Colloque international !? International sur l’affiche seulement : dans la salle, rien ne dépassait les frontières du ridicule. On y trouvait des “professeurs-docteurs” qu’on ne lit nulle part, des visages qu’on sort d’un tiroir chaque fois qu’il faut meubler une tribune.
L’université algérienne, avec ses gradés alignés, déploie son armée de titres : Professeurs, Docteurs, Maîtres assistants, chefs d’un “laboratoire de clonage des idées” ou d’un “département spécialisé – le seul en Algérie, le premier en Algérie !”. Chacun brille faux, persuadé de son importance. Tous commandent, personne ne produit. Le seul qui subit, c’est l’étudiant, à genoux, dans la poussière de ces fiches jaunies.
Dès l’ouverture, le ton est donné. Lecture d’un verset du Coran : le mélange des genres, comme toujours. On se demande si l’on assiste à un colloque scientifique ou à un prêche du vendredi. Puis vient le nachid el watani, l’hymne national. Tout le monde se lève bien droit ; certains remuent les lèvres, d’autres font semblant de le connaître. Un instant solennel, on dirait une réunion de parti politique. Les téléphones filment, les caméras tournent, et la science, elle, attend dehors. À l’intérieur, défilent les formules convenues et les remerciements d’usage : monsieur le ministre, monsieur le wali, monsieur le recteur, et ces “invités d’honneur” qui ne comprennent rien à ce qui se dit. Plus la rencontre est stérile, plus on aligne les noms. On sent la subvention plus que la substance.
Vient ensuite le grand moment : le discours ! Glauque, interminable. Des phrases sans structure, des citations mal digérées, des mots qui se prennent pour des idées. On entend “épistémologie”, “transversalité”, “résilience”, “numérique” : tout un vocabulaire d’apparat, récité sur un ton professoral, sans contenu ni pensée. On utilise l’arabe pour plaire à l’officiel, l’anglais pour faire moderne, et le français, langue scientifique apprise malgré eux, qu’on mélange à la derdja dès que ça coince. Il faut jongler avec son ouïe pour suivre le fil, perdus dans cette oralité universitaire si typiquement algérienne. On confond éloquence et savoir, diarrhée verbale (tbal3ite) et rhétorique, volume et pensée.
Et à la fin du colloque, il ne reste que quelques organisateurs, l’amphi aussi vide qu’il ne s’était rempli. On sort hébété : a-t-on appris quelque chose ? Même les rares acquis qu’on espérait développer se dissolvent dans ce brouet indigeste, cette chekchouka intellectuelle qui finit par décourager toute bonne volonté d’apprendre, ne serait-ce qu’un petit chwia. Rien. Tous rentrent lessivés, vidés, comptant sur un miracle pour sauver l’Algérie des idées.
Voilà où nous en sommes avec l’université : un enclos pour adultes, un lieu où la pensée a pris l’exil. Les thèses se ressemblent, les recherches se recyclent, les doctorats s’achètent ou se copient. Les publications ne servent qu’à meubler les bilans de fin d’année. On ne forme plus des esprits, on fabrique des CV. L’ordre remplace le débat, la loyauté supplante la compétence. Celui qui pense dérange, celui qui répète avance. Dans les couloirs, les affiches vantent “l’excellence” et “la recherche scientifique”, mais tout sonne creux. Les mêmes visages s’échangent les félicitations, les mêmes colloques rejouent la même pièce. On se congratule pour ne pas réfléchir, on publie pour ne pas lire. Le pays célèbre des chercheurs qui ne cherchent rien, sinon la reconnaissance de ceux qui ne comprennent pas.
On gave les étudiants de cours figés, on les évalue sur la récitation, parfois sur leur porte-monnaie ou leur chair – jamais sur leur réflexion. L’université est devenue un refuge commode : certains s’y cachent, d’autres y patientent. Les plus riches et les mieux placés y préparent la relève, assurant la succession de leur progéniture dans un système verrouillé où le diplôme vaut piston, et le piston vaut emploi. Le diplôme s’y monnaie, la note s’y achète au prix fort. On engraisse le professeur, le chargé de cours, celui qui “corrige” ou ferme les yeux. Les plus habiles paient autrement : la note canapé.
Pour d’autres, l’université devient un théâtre de survie : on s’y inscrit pour s’éloigner du cercle familial, pour “gagner” autrement. Aux abords des cités, le ballet de voitures ne trompe plus : des jeunes filles, parfois des garçons, se prostituent le soir et font semblant d’étudier le jour. Marché silencieux, toléré, connu de tous.
Certains fuient à l’étranger, d’autres s’éteignent sur place. Et là-bas, l’étudiant découvre une autre réalité : il faut tout reprendre, tout prouver, tout réapprendre. Il arrive avec un diplôme et se retrouve face à un mur. Face à la vraie exigence, le vernis craque, la comédie s’effondre, et l’illusion nationale se dissout dans un constat brutal : on ne lui a jamais appris à penser.
Brighelli avait raison : l’école fabrique des crétins. Mais ici, nous avons perfectionné le modèle. La fabrique des crétins est devenue une institution nationale, subventionnée, hiérarchisée, honorée. Nous avons troqué le savoir contre le protocole, la pensée contre la posture. Nous avons des colloques sans idées, des professeurs sans lecture, des docteurs sans mémoire.
Le pays croule sous les diplômes, mais manque cruellement d’intelligence vivante. On ne manquera jamais de docteurs. Mais de penseurs, si.
Et dire qu’on appelle encore ça l’enseignement supérieur.
Zaim Gharnati