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La colonisation de l’Algérie : critiques et indignations outre-Manche

« Il est très utile que tout cela se sache aujourd’hui », réaffirmait Henri Alleg en 2001 à Gilles Martin lors de la préparation de la troisième édition de son célèbre pamphlet contre la torture pratiquée par l’armée française en Algérie.

Plus de soixante ans après, « La Question » revient sur la scène politico-médiatique et Gilles Martin avait pris là une courageuse décision dans le contexte international de l’après 11 Septembre2001, en republiant cet ouvrage sulfureux et autobiographique dont la publication originelle chez les éditions de Minuit remonte au 12 février 1958.

Pardonner mais ne pas oublier, le devoir de mémoire, aussi douloureux soit-il depuis les deux rives de la Méditerranée, n’est-il pas à ce prix ? De ce fait, l’étude des dérapages et crimes perpétrés par l’armée d’Afrique (1) dès le début de l’invasion française contre Alger se révèle indispensable pour comprendre non seulement les temps longs de la présence française en Algérie, mais aussi pour proposer une orientation plus rationnelle de l’occupation française en Algérie et de ce fait une étude rationnelle de ce chapitre d’une histoire commune.

En effet, si les actes de torture font d’abord référence aux pratiques d’interrogatoire infligées aux Algériens de 1954-1962, ils s’inscrivent malheureusement dans une longue tradition sanglante comme le confirme les premiers témoignages des officiers de l’Armée d’Afrique. Dès lors, son recours est à replacer dans le temps long de l’histoire coloniale, notamment au regard des techniques de guerre mise en œuvre par l’armée française dès les premières années de l’occupation de l’ex-Régence barbaresque.

Une étude aussi objective que dépassionnée des sources militaires démontre que nous sommes là face à un fait récurrent – l’utilisation de la torture comme « arme conventionnelle »-, loin du simple dérapage ou de sa réduction à un épiphénomène.

Les carnets militaires sont à ce sujet on ne peut plus explicites. Mais, aussi révoltant soient-ils, toute approche analytique digne de ce nom -dans l’optique d’une reconnaissance des crimes et réconciliation entre les deux nations- doit dépasser les passions voire l’aveuglement émotionnel pour restituer la complexité de l’histoire quand bien même du point de vue des vainqueurs, des voyageurs, hommes de lettres et politiques britanniques ainsi que des intellectuels de la régence d’Alger.

A l’horizon du bicentenaire de la prise d’Alger (1830-2030), un certain renouveau historiographique, aussi salutaire qu’indispensable, porté par de nouvelles générations de chercheurs et historiens, fait le pari risqué mais salvateur de ré-explorer cette aube tragique de l’établissement français en Algérie.

Ainsi, comment ne pas voir ce continuum entre d’une part, les exactions inaugurales d’une armée aux prétentions civilisatrices affichées et les exécutions sommaires, la torture encouragée par un État-major français et mise à nu par Henry Alleg d’autre part ?

Comment expliquer l’assurance d’un Aussaresses, d’un Massu, d’un Bigeard sinon par la barbarie originelle et « décomplexée » des premiers responsables militaires ? Nous nous contenterons de citer, de triste mémoire, Lamoricière et Saint-Arnaud (2). Les procédés de la première pacification de l’Algérie se sont toujours drapées de vertus et de bon sentiments ; l’arsenal des Lumières – liberté, progrès, civilisation – contrastant singulièrement avec l’effrayante sauvagerie commise sans vergogne contre un peuple qui n’avait aucune intention de céder son territoire et cela depuis l’arrivée des troupes de De Bourmont à la rade d’Alger. Bien avant les massacres du XXe siècle, – nous nous référons plus particulièrement à ceux de Sétif, Guelma et Kherrata -, les populations d’Alger ont connu bien des atrocités depuis les prémices de l’administration coloniale, collectivement et individuellement.

Fort heureusement, des Français qui s’auto-proclamaient « anti-colonistes » hier (aujourd’hui on dirait « anti-colonialistes »ou « décoloniaux»), ne tardèrent pas à s’élever contre les exactions de l’armée d’Afrique en terre d’Alger depuis la capitulation du 5 juillet 1830. Dans Mélanges philosophique paru en (1833), une belle âme, Théodore Jouffroy (3) se livre à un réquisitoire sans concession et rend compte de l’âpreté des débats parlementaires en France concernant le maintien ou non de l’occupation d’Alger.

Côté natifs, on rappellera le célèbre Miroir de Hamdan Khodja(4). Premier manifeste patriotique, il déposa dès 1833 un mémoire dénonçant les abus français, à l’instar de Henry Alleg, devant la commission d’Afrique, créée pour enquêter sur la situation en Algérie.

À travers le Miroir, Hamdan Khodja lance un appel vibrant et solennel au nouveau roi de France Louis Philippe, qui accède au trône après les Trois glorieuses de juillet 1830, afin d’évacuer la ville d’Alger et de restituer les biens spoliés à ses habitants. Ainsi, il devint d’après le témoignage d’Assia Djebar dans son roman So Vast the Prison publié en 1995, le premier essayiste de la question d’Alger.

En outre, il a aussi formulé son vœu auprès de Constantinople pour secourir les fidèles de la régence d’Alger. Le Miroir est alors un ouvrage qui a permis de lancer à Paris le concept de « la résistance-dialogue » pour qu’à nouveau soit rétablie une régence sous la suzeraineté ottomane dont Ahmed bey, dernier bey de Constantine, était supposé être le nouveau dey.

Mais c’est depuis Londres que retentit un audacieux « Appel en faveur d’Alger et de l’Afrique du Nord » par un certain Saxe Bannister (5), appel solennel et original adressé à la France afin qu’elle quitte Alger parce que les massacres de masses perpétrés au nom de la chrétienté lui sont insupportables et parce que le prétexte d’en finir avec  la « piraterie » barbaresque ne tient plus.

Dans son récit, Saxe Bannister insiste sur les premiers dérapages du commandant de l’armée d’Afrique qui n’est que la violation des actes de la capitulation d’Alger signée le 5 juillet 1830. En effet, les capitulation ne concernait que la ville d’Alger. Hormis, quelques semaines plus tard, l’armée d’Afrique s’est lancée dans une conquête des villes voisines avant de globaliser son entreprise sur tout le territoire algérien.

On le voit, les « dérapages » de l’armée coloniale ne se résument pas seulement aux années de la guerre d’indépendance (1954-1962). Une fois que le dernier dey d’Alger signa la capitulation, et en dépit du discours officiel, De Bourmont se lance ni plus ni moins dans une guerre d’extermination pour soumettre les populations, en contradiction avec les assurances faites aux puissances européennes quant au caractère « libéral » et provisoire de l’expédition. Cette promesse que firent Charles X et son ministre Polignac aux puissances européennes et Etats chrétiens de l’intention du Roi de France de quitter Alger dans les plus brefs délais.

Cette période inaugurale, parce que confisquée par l’historiographie coloniale, recèle de nombreuses sources, souvent minorées y compris en Algérie, notamment celles britanniques et américaines. Une étude basée sur les sources britanniques en particulier, prouve l’existence d’un consensus dans l’opinion européenne contre la politique coloniale française dès l’entame du blocus (1827-1830).

La presse britannique populaire en plein essor ne manque de propager les contradictions avec les méthodes civilisatrices, d’une France qui peine à réintégrer le concert des nations : où, massacres, destruction de villages, déracinement d’arbres fruitiers et abattage du cheptel ovin ou bovin, témoignent d’une cruauté qui choque l’opinion publique européenne en pleine mutation démocratique.

Le témoignage de Saxe Bannister évoqué plus haut est à ce titre un document exceptionnel. Le journal, The Times, rend compte presque quotidiennement des massacres commis en terre africaine et alimente la controverse autour de la politique coloniale française. Egalement, Letters From the South publié à Londres en 1837 par Thomas Campbell(6), est cet autre ouvrage qui fustige ouvertement la supercherie française et témoigne de la destruction de la ville d’Alger et du climat de peur qui a régné durant les premières années de l’occupation.

Les réactions britanniques face à la prise d’Alger s’élargissent dans le moment. La rue comme le parlement s’empare de la « question d’Alger » : de nombreuses voix remettent en cause la mission coloniale française au nom d’une certaine idée « progressiste » de la colonisation. Ainsi, se développe, outre-Manche, une littérature de dénonciation des méthodes de l’armée d’Afrique jusqu’à provoquer un long bras de fer diplomatique et politique entre Londres et Paris.

Dr. Mohand Ouali, historien angliciste

  1. Les troupes françaises envoyées pour conquérir Alger ont démarré leur mission coloniale à partir du port de Toulon au sud de la France. Le maréchal De Bourmont en fut le premier commandant en chef.
  2. Confirme Henri Alleg dans l’entretien accordé à Gilles Martin en 2001 sur « La question ». Voir. Henri Alleg, Retour sur la question: (Bruxelles : Aden, 2001), page 25. 3.
  3. Professeur de littérature, de philosophie et des sciences religieuses en Sorbonne, Theodore Jouffroy (1796-1842) était le disciple de Victor Cousin qui dirigeait l’école éclectique où Jouffroy développa au début du 19ème siècle la question psychologique.
  4. Homme de sérail et fidèle serviteur du dey, Hamdan Khodja (1773-1843) n’est que l’un des deux parlementaires dépêchés par le dey Hussein auprès de Bourmont afin de trouver un arrangement qui ferait épargner la chute d’Alger. Après son exil à Paris en 1833, il multiplia les rencontres et les demandes d’audience pour faire connaitre auprès des responsables français la réalité des agissements des troupes de l’armée d’Afrique à Alger.
  5. Premier ministre de la Justice de la colonie d’Australie et des Pays de Galles en 1826. Saxe Bannister (1790-1877) a écrit une critique sur le système colonial en 1830 intitulée Human Policy. Quelques années après, en 1833, il rédige l’ Appel en faveur d’Alger et de l’Afrique du Nord où il a remis en cause non seulement les atrocités commises contre les Natifs mais aussi la violation des accords de capitulations passés avec Alger.
  6. Poète écossais, Thomas Campbell (1777-1844) fut aussi un voyageur. Son passage en Algérie après le débarquement français lui a donné l’occasion d’être l’un des témoins des pratiques de l’armée d’Afrique à Alger. Quoique sa position reste ambiguë concernant le maintien de la colonisation, ses critiques quant aux massacres perpétrés par l’armée d’Afrique lui ont permis d’être l’une des personnalités étrangères les plus connues à Alger.

 

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