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La Grande braderie nationale : du Fanta aux milliards, la rapine en héritage

Corruption en Algérie

Il y a des scènes qui en disent plus qu’un long discours : un camion accidenté, des bouteilles de Fanta répandues sur le goudron, et un homme au volant d’une berline à 400 millions qui descend pour les empocher. Un spectacle d’une rare élégance, où l’avidité se porte aussi bien que le costume trois-pièces.

Le plus ironique ? Tout le monde regarde. Certains rient, d’autres soupirent. Mais au fond, tout le monde comprend : chez nous, ce n’est pas un simple vol, c’est un art de vivre. La règle est claire : tout ce qui traîne appartient au premier qui ose tendre la main. Qu’on s’appelle ouvrier, maire ou ministre, la dignité n’est plus un frein, juste un accessoire superflu.

Le petit employé de bureau qui subtilise un stylo Bic « parce que l’État ne s’en apercevra pas ». Le maire qui signe des marchés douteux avec la gravité d’un chef de chœur. Le ministre qui planque ses milliards sous le soleil de Panama, persuadé que c’est un placement d’avenir. Tous, au fond, partagent la même logique que celui qui s’est penché sur le Fanta : la conviction que tout est à prendre, sans scrupule.

Ici, on ne vole pas parce qu’on a faim. On vole parce qu’on le peut. Parce que c’est devenu naturel, presque rassurant. Le premier arrivé est le premier servi, peu importe que l’objet en question soit une bouteille de soda ou un gisement de gaz.

Le résultat est le même : un pays qui se vide, un peuple qui s’habitue.

Certains aiment comparer ces prédateurs à des fourmis. Mais les fourmis travaillent et ne prennent que ce qu’il leur faut. Nos voleurs, eux, pillent pour la gloire, pour la posture, pour le simple plaisir de dire : « Moi aussi, j’ai eu ma part ». Comme ce conducteur de berline qui n’a pas hésité à descendre pour grappiller ce qu’il pouvait.

Et ce sport, on le pratique à tous les niveaux. Abdeslam Bouchouareb, Saâdani, Ould Kaddour, Saïd Bouteflika, Sellal, Haddad, Ouyahia… Des noms qui hantent encore nos colonnes, champions toutes catégories confondues. D’autres se sont ajoutés depuis l’intronisation de Tebboune au pouvoir.

Quant aux habitués des couloirs administratifs, ces cercles qui gravitent derrière chaque président, wali, maire ou chef de daïra, ils restent toujours en place. Le chef change, eux s’accrochent. Jamais rassasiés, toujours à l’affût de la moindre miette. Car si le gros morceau est réservé aux puissants, les miettes, elles, trouvent toujours preneur.

Pendant que la France et d’autres pays menacent de geler les comptes planqués à l’étranger – comptes dont on se demande bien à qui ils appartiennent réellement –, chez nous, on continue de se partager la dîme locale. Pas d’hypocrisie : on a des rapaces d’exportation et des rapaces bien de chez nous. C’est la mondialisation – ou plutôt l’algérianisation – de la rapine, la touche locale en prime.

Le pire ? Ces scènes ne choquent même plus. Elles amusent, font hausser les épaules, et finissent par s’oublier. Après tout, si l’État ne protège pas ses biens, pourquoi devrions-nous les respecter ? Si le chef pille en toute impunité, pourquoi pas nous ? Ici, la dignité est en option, et l’option est rarement cochée.

Et pourtant, il reste une gifle à distribuer. Car ce n’est pas la fatalité. Ce n’est pas un gène qu’on se transmet en famille. C’est un choix : celui de l’indignité. Celui de l’égoïsme comme horizon, de la petitesse comme fierté – fierté qui, tôt ou tard, finit dans la poubelle de l’Histoire.

Heureusement, tout n’est pas noir. De temps en temps, un homme retrouve des millions perdus et les rend à leur propriétaire. Des citoyens refusent la tentation. Des irréductibles qui persistent à croire que l’honneur n’est pas une anomalie. Des gestes rares, presque exotiques, dans un paysage où la main tendue est toujours prête à arracher.

Le paradoxe, c’est qu’à mesure que le vol se banalise, la moindre étincelle de probité devient un éclat aveuglant. Parce qu’elle révèle ce que nous avons perdu : la force de dire « non », la fierté de résister, la conviction que le bien commun n’est pas un buffet à volonté.

À force de voler, on finit par ne plus rien avoir. Ni trottoir entier, ni bureau équipé, ni dignité à brandir. À force de confondre le bien public avec un self-service, on se retrouve avec un pays qui s’effondre sous le poids de ses propres rapaces. La bouteille de Fanta n’était qu’un détail ; elle symbolise un naufrage collectif : tout prendre, tout vider… et mourir de soif.

Car la main qui vole n’est jamais rassasiée. Elle vole encore, encore, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à prendre. Jusqu’à ce qu’elle finisse par s’arracher elle-même. Parce qu’ici, la seule limite au vol, c’est la disparition de ce qu’il y a à voler.

Alors, oui, cette chronique est une gifle. Pour tous ceux qui, en secret ou à visage découvert, pensent que voler est un droit. Pour tous ceux qui, au volant d’une berline ou assis derrière un bureau, n’ont jamais cessé d’être ce voleur de Fanta. Parce qu’au fond, même si tout est à prendre, tout n’est pas permis.
Et la dignité, elle, ne se monnaye pas.

Zaim Gharnati

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