sa gloire venait du mythe du héros de l’indépendance qui, comme les autres, avait immédiatement compris que la dictature serait le meilleur moyen de rester au pouvoir et de verrouiller tout ce qui peut le menacer.
Bourguiba avait été autant féroce que les autres despotes du monde arabe, il avait incarcéré à volonté et mis au pas le système politique et administratif du pays.
On le crédite de grandes réformes progressistes et laïcisantes. Et alors ? Un nombre important de dictateurs ont forgé leurs puissances en écartant la religion. Les pays communistes ont pourtant massacré des dizaines de millions de personnes. Castro, Mao ou Staline avaient eux aussi promu un système social et éducatif de grande envergure. Bourguiba, comme tous les autres despotes, avait fait tout cela pour la prétention de construire une modernité qui le mettait dans une stature du « Petit père de la nation ».
Ce personnage avait cultivé un vaste culte de la personnalité. Son portrait était partout, sa légende racontée dans tous les discours et l’histoire réécrite à sa gloire. Pendant très longtemps la croyance d’une très haute instruction et d’une intelligence hors norme fut colportée, un mensonge aussi ridicule que celui de la légende de la dynastie des Kim en Corée du Nord.
Habib Bourguiba fut un populiste qui s’enivrait de l’acclamation des foules. Il fut un clown, célèbre pour ses plaisanteries, emportements délirants et vulgarité populaire. Dans tous les pays que visitait cet homme fantasque, la population attendait une facétie, une pitrerie ou un geste hilarant.
Et dans toute cette histoire légendaire grotesque, il manquait à son mur de gloire, au même titre que tous les dictateurs, de réviser la constitution pour instituer une présidence à vie.
C’est à s’arracher les cheveux et désespérer des chances qu’ont nos pays d’être un jour des démocraties tant ils magnifient les régimes despotiques sous le couvert d’une profonde tradition humaniste de leurs peuples. Passons maintenant au second despote de cette légende tunisienne.
Ben Ali, martial et corrompu
Il fut général, c’est un atout sérieux pour un avenir prometteur de grand démocrate dans nos pays. Et comme les dictateurs qui n’ont pas cette chance d’être élevé au rang des héroïques libérateurs du pays, il lui fallait un baptême par la trahison du maître et la lourde corruption.
Le leader fut aussi acclamé par les foules car dans toutes les grandes démocraties, un despote libère le peuple de l’affreux despote qu’il a renversé. Comme il n’avait pas le charisme clownesque de son prédécesseur, il devait compenser ce handicap par la prise en main féroce et policière du pays.
Et comme tout dictateur qui a délivré le pays de l’ancien dictateur, il était lui-même menacé de la versatilité des foules et de l’échafaud. Ben Ali a dû fuir comme un voleur de poules et se réfugier auprès d’un autre grand démocrate arabe. Ils ont tous la fibre familiale entre gens de même éducation.
Rached Ghannouchi, le dictateur théocrate
Lui aussi devait trouver son chemin car il était le rescapé des ténèbres de la transition où tout était à saisir. Il n’est pas un dictateur de la première heure et a dû faire face à une très grande hostilité de la majorité des Tunisiens.
Les peuples du monde arabe n’aiment pas les leaders qui n’ont pas la dimension et le charisme despotique. Il fut donc au départ un dictateur par défaut et a dû naviguer entre plusieurs coups de force. Ghannouchi était le chef du parti d’opposition islamiste Ennahda. C’est lui qui fut à l’origine de l’explosion islamiste même si cette plaie était déjà présente dans la société
Voilà l’origine nobiliaire de ce tyran. Il dira que si l’Islam politique était éradiqué en Tunisie ce serait la porte ouverte à la guerre civile. La Tunisie renforce ainsi sa légende de pays à racine démocratique et progressiste.
Mais comme l’alternance politique dans les dictatures se fait par l’assassinat, l’exil ou l’incarcération, il fut condamné à trois années de prison.
Kaïs Saïed, un dictateur en mission provisoire
Enseignant le droit, et notamment le droit constitutionnel, Kaïs Saied fait de son intégrité la base légitimaire de son accession provisoire au pouvoir. Il était même étonné de ne pas être aimé par le peuple car il n’a pas eu droit à l’acclamation délirante des foules. Son pouvoir devait être provisoire.
Dans son esprit, puisqu’il ne cessait de le répéter, il ne se voyait pas dictateur mais un sauveur qui devait mettre de l’ordre dans une période intérimaire. Nous savons ce qu’il en est aujourd’hui. Ce professeur de droit a vite compris les mécanismes despotiques et il en use comme tous ses prédécesseurs.
Inutile de rappeler au lecteur les actions liberticides de ce nouveau despote, elles sont quotidiennement relatées dans les médias. Tout ce que peut faire un dictateur est dans sa panoplie, menace envers les opposants, lois liberticides, arrestations par charrettes entières et autres festivités.
Alors, lorsqu’on me dit que les opinions internationales se désespèrent que ce pays à longue tradition démocratique et libérale s’enfonce dans le pire, je suis atterré. C’est faire preuve d’une grande crédulité pour ceux qui ne connaissent pas l’histoire de la Tunisie et c’est faire preuve d’un aveuglement coupable pour ceux qui en connaissent la dictature depuis l’indépendance.
Il y a un autre argument que m’opposent beaucoup en tendant un bâton avec lequel je peux les battre. Ils me rappellent que le premier foyer du Printemps arabe fut en Tunisie. Je réponds toujours par cette réplique « c’est étrange que ce peuple dont on nous vente une profonde nature démocrate et d’ouverture sociétale puisse être le premier à se révolter contre la tyrannie de ceux qu’ils ont élus et acclamés avec délire ».
Non, le peuple tunisien est le même que dans toutes les dictatures du monde arabo-musulman. Il est intimement intégré dans ce vaste désastre qui opprime les peuples. Ce désastre, la majorité du peuple tunisien en souffre mais en est aussi le plus grand responsable.
Bien entendu, pris individuellement, les êtres humains sont merveilleux, il en est de même pour nos frères et voisins tunisiens. Mais pour le régime politique qui constitue leur émanation globale, je les plains autant que je les condamne.
La démocratie tunisienne est un fantasme aussi fascinant que les plaines verdoyantes et le miel divin du paradis promis aux musulmans.
Boumediene Sid Lakhdar