Lundi 8 avril 2019
La laïcité expliquée à mes concitoyens algériens
L’Algérie n’a jamais connu un mouvement de contestation pacifique, amorcé le 22 février 2019, d’une telle ampleur. Même pas à l’indépendance en 1962.
C’est du jamais vu ! D’autant que, visiblement, une certaine tolérance, fraternité, acceptation des uns et des autres à cohabiter dans une même foule qui arbore des emblèmes, marqueurs de l’unité dans la diversité, sont perceptibles dans toutes les manifs de chaque vendredi. On l’aura compris, arabophones et amazighophones se sentent plus que jamais des citoyens d’un même pays ; ils se serrent les coudes, tissent la bonne ambiance, fraternisent et se solidarisent contre le pouvoir clanique de Bouteflika et pour une Algérie libre et démocratique dans le respect des différences.
La langue amazighe reconnue comme langue officielle prend ici tout son sens. Ainsi le fanion national et l’emblème amazigh se côtoient et cohabitent en bonne intelligence, dans la joie et la bonne humeur. Aucun incident n’a été rapporté par les médias entre les deux composantes de l’Algérie moderne. Bien au contraire, chacune veille à ce que cette solidarité et cette fraternité soient présentes sans effort particulier, le plus naturellement qu’il soit, à chaque marche pacifique.
Ayant vécu personnellement, dans les années 1960 et 1970, des brimades tant de la part de simples citoyens arabophones, que des autorités de l’Etat pour le seul tort d’être Kabyle, aujourd’hui on est remplis d’émotion de constater que l’emblème amazigh est hissé sans complexe et sans opposition de qui que ce soit, même pas des islamistes. J’ai même entendu un certain Larbi Zitout –ancien islamiste, aujourd’hui très présent sur les réseaux sociaux- parler de coexistence normale et de respect réciproque entre arabophones et amazighophones, avec tout ce que cela comporte comme différences culturelles, linguistiques et de croyances, qu’il pense possible d’instaurer dans l’après bouteflikisme.
Que du bonheur, vous dis-je ! N’est-ce pas là une évolution sans précédent des mentalités, une opportunité rare pour parler de la future organisation politique et sociétale de l’Algérie libre et démocratique. Parallèlement aux grandes réformes économiques, politiques et sociales qu’il conviendrait d’engager, il faudrait envisager l’instauration de la laïcité en lui donnant la juste place qui lui revient dans les institutions de l’Etat, à commencer par l’Education nationale. Il y va du vivre ensemble de tous les citoyens algériens.
Certes ce concept est chez beaucoup de citoyens algériens synonyme d’incroyance, ou, pire encore, d’offense à l’islam, pour la simple raison que le FIS et autres mouvements d’obédience religieuse rigoriste sont passés par là. Ils ont œuvré en mettant toute leur énergie pour discréditer la laïcité. Grosse erreur ! Chers concitoyens, le discrédit porté à la laïcité par les islamo-conservateurs est fondé sur l’ignorance.
Leur projet de société qui renvoie à l’époque féodale, tend à réislamiser la société algérienne en lui ôtant tout caractère universaliste et éloigner, voire détruire, tout ce qui n’appartient pas au fond de la culture arabo-islamique. Le concept de Démocratie (1) n’y échappe pas, car, disent-ils, lui aussi est un concept importé de la culture occidentale. Encore une fois, les islamo-conservateurs font preuve d’ignorance et d’errance.
Adopter le concept de démocratie, inventé en Occident, n’altère pourtant en rien la croyance d’un peuple ou groupe social en Dieu. Refuser tout ce qui émane de la culture chrétienne ou judéo-chrétienne c’est faire preuve de dichotomie, de ségrégation et par conséquent d’attitude belliqueuse qui conduit in fine aux conflits interminables entre les peuples. C’est le contraire même de la définition de l’islam apaisé et des enseignements du prophète. Ce dernier n’a-t-il pas recommandé ceci : « Apprenez les sciences fut-ce en Chine » ?
En effet la laïcité a été inventée bien avant les deux religions monothéistes, le christianisme et l’islam. Ce sont les Grecs qui l’ont conçue (le terme venant de laos, qui veut dire peuple en grec d’antan) pour mieux organiser le champ spirituel des citoyens. En aucun cas il n’a été question de supprimer la religion, même pas de la minimiser, mais de bien l’organiser en séparant l’activité des prêtres de celles des travailleurs des champs, des tailleurs de pierres, des commerçants, des soldats, et de tous les corps de métiers, pour que chacun accomplisse son rôle bien défini dans la société. Ce qui a conduit à la séparation des activités religieuses du reste des activités civiles.
En somme, c’est par souci d’organisation rationnelle que la laïcité a pu voir le jour. L’ancien adage ne dit-il pas : « est maître des lieux celui qui les organise ».
La laïcité a été reprise par les Romains (en latin laïcus) pour l’appliquer dans tout l’empire. D’aucuns savent que ces deux civilisations – grecque et romaine- étaient très marquées par la présence des religions mais qui ont su les organiser pour séparer le champ spirituel des autres activités. Autrement dit, elles ont eu une longueur d’avance en séparant les activités de la société, une forme de spécialisation, et du coup la sphère privée de la sphère publique.
Aujourd’hui toutes les sociétés démocratiques et modernes développées pratiquent leur(s) religion(s) et leurs chefs d’Etat prêtent serment sur la Bible et non sur la Constitution, à l’exception de la France, qui a inscrit la laïcité dans la Constitution.
Est-ce pour autant que les églises (catholique, orthodoxe, évangélique…) aient disparu ou se mêlent de la politique ? La réponse est clairement non. Il n’en demeure pas moins que ces sociétés avaient connu des périodes très critiques et macabres de leur histoire en raison du prosélytisme très présent dans la vie quotidienne.
De ce fait l’église se trouve intimement associée au champ politique, voire en position dominante. Sa position dominante lui a permis de pratiquer les sinistres indulgences (pour le salut des bigots) pendant des siècles, qui consistent à dépouiller les paroissiens pour les « sauver » du purgatoire en leur promettant le paradis. Le trésor colossal qu’elle a amassé lui a même permis de construire la Basilique Saint Pierre de Rome.
C’est dire le poids de la religion dans la vie sociale d’alors. Les bûchés et écartèlements, ultimes châtiments pour les incroyants ou blasphémateurs, ont profondément marqué les sociétés occidentales… Oui, ç’a été pire que les châtiments et exactions infligés aujourd’hui aux réfractaires dans certaines contrées, au nom de l’islam.
Mais par un sursaut historique, notamment suite aux révoltes des protestants sous l’impulsion du cardinal Martin Luther, motivé entre autres par le refus de la pratique des indulgences, les autorités religieuses catholiques d’Europe ont consenti au Concile de Trente (16è siècle) de réformer la religion catholique. Une réforme qui est allée jusqu’à ouvrir la possibilité de critiquer l’exégèse de la Bible, voire de la modifier.
N’appelle-t-on pas en France la monarchie absolue de Droit divin, du fait que le roi se veut le représentant de Dieu ? Les philosophes français engagés, notamment Voltaire et Jean-Jacques Rousseau, se sont jetés dans la bataille pour dénoncer le poids de la religion dans la société française et au-delà. Les maître-mots ont été la tolérance et la justice.
Ainsi l’Occident entre dans sa première phase de modernité notamment grâce à l’avènement du protestantisme et au mouvement des Lumières ayant conduit au développement de la tolérance.
Depuis cette époque, les sociétés européennes en particulier, et occidentales en général, sont entrées dans un processus de sécularisation. Et la Révolution industrielle a fait le reste.
L’Algérie semble présenter aujourd’hui, toute proportion gardée, une timide similitude car, en dépit d’une présence inquiétante de la religion dans tous les domaines, qui s’accompagne d’une forme de prosélytisme omniprésent dans la vie quotidienne, les citoyens de ce pays tendent néanmoins la main à la modernité. Le vecteur de celle-ci étant l’individualisme, né au cours de ces deux dernières décennies.
La course aux biens et à l’enrichissement personnel – chose terrible socialement au demeurant- laisse néanmoins transparaître une lueur d’espoir pour orienter la société dans le sens de la tolérance. Il va sans dire que le combat sera rude mais possible à condition d’avoir du courage pour forcer le destin.
Pour cela, il faut des hommes et des femmes nouveaux, compétents, intègres et surtout courageux, car cette dernière vertu fait parfois quelque peu défaut.
La décision de la ministre de l’Education nationale du précédent gouvernement, d’interdire la prière dans les écoles a été, quoi qu’on en dise, salutaire et constitue un premier pas dans la réforme d’une école « sinistrée » et du coup de l’organisation politique et sociétale de l’Algérie.
Le chemin sera sans nul doute long et épineux, mais il faut oser introduire la laïcité pour en finir avec la confusion des rôles, l’empiétement des uns sur les champs des autres, les prédicateurs autoproclamés, les discussions même les plus ordinaires mêlant religion et affaires lucratives ne laissant point d’espace à l’objectivité ; et pour permettre à la neutralité, au droit à l’anonymat et à l’examen de conscience d’émerger. Il s’agit de développer et de conforter le libre arbitre, garantir la sécurité et le respect de chaque citoyen dans sa différence, ses croyances ou incroyances, éloigner la vindicte qui s’abat sur les non musulmans ou incroyants, bien qu’ils soient tous citoyens à part entière de la nation algérienne et enfin, construire une « fraternité générale », pour reprendre la belle formule d’Abdenour BIDAR (2)
Les citoyens algériens, qui manifestent par millions ces dernières semaines derrière le slogan commun à tous pour une « Algérie libre et démocratique », ne pourront pas se targuer d’une lecture sélective de liberté et de la démocratie. C’est to be or not to be pour la liberté et la démocratie.
A ces revendications, nobles et légitimes, il convient d’ajouter les concepts de tolérance et d’humanité au sens universel. La refonte de l’école pourrait permettre d’atteindre ces objectifs, car en effet, c’est l’éducation qui est le vecteur de toute transformation sociétale. C’est dans l’école que le destin d’un pays se joue. C’est elle qui forme le citoyen de demain, et c’est en son sein qu’on apprend les valeurs universelles telles que la liberté, l’égalité en droit et entre les sexes, la fraternité, la solidarité et l’humanité. Sans ces valeurs, l’école fabriquera des monstres. Mais cette fois l’espoir est permis de bâtir l’Algérie nouvelle, libre, ouverte, démocratique, humaine, tolérante et…laïque.
Hocine Bena, professeur d’histoire
Renvois
(1) Le terme démocratie est composé de « demos = peuple et cratie = pouvoir) C’est un peu le sens de l’article 7 de la Constitution algérienne actuelle.
(2) Philosophe français d’origine algérienne, Inspecteur général de l’Education nationale française.