La polémique était née de longue date mais l’approche du Prix Goncourt semble exacerber les critiques assez violentes envers Kamel Daoud. L’écrivain est l’objet d’une exécration par une grande partie de la population résident en Algérie. Même si elle est beaucoup plus limitée en France, son évolution est de plus en plus sonore.
Je ne suis ni un adorateur ni ne crie avec les loups. Je veux tout simplement comprendre et essayer de confronter mon opinion personnelle avec les éléments qui ressortent des écrits, des discours et du comportement médiatique de Kamel Daoud.
Il faut immédiatement fixer deux préalables lorsqu’on ose parler d’un écrivain algérien à succès sans en être fasciné. Le premier est qu’un écrivain, quelle que soit sa notoriété, ne peut être dispensé d’une critique sur la qualité de son œuvre ou de son peu d’intérêt. Ce n’est pas mon propos dans cet article, mon sentiment restera dans le profond de ma pensée.
Le second préalable est que tout auteur qui lie ses écrits à d’autres champs que la littérature s’expose à une critique sur le terrain où il s’est volontairement placé. Kamel Daoud, par ses thèmes choisis comme par ses discours se place résolument dans le débat politique.
Je suis ainsi légitimé par un droit de l’interpeler par une opinion qui se voudra assez respectueuse, équilibrée mais certainement pas retenue dans sa très forte critique. Je parlerai souvent à la première personne car je lui oppose ma propre pensée.
Du piège à l’erreur
Dès l’oral du concours d’entrée en septembre 1975, l’examinateur m’avait dit « Vous vous appelez Boumédiene, je suppose que vous êtes algérien ». Puis il enchaîne « alors, un sujet approprié à votre personne, vous aller me traiter le thème suivant, la IVème république et la politique algérienne de Guy Mollet, institutions, faits historiques et débat politique ».
Certes, il était difficile d’y échapper dans un Institut d’Études Politiques mais j’avais compris que j’allais être confronté à ce piège tout au long de ma vie en France. Il fallait avoir une grande vigilance pour éviter un développement qui puisse m’entraîner dans une analyse sentimentale et surtout d’avoir la croyance de tout savoir sur le sujet historique et politique de l’Algérie.
Nous sommes tous fiers de notre pays natal mais il faut mettre une paroi étanche entre votre origine et la vie en France. Il ne faut donc pas l’occulter mais prendre garde qu’on ne vous enferme pas dans le rôle de « l’Algérien du groupe ». Vous serez alors identifiés comme une personne n’ayant ni légitimité ni compétence à entrer dans d’autres réflexions que celles issues de votre origine.
Kamel Daoud ne devait jamais tomber dans ce piège et il y est tombé des deux pieds. C’est vrai qu’il n’était pas venu comme un anonyme que j’étais mais avec une notoriété déjà établie. La prudence se devait d’être encore plus grande pour ne pas se laisser piéger dans l’impasse qui l’attendait en tant qu’intellectuel algérien.
Jamais il ne pourra s’en dépêtrer et il ne saura jamais si l’engouement du public vient de la très grande qualité de ses romans ou de l’attirance du bruit médiatique à son égard pour un auteur qui vient les réconforter sur l’opinion qu’ils ont de l’Algérie.
Et c’est cela le piège dans lequel s’est engouffré Kamel Daoud. Il sera indéfiniment coincé entre deux impératifs, confirmer la qualité des écrits au niveau attendu (si elle existe réellement) ou surenchérir sur le discours afin qu’il soit toujours au centre des attentions.
La caution de l’intellectuel et la fuite en avant
Les médias et le public français ont trouvé l’intellectuel algérien, comme deux autres, qu’il leur fallait pour cautionner le sentiment profond de beaucoup envers l’Algérie. Surtout à un moment où la radicalité de la droite n’est plus marginale.
Il est adulé et porté au sommet de ce qui est considéré être le discours de vérité qui s’oppose à celui de l’obscurantisme de l’Islam. Kamel Daoud doit en donner davantage, il faut qu’il soit partout, écrivain, chroniqueur et se montrer le plus souvent possible dans les médias pour maintenir sa notoriété.
Il n’est pas exclu qu’il remporte encore des Prix prestigieux. Mais un cercle infernal s’est déjà enclenché. Il s’est enfermé dans le choix d’une seule thématique, celle que son public veut lire et entendre.
Sera-t-il capable d’en sortir et que le public le suive dans d’autres horizons de création littéraire ? L’avenir le dira. En attendant, il sombre de plus en plus dans une zone dangereuse.
L’affaire est encore plus difficile qu’elle ne l’était auparavant pour au moins deux raisons. La baisse de la lecture est vertigineuse, comme partout dans le monde et les médias ne proposent plus d’émissions aussi mythiques que celle de Bernard Pivot.
Elle avait un double avantage, celui de l’heure de grande écoute dans un paysage audio-visuel encore restreint dans le nombre de chaînes et la virtuosité d’un présentateur qui pouvait concilier l’approche littéraire de qualité avec celle d’un attrait pour le grand public.
Kamel Daoud est dans une France qui ne permet la résonance littéraire que par le bruit médiatique et la communication commerciale. Il n’est connu que par les lecteurs de ses livres et les nombreuses chroniques qu’il écrit.
L’atteinte d’un très large auditoire ne passe donc plus par les livres des auteurs mais par l’intermédiaire des médias bruyants pour lesquels seule la popularité compte. C’est pour la plupart du temps ce que retiendra la grande masse du public. On lui a dit que Kamel Daoud était un grand écrivain et qu’il était le symbole de la lutte contre l’islamisme.
Cela suffit pour que ce grand public soit persuadé qu’il est un grand écrivain et un grand opposant à l’Islam. Peut-être l’est-il réellement mais j’avais dit que je n’entrais pas dans cette considération. Comment alors faire la part des choses entre l’achat compulsif pour les idées politiques de l’écrivain ou pour la très grande qualité de ses romans ?
Kamel Daoud ne risque pas d’être piégé, il l’est déjà jusqu’au cou. Il s’est condamné à perpétuellement entretenir la machine médiatique et surenchérir encore plus fort à chaque fois. Ces derniers temps la fuite en avant est considérable, tiendra-t-il la distance pour nourrir l’attrait de ses livres par la médiatisation ou inversement ?
Tout le monde n’est pas Jean-Paul Sartre, Alexandre Soljenitsyne, Victor Hugo ou Milan Kundera pour créer une unité cohérente entre le combat politique courageux et la haute littérature. Si personne n’insulte l’avenir ni les capacités de Kamal Daoud, il faudra qu’il sorte de sa zone de confort et prouver ses talents autrement que par le rabâchage de la même thématique de la lutte contre l’Islam.
Quels que soient ses écrits dans la presse, à tout moment et pour n’importe quelle actualité du moment, Kamel Daoud revient sur le même discours. C’est tout de même un peu court et le carburant médiatique finira bien par se consumer un jour.
Car à ce moment-là, sans l’appui de son image militante, qu’il devra se confronter à la sortie d’un nombre importants de livres qui se concurrencent dans un combat très sélectif lors des rentrées littéraires. Est-il capable d’écrire autre chose ou aura-t-il le talent de s’engouffrer dans les livres à répétition, presque photocopiés par leurs clichés et qu’on appelle des « romans de gare » ?
Pour cette seconde option, saura-t-il le faire sur un créneau déjà occupé par un autre écrivain algérien à succès ? Peut-être oui, peut-être non, ce sera son défi personnel s’il veut un jour trouver une porte de sortie de l’impasse.
Un positionnement politique très ambigu
De Kamel Daoud le public veut un spectacle, un combat épique entre l’intellectuel algérien et l’Islam. La fuite en avant que nous venons de présenter commence à le mener vers des horizons beaucoup plus dangereux que la limite de son succès qu’il doit nourrir constamment.
Une dérive vers des terres qui ressemblent de plus en plus à celles de l’extrême droite française. J’avais toujours écarté cette critique si soutenue envers lui, il y a aujourd’hui peu de chance que je la rejette.
Kamel Daoud reprend toutes les thématiques extrémistes y compris, c’est drôle, son insistance à nous prouver qu’il n’est pas communiste. Il n’arrête pas de fustiger le Nouveau parti populaire, ce qui est son droit, je le fais moi-même, mais pour Kamel Daoud il y a une obsession à le faire comme pour tout ce qui concerne les mouvements que d’autres appellent le wokisme.
Il se présente lui-même comme un opposant à l’idée négative du colonialisme. C’est absolument sa liberté de le déclarer mais nous sommes très loin du seul statut d’écrivain.
Nous assistons à un déversement d’élucubrations, dans tous ses écrits et ses interventions. Si Kamel Daoud veut me convaincre qu’il n’a pas définitivement épousé les thématiques de l’extrême droite, il fait tout pour le contraire.
Il était inévitable qu’il ne se compromette pas en s’approchant de la sphère Bolloré. Une descente inéluctable vers des ténèbres d’où il est très difficile de revenir.
Pourtant, sa pensée originelle n’était pas loin de la mienne
Il n’y a pas un seul moment de ma vie où je n’ai pas fustigé le régime militaire et l’Islam, leur barbarie et leur tyrannie. Depuis l’adolescence, j’en suis éreinté, je livre ce combat pour dénoncer cette société entièrement fabriquée par le régime en place afin qu’il maîtrise les esprits et obtient une soumission volontaire à bon compte.
Kamel Daoud avait tenu des propos qui ne laissent pas l’espace d’un papier à cigarette entre sa position et la mienne. Il les avait exposés avec un courage certain qu’il faut reconnaître mais il faut rappeler également qu’il avait le privilège d’avoir une tribune par son ancien journal.
Ses paroles étaient d’une clarté absolue lorsqu’il dénonçait le discours islamiste, particulièrement envers les femmes pour lesquelles il avait constamment pris la défense.
L’essentiel était parfaitement compatible avec ma pensée et mes positions. Mais alors, que s’est-il passé pour en arriver à une divergence tellement profonde avec lui ? Ce militantisme flamboyant n’était pas aussi pur qu’il ne paraissait ?
Malgré mes propos féroces envers le régime algérien et l’Islam, je n’ai jamais en quatre décennies dit ou écrit mes opinions ailleurs que dans des médias ou associations algériens.
Je suis en parfaite légitimité car je le fais auprès des miens sans donner l’ombre d’une accroche à la récupération au profit de l’extrême droite.
Kamel Daoud ne s’est pas seulement éloigné de ma position, il lui tourne le dos.
La mauvaise conscience doit être silencieuse
Pour ce dernier point d’analyse j’ai toujours été prudent parce que c’est une accusation largement diffusée mais à laquelle je ne peux donner confirmation.
Kamel Daoud aurait-il à faire oublier ses errements passés avec la mouvance islamiste, ce qui expliquerait le zèle et l’acharnement à le combattre ? La mauvaise conscience ne doit-elle pas être silencieuse pour se faire oublier comme il est logique de le penser ?
J’en parle pourtant parce que j’ai lu récemment une réponse de lui pour contredire ses détracteurs. Il n’aurait pas eu le projet d’entrer dans la mouvance religieuse dans sa jeunesse mais avait été curieux de connaître la pensée soufiste.
C’est tout de même étonnant que celui qui prétend avoir toujours combattu l’Islam nous avoue qu’il en a été jusqu’à la fascination de ses mystiques. Même comme déviance par un péché de jeunesse, il nous est tout de même important de le savoir.
Nous ne le répéterons surtout pas à ses très nombreux fans qui croient qu’il était né avec le sabre du combattant anti-islamique entre les mains. Les malheureux, ils en attraperaient une crise d’apoplexie.
Dans notre jeunesse nous n’avions jamais cessé de défendre notre athéisme, bien longtemps avant la naissance de l’écrivain algérien, et rejeté tout ce qui nous était vendu comme un accès de formation intellectuelle du mystique.
Mais nous n’avons jamais eu de talent pour essayer de faire oublier notre athéisme par une fuite en avant en nous enrôlant chez les frères musulmans.
Tout cela est un énorme gâchis car nous aurions pu partager ensemble, nous tous, un beau combat militant contre les forces tyranniques et obscures. Mais la lumière de la notoriété est souvent aveuglante.
Sid Lakhdar Boumediene