Mercredi 24 juin 2020
La Kabylie était notre revanche
Lorsque, à la fin des années 1980, j’ai découvert Lounès Matoub, j’étais collégien. Un étudiant, ami de ma famille, m’avait donné une cassette originale du grand artiste amazighe.
Un visage amaigri et mélancolique figurait sur la pochette. Sur le dépliant, une photographie en couleur montrait Matoub cloué sur son lit d’hôpital et, sur une autre, il était debout en appui sur des béquilles, le visage marqué par la souffrance. L’Ironie du sort. Un trésor rare dans ces villages arides, austères et oubliés de Tafilalet, un énorme territoire situé sur versant sud du grand Atlas, là où la montagne enneigée rencontre le désert aride et inhospitalier.
Idir, Aït Menguellet et les autres
Dans ces bourgades lointaines, on connaissait déjà Idir, Lounis Aït Menguellet, Ali Irsan, Chenoud, Muhend U Yehya, Brahim Izri, Meksa, Mennad, Hamidouche et plusieurs autres chanteurs de Kabylie. L’usage de la guitare avait facilité l’« adoption » de ces artistes par de nombreux Imazighens hors de la Kabylie. Ce qui influencera plusieurs jeunes de la région qui commencèrent à les imiter, en apprenant à jouer de la guitare, et à fredonner les paroles de leurs chansons. Les copies des copies de leurs cassettes circulaient. On pouvait se les procurer facilement. Certains gérants de cafés se permettaient de diffuser leur musique. Ce qui comptait, c’était leur amazighité. Kabyles, Rifains ou autres, peu importait. On écoutait tout. Ceux qui possédaient des radios arrivaient à capter la chaîne II, à écouter les chansons kabyles et à les enregistrer. Ils les transmettaient aux autres.
Des jeunes de la région correspondaient aussi avec des militants kabyles et libyens. Ils échangeaient cassettes, magazines clandestins, bulletins, livres, brochures et même les communiqués de certaines associations politico-culturelles. Cette correspondance jouera un rôle déterminant dans la prise de conscience de dizaines de personnes. Face à la répression que subissaient les Imazighens sous le régime dictatorial de Hassan II, la Kabylie était notre revanche. Un cri de résistance. Un exemple à suivre. Un idéal à atteindre. Cette correspondance coûtera cher à certaines personnes. Elles seront arrêtées par la DST, la police politique marocaine. Le chanteur et poète H’mmu Kemous, originaire de Goulmima, figurait parmi les victimes du pouvoir pour briser ce désir de fraternité amazigh.
Dès la fin des années 1980, plusieurs jeunes de Goulmima, parmi lesquels les fondateurs de l’association Tilelli, se rendirent en Kabylie.
Influences politiques
Il faut dire que l’influence politique et culturelle qu’exerçait la Kabylie sur le Mouvement amazigh marocain depuis les années 1980 était palpable. Le mouvement est allé jusqu’à reprendre certains mots d’ordre du MCB et à adopter certaines de ses positions. Le RCD, perçu comme parti « laïc et berbère » séduisait. Un habitant de Goulmima avait même demandé à adhérer à ce parti. Après Tafsut taberkant [le Printemps noir], en guise de soutien au combat des Kabyles, les slogans « ulac smah ulac » sont chantés par des artistes locaux, criés par les étudiants dans les universités. Mouloud Mammeri, Kateb Yacine, Tahar Djaout et Mouloud Feraoun sont certainement davantage lus que les auteurs nationaux. Le printemps berbère du 20 avril 1980 était également commémoré dans toutes les universités et par les associations amazighes. Au menu, des conférences, des concerts de musiques et des expositions. La Kabylie était très présente dans les discussions, alors que le combat que menaient d’autres Imazighens, comme les Touaregs ou les Libyens, était minoré.
Les concerts d’artistes Kabyles comme ceux d’Idir et, par la suite, d’autres, comme ceux d’Ali Amran ou Oulahlou, attiraient des milliers de personnes.
Cette intrusion de la Kabylie dans le paysage politique local dérangeait en haut lieu. Un porte-parole du palais royal avait même appelé à dékabyliser le combat amazigh. La mise en place de l’Institut royal de la culture amazigh (IRCAM) par la monarchie a permis d’atténuer cette influence. L’adoption de néo-tifinagh par l’Ircam et l’usage intensif de l’arabe ont permis de couper de cet ancrage kabyle et contestataire les jeunes générations de militants paralysées par l’arabisation de l’enseignement.
Chaâbi, cette entrave
Je ne comprenais pas toutes les paroles des chansons de l’album L’Ironie du sort, que, jusqu’à aujourd’hui, je garde précieusement. Je cherchais à comprendre le sens de certains mots. Je commençais à fouiller, à questionner et à me renseigner sur cet artiste. La voix épuisée de Matoub Lounès résonnait dans tout mon être. Je voulais tout comprendre.
Si Idir et Aït Menguellet avait été facilement adoptés, Matoub faisait exception. Même si sa poésie était tranchante, raffinée et révolutionnaire, l’usage de la musique dite andalouse l’empêchait sérieusement d’entrer dans le panthéon des artistes kabyles qui dominaient la scène dans le Tafilalet-Dra. Ils concurrençaient sérieusement les imedyazen traditionnels et les rares artistes modernes locaux, alors que peu de personnes avaient l’occasion de les voir en chair et en os. La sagesse d’Aït Menguellet et les notes de musique d’Idir avaient largement séduit.
La musique andalouse est perçue dans les milieux amazighs comme une musique de l’élite citadine arabo-islamique qui voue une haine viscérale à tout ce qui est amazigh. Elle est perçue comme celle de l’oppresseur. C’est elle qui domine la télévision et la radio. Comment concevoir qu’un artiste amazigh puisse utiliser cette musique tant haïe ? Je crois personnellement que l’usage de cette musique était à l’origine de la découverte si tardive de Matoub dans cette partie de Tamazgha.
Bien sûr, rétrospectivement, beaucoup ont compris le talent exceptionnel de Lounès Matoub sur le plan musical. La beauté de sa voix, la qualité de ses mélodies et de ses arrangements sont un atout capital dans le charme qu’il exerce. Tout autant que la qualité de ses poèmes.
Les malheurs de Matoub forgent sa popularité
L’enlèvement de l’artiste survenu le 25 septembre 1994 avait marqué un tournant décisif. J’étais au lycée. Je me rappelle avoir découvert l’information à la une du quotidien Libération (Casablanca). L’article avait été illustré d’une image de la pochette de sa cassette Regard sur l’histoire d’un pays damné. Les médias marocains s’intéressaient énormément à la situation sécuritaire en Algérie plongée dans la guerre civile. L’enlèvement de Matoub Lounès avait été largement médiatisé et couvert. Plusieurs articles lui avaient été consacrés. Ils insistaient sur l’implication des islamistes dans le rapt. Son engagement en faveur de l’identité amazigh était très peu traité. La plupart des jeunes militants l’avaient découvert suite à son enlèvement et avaient commencé à l’écouter et à apprécier sa musique.
Son livre Rebelle, dans lequel il avait relaté son enlèvement, était largement photocopié. Il fut traduit en arabe par Abdellah Zarou et publié en fragments dans un quotidien arabophone de gauche. Ce livre sera aussi traduit en Tamazight par un écrivain et artiste-peintre de ma région, Lahbib Fouad.
Matoub finit par envahir les cœurs. On l’avait définitivement adopté. Désormais il était des nôtres. On faisait plus attention à sa poésie qu’à sa musique même s’il a contribué à la développer en la transformant en outil de contestation. Pour nous, il devint un symbole de lutte, une des incarnations les plus fortes de notre civilisation.
Son assassinat avait été vécu comme un drame. Je me rappellerai toujours ce jour funeste du 25 juin 1998. Nous avions perdu un artiste de talent. Une voix révoltée, sincère et touchante.
Présence de Matoub
Le jour même de l’assassinat de Matoub Lounès, mon ami, Feu Muhand-Amezyan Saïdi, un artiste-peintre amazigh très engagé (1964-2013) avait peint un tableau en hommage à la mémoire de l’artiste avec son sang mélangé avec de la peinture. Il l’avait intitulé: « Le sang de Matoub ». Feu Muhand-Ameziane avait utilisé son corps comme matériau pour la création de l’une des plus singulières de ses œuvres.
Matoub n’avait pas seulement conquis les cœurs, mais aussi l’espace. Son nom est célébré. Ses portraits sont présents lors des manifestations, dans les universités où il côtoie ceux d’autres symboles de la résistance amazighe. Ses portraits sont déployés même dans les villages les plus reculés de Tafilalet. Un groupe de musique Tagrawla, issu de cette même région, lui a consacré une chanson dans son album « Nra tidet » (nous exigeons la vérité). Celle sur son assassinat bien sûr.
A Tinejdad, son nom en néo-Tifinagh est gravé sur une maison (photo). A la faculté des sciences de Meknès au Maroc central, son nom est par ailleurs donné par les étudiants à un couloir.
Matoub est présent partout. Il incarne notre amazighité au même titre que Yuguerten, Boujemaa Hebbaz et d’autres.
Aujourd’hui encore, je continue d’explorer les textes aussi bien de Matoub Lounès grâce aux travaux d’amis comme Yalla Seddiki que de Saïd Sifaw, le poète et écrivain amazigh libyen. J’oublie qu’ils ont disparu. J’oublie également qu’ils sont kabyles, libyens ou autres. Ils sont amazighs. Lounès Matoub est amazigh.
Cela me suffit.
Cela nous suffit.
Aksil Azergui
Né à Tinejdad dans le Tafilalet, Aksil Azergui a publié 4 romans en langue amazighe, dont Aɣrum n Yihaqqaren [Le Pain des corbeaux] et Iɣed n Tlelli [Les Cendres de la liberté). Il est l’auteur d’un essai : Les Islamistes marocains, de la clandestinité au terrorisme international. Il vient d’achever le montage d’un documentaire sur Lounès Matoub : Tekka-tt-nn yat tmaya g tmurt n Igawawen [Il était une voix en Kabylie] à paraître en janvier 2021.