Mardi 30 juillet 2019
La démocratie de base en Algérie
Plus d’une fois, de la ville d’Oran ont surgi des initiatives très heureuses, jusqu’à étonner par leur originalité et leur utilité, jusqu’à devenir des exemples suivis dans le reste du pays. Citons deux qui me viennent à l’esprit : la musique raï et, pardon de me citer, l’emploi de la halga (cercle) traditionnelle comme scénographie de représentation théâtrale (1).
Agora
Depuis la bénie intifadha populaire inaugurée le 22 février 2019, Oran a vu surgir un Forum de discussion, en plein centre de la ville, sur la bien nommée place du 1er novembre (2). Durant le ramadhan, les réunions eurent lieu le soir, vers 22 heures ; après le ramadhan, ils ont lieu vers six heures de l’après-midi. Les rencontres sont quotidiennes, durent généralement deux heures. Les organisateurs mettent un microphone avec hauts-parleurs amplifiés pour écouter convenablement. Par chance, le trafic des véhicules n’est pas dérangeant.
Pas d’agents de police tout près du Forum. Tout au plus, un véhicule de ce service stationne discrètement au loin.
Au Forum, toute personne est invitée à intervenir pour exprimer ses opinions. La liberté de parole est totale, limitée uniquement par l’emploi d’un langage respectueux. Ce qui se réalise presque toujours de manière aisée, sans intervention du modérateur.
Durant les réunions auxquelles j’ai assisté, quelques barbus habillés de chemise longue saoudienne étaient présents ; leurs interventions respectaient les règles de convivialité, leur langage n’avait rien d’intégriste totalitaire mais reflétait un esprit démocratique. Durant mes discussions personnelles, j’ai constaté que kamis et sandales saoudiens, ainsi que barbe ne signifient pas automatiquement intégriste fasciste, mais au contraire, une personne réellement désireuse d’une Algérie authentiquement démocratique dans le sens populaire. Attention donc aux apparences et aux observations superficielles !
Les intervenant sont de diverses catégories sociales : chômeurs, travailleurs manuels, enseignants, avocats et autres ; de tous les âges, jeunes, adultes et chibani, des – comme on dit – « instruits » et des « pas instruits ». Outre les organisateurs, quelques personnes assistent et interviennent d’une manière régulière, au cours de réunions successives ; d’autres viennent les jours où leur activité le leur permet.
Les propos sont généralement courtois et clairs. Rarement, un intervenant se laisse échauffer par ses émotions. Je n’ai pas entendu un seul mot inconvenant. Parfois, un humour sain et très agréable allège les discussions. Certains passages d’intervenants sont applaudis par les assistants, en signe d’acquiescement et de soutien.
Les assemblées se concluent en se prolongeant par la constitution de petits groupes qui poursuivent leur discussion pendant plus d’une heure encore.
Les « bien-pensants » seraient totalement surpris, eux qui décrétèrent le peuple algérien gravement dépourvu de convenance et de convivialité sociales.
Université populaire
L’un des organisateurs du Forum, de profession avocat et ex-juge, fournit quand nécessaire des explications dans le domaine juridique en ce qui concerne les institutions du pays. Bien entendu, il parle non pas en français (très exceptionnellement) ou en arabe classique, mais en langage populaire. Ses exposés sont clairs, d’un langage simple mais précis, à la portée de tout un chacun. Et certains imposteurs, néo-colonialement aliénés, prétendent que le parler populaire, dans ce cas arabophone, – que j’appelle non pas darija, mais dziriya (3) – ne se prête pas aux concepts et aux nuances. Qu’ils se daignent d’aller assister au Forum !
Un 19 juin, ce ne furent pas les chars qui occupèrent le centre-ville à Alger (en 1965), cet autre 19 juin de l’année 2019, le Forum d’Oran accueillit un enseignant d’université, Rabah Lounissi. Il fit une conférence sur le « mouvement » citoyen. Absolument merveilleux !…(4) Un professeur d’université intervenant non pas dans un amphithéâtre universitaire mais sur une place publique, entouré non pas d’étudiants ou d’ « experts », mais de citoyens ordinaires, employant non pas la langue française mais celle arabe classique, toutefois simplifiée autant que possible. J’aurais préféré qu’il fasse l’effort de recourir uniquement sinon principalement à la langue du peuple. Oui, je le répète, le souligne et le démontre dans l’essai sur les langues auparavant mentionné, la langue populaire dziriya est capable d’exposé sur l’intifadha populaire actuelle !… Toutefois, la présence de cet intellectuel sur une place publique, parmi des membres du peuple, fut une excellente et exemplaire initiative. Professeur, permettez : encore un effort linguistique pour se rapprocher du peuple en sachant utiliser son propre langage. C’est possible ! L’intifadha populaire, c’est, aussi, mettre à l’honneur le langage du peuple.
Après l’exposé, des assistants formulèrent des questions auxquels le conférencier répondit.
Qui l’aurait imaginé en Algérie ?… Après tout ce que le peuple algérien a subi depuis le putsch militaire de l’été 1962. Oui ! J’avais personnellement des difficultés à croire à mes yeux et à mes oreilles, ainsi qu’à retenir mon émotion. Moi qui, en octobre 1968, avait lancé à Oran la halga comme forme théâtrale, l’avait concrétisée sur une place publique dans le quartier Al Hamri, voir, quasi cinquante années après, en 2019, une même halga, cette fois-ci haussée et élargie à des discussions démocratiques de citoyens sur leur pays, comment pouvais-je ne pas croire que je rêvais ? Comment ne pas être envahi d’une émotion au plus profond de l’être ? Comment ne pas être conscient de vivre des moments absolument exceptionnels, uniques, splendides dans ce pays de ma naissance, quitté en 1973, parce que trop humilié par la hogra oligarchique et ses harkis ?
Mais je n’étais pas surpris. L’apprentissage de l’histoire sociale enseigne que tout est possible, le pire et le meilleur. En Algérie, le pire commença juste après l’indépendance nationale, et le meilleur débuta le 22 février 2019. Espérons que ce meilleur continuera jusqu’à concrétiser les espoirs de ce peuple trop maltraité par une bande de mafieux masqués derrière le drapeau national et une « légitimité révolutionnaire » usurpée mais rentable en privilèges illégitimes.
Contre-révolution
Durant les multiples rassemblements du Forum auxquels j’assistais, une seule fois, une tentative essaya d’interrompre le bon déroulement des discussions. On ne sait pas exactement qui eut l’initiative de mettre sur la place du 1er Novembre des tentes pour une soit disant foire d’artisans. Immédiatement, à travers un réseau social, les partisans du Forum réagirent, en se rassemblant sur la place. Et les inopportunes tentes furent éliminées pacifiquement. Ainsi, le Forum poursuivit sa pacifique et très utile activité d’échanges libres d’opinions.
Rarement, un incident survient, par exemple le 20 juin. Un jeune ivrogne tient absolument à intervenir. La parole lui est donnée, bien que son ivresse l’empêche de respecter l’ordre d’intervention établi auparavant. « Khawa ! Khawa ! » (Frères ! Frères !) se limite-t-il à dire.
Une fois, le 20 juin, la sérénité des discussions fut un peu violemment, mais uniquement sur le plan verbal, interrompue par l’intervention d’un jeune. Il employa trop souvent le terme « zouaoui » pour indiquer les compatriotes kabyles. C’est qu’à cette rencontre, le débat se concentra trop sur l’intervention du chef d’État-major, au sujet de l’interdiction d’emblème autre que le drapeau national. Mais rapidement, les modérateurs et des assistants parvinrent à rétablir la sérénité et l’usage verbal adéquat : non pas « zouaoui » mais « amazighe ». Les échanges se sont poursuivis de manière fructueuse.
Après la mort du leader égyptien Morsi, membre de la secte des « Frères Musulmans », au Forum intervinrent quelques jeunes. Visiblement, ils semblaient faire partie de la même organisation. Ils exprimèrent librement leurs opinions sur la disparition de ce leader ; l’un des intervenants demanda même une prière pour le défunt, ce qui se réalisa.
Tout est possible !
Et tous les Tartuffes du monde – intéressés mais hypocrites – proclament que les peuples ne sont jamais préparés à la démocratie !
Pourtant, sur cette place centrale d’une ville algérienne, à Oran, des citoyens et citoyennes parlaient librement, en un langage convivial, généralement dans leur langue maternelle, à propos des maux dont sont victimes le peuple et l’Algérie, et des moyens de s’en affranchir pour établir une société libre, égalitaire et solidaire. On objecterait que si la liberté (« hourriya ») était toujours évoquée, par contre les deux autres termes ne l’étaient pas. Eh bien, non, ils l’étaient à la manière populaire : « khawa, khawa » n’est-ce pas l’égalité ? Et « ittihâd », « tadhâmoun », n’est-ce pas « solidarité » ?… Je suis curieux de savoir comment ce genre de Forum se déroule dans la partie amazighophone du pays, et avec l’emploi de quel langage.
Avant le 22 février 2019, avant les manifestations du vendredi et ce Forum d’Oran, des soit disant intellectuels se permettaient d’insulter le peuple algérien comme un ramassis de « tubes digestifs », de « populace », d’ « obsédés sexuels », d’ « aliénés obscurantistes religieux », etc. Déjà, alors, je démontrais l’ineptie arrogante et « élitiste » de telles allégations (5). L’intifadha populaire dans tout le pays, et le Forum public de discussion d’Oran montrent à quel point le peuple était simplement soumis à la peur et à la terreur de l’oligarchie dominatrice. Et qu’il a fallu à ce peuple endurcir au point de ne plus supporter, et donc d’occuper la rue en masse, dans toutes les villes du pays, à la surprise de tous les « bien-pensants », « théoriciens » et « analystes ». Ce phénomène populaire est le plus évident quand le processus socio-historique parvient à sa phase la plus intéressante : celle où les opprimés ne supportent plus leur asservissement, tandis que les oppresseurs ne sont plus capables de les dominer. On y est finalement en Algérie, en 2019, après quasi une soixantaine d’années de domination oligarchique autochtone, avatar de la précédente domination coloniale, ce que Rabah Lounissi démontra clairement.
Organisateurs.
Ce Forum fut lancé par un groupe de citoyens. Parmi eux un enseignant de langue arabe, une avocate et un avocat ancien-juge. Pour lancer la discussion, ce dernier fait un bref exposé sur le thème crucial du moment de l’intifadha populaire : problèmes et perspectives.
L’organisation des rencontres est excellente. L’intervention des présents est encouragée, convenablement conçue. Les candidats à intervenir demandent un billet que le modérateur leur délivre. Si un intervenant prolonge au-delà des minutes accordées de manière égale à tous, le modérateur le rappelle courtoisement à conclure, ce qui se fait convenablement.
L’interview de membres du groupe organisateurs (6) fournit davantage d’éclaircissements sur ce Forum. Ils m’ont déclaré que l’exemple du Forum d’Oran est imité dans d’autres villes du pays.
L’espoir est que le Forum du centre-ville soit suivi par le même genre de rassemblement dans tous les quartiers de la ville, notamment les plus défavorisés, plus exactement les plus exploités-opprimés. Certes, comme l’affirme l’un des organisateurs du Forum de la place du 1er novembre, il ne sera pas aisé d’organiser ce genre de réunions dans les quartiers populaires, pour de multiples motifs, le principal étant le conditionnement idéologique obscurantiste systématique des habitants. Mais il faut tenter, car l’intifadha populaire actuelle stimule tous les espoirs, y compis les « miracles ». Cette multiplication de Forums de discussion citoyenne, bien entendu, renforcerait celui du centre-ville.
L’autre espoir est que ce genre de Forum se généralise au pays tout entier, jusqu’au plus reculé village et douar, et même devienne une tradition ininterrompue. Notons en passant que ce genre de Forum est infiniment plus démocratique que la traditionnelle réunion des arches en Kabylie, car, alors, la parole n’est pas aux notables et aux hommes uniquement, mais aux citoyennes et citoyens sans distinction.
Même dans un pays authentiquement démocratique (où existerait-il actuellement ?), il est sain et utile pour la société toute entière que des citoyens puissent s’assembler librement sur un lieu public pour échanger pacifiquement leurs opinions sur la communauté nationale dont ils sont membres. L’interdire, c’est craindre le peuple, et la crainte du peuple provient de la conscience de l’opprimer pour l’exploiter. En effet, les assemblées démocratiques de base, auto-gérées, quelque soit le domaine d’activité et le lieu de réunion, sont la graine unique, – je dis bien unique -, d’où germe le plus beau des fruits sociaux : l’authentique démocratie. Elle consiste, ne cessons jamais de le préciser, dans la pratique collective de la trinité : liberté, égalité, solidarité au sein et entre les peuples de la planète. Existe-t-il meilleure voie pour le progrès civilisationnel de l’humanité ?
Kaddour Naïmi,
Email : xundao1@yahoo.com
Notes
(1) Voir « Éthique et esthétique au théâtre et alentours », « LIVRE 1 : EN ZONE DE TEMPÊTES », point « 6. Scénographie circulaire », librement disponible ici : https://www.editionselectronslibres-edizionielettroniliberi-maddah.com/ell-francais-theatre-oeuvres-ecrits%20sur%20theatre_ethique_esthetique_theatre_alentours.html
(2) Voir le documentaire vidéo dont ce texte est une présentation, in https://youtu.be/CZgiMergUX0
(3) Voir l’essai « Défense des langues populaires : le cas algérien », librement disponible ici : https://www.editionselectronslibres-edizionielettroniliberi-maddah.com/ell-francais-sociologie-oeuvres-defense_langues_populaires.html
(4) Voir la vidéo précédemment référencée en note 2
(5) Voir « Vers l’intifadha populaire en Algérie 2019 », librement disponible ici: https://www.editionselectronslibres-edizionielettroniliberi-maddah.com/ell-francais-sociologie-oeuvres-vers-intifadha-algerie-2019.html
(6) Voir la vidéo précédemment référencée en note 2.