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La littérature comme acte révolutionnaire…

Kateb Yacine

Il va de soi que, tout ce que bon nombre d’écrivains ont produit, créé, dit et écrit a déjà été produit, créé, dit et écrit, mais ce qui change et reste comme une empreinte dans le temps, c’est la façon dont ils l’ont produit, créé, dit ou écrit. Autrement dit, le style préfigure l’œuvre littéraire et la marque à jamais de son sceau.

Roland Barthes écrit à ce sujet dans Sade, Fourier, Loyola (1971) : «l’intervention sociale d’un texte ne se mesure pas à la popularité de son audience ni à la fidélité du reflet économico-socio-politique qui s’y inscrit ou qu’il projette vers quelques sociologues avides de l’y recueillir, mais plutôt à la violence qui lui permet d’excéder les lois qu’une société, une idéologie, une philosophie se donnent pour s’accorder à elles-mêmes, dans un beau mouvement d’intelligibilité historique. Cet excès a un nom : écriture.» En ce sens, rien n’a vraiment de valeur que la structure et les techniques du texte, lesquelles sont de loin plus importantes que la thématique.
Le Colombien Gabriel Garcia Marquez, l’écrivain le plus célèbre dans l’univers hispanique au XXe siècle, après bien sûr Cervantès, n’était si important que parce qu’il était original dans sa façon de structurer son récit. Le côté conteur de ce dernier y est pour beaucoup. Dans Cien años de soledad (1967), il y a le grand-père, José Arcadio Buendia, fondateur du village Macondo, qui raconte des histoires et les transmet aux autres. Il transmet surtout son imagination débordante ; son sens de la démesure ; ses délires inventifs. Chaque membre de sa famille ajoute sa part de solitude personnelle à l’héritage de José Arcadio, mais chacun semble réincarner aussi curieusement un lointain ancêtre.
L’inlassable retour des mêmes prénoms à travers toutes les générations en est le signe et le symbole. Tandis que naissent et meurent les Buendia, Macondo se peuple, grandit, s’enrichit, se ruine et disparaît de la carte. C’est ici qu’entrent en jeu le surnaturel ; le magique ; le fantastique, signant une alchimie et une réversibilité  de temps ; peste de l’insomnie et de l’oubli ; chronologie bouleversée des événements, etc. Tout cela permet de nourrir l’imagination du lecteur et l’amener à une plongée subversive dans le texte. Pourquoi « subversive »?
Parce que l’œuvre devient créatrice d’émotions, de sensibilité, de curiosité, d’angoisse et de révolte. Une littérature du « chaos des sens » qui invite le lecteur au partage humain, à la compassion et à l’interaction fructueuse. Le Mexicain Octavio Paz propose, par exemple, dans son recueil Libertad bajo palabra (1960), la méditation d’un poète sur l’instrument de son art : la parole. La parole, objet et acte de révolte symbolique sur l’existence, n’est que souffle de liberté : Je parle, donc, j’existe. Je parle, donc, je suis libre, je parle donc, je lutte contre l’oubli ; contre l’absence ; contre l’exil ; contre l’injustice ; contre la mort tout court. Philosophie existentialiste ou cogito cartésien par excellence qui ressemble à ce qu’avait dit un jour le poète Tahar Djaout : « si tu parles tu meurs, si tu te tais tu meurs, alors parles et meurs »,, pour remettre au goût du jour son combat contre le terrorisme pendant les années 1990. « L’homme est périssable, note Albert Camus dans une lettre à un ami allemand en 1945, il se peut ; mais périssons en résistant! ».
Résister, c’est écrire et écrire, c’est surtout douter, et douter, c’est militer et militer, c’est s’engager. Lorsque tant de gens ne s’encombrent pas de scrupules, douter devient nécessaire. Douter certes, mais de quoi? De soi-même, des autres, des idéologies, des dogmes, des normes sociales et des croyances multiples qui nous emprisonnent ; qui nous empoisonnent ; qui nous déraisonnent.
Douter pour désamorcer le monde complexe des tabous ; pour comprendre ; pour apprendre ; pour guérir notre âme des virus idéologiques pathogènes : ignorance ; dogmatisme ; extrémisme, etc.
Pour Octavio Paz, le poète est celui qui arrache la parole à « l’arbre du langage » pour la communiquer aux hommes qui, s’ils communient pleinement à l’acte poétique, seront à jamais transformés.
Au centre de cette opération-étincelle « l’image poétique » ; une ; féconde ; plurielle ; indestructible et dont le pouvoir est tel qu’elle doit bouleverser familles et institutions, pénétrer les consciences et changer le concept lui-même de la révolte. La littérature ne devrait jamais être perçue comme un amusement de circonstance ni comme un plaisir passager, mais comme une révolution « poétique » permanente de l’âme contre le monde « inconstant », « désordonné », « injuste ». Elle est avant tout, écrit Rachid Boudjedra, un regard porté sur soi et l’autre.
D’une façon approfondie et à travers tous les frissons de l’intime, les labyrinthes de la mémoire, l’accumulation de futilités microscopiques qui, réunies, font l’histoire et l’Histoire. Cette littérature doit être impérativement enracinée dans le territoire de celui qui écrit et le terroir (le terreau) du pays où il vit et qui l’inspire. » C’est ce que le romancier appelle « ancrage ». C’est-à-dire, ce lien de vécu, d’épreuves, de souffrances, à même de lui permettre (à l’écrivain bien entendu) une fusion avec le réel, et partant, une inscription dans la matérialité historique de sa société (citoyenneté ; quartiers ; rues ; écoles, etc), ou un ré-enracinement dans son milieu naturel, où un certain partage d' »un patrimoine culturel de la douleur », pour reprendre le mot de Sophie Bessis, serait de mise.
C’était, à n’en point douter, l’objectif de l’anthropologue Mouloud Mammeri qui, en s’inscrivant dans l’héritage ancestral de la Numidie antique, a su mieux que quiconque revisiter des pans entiers de l’histoire de l’amazighité à travers la prospection sous le prisme, tant de la recherche académique que de la fiction romanesque, de l’identité millénaire plurielle de toute l’Afrique du Nord. Le banquet ou la mort absurde des Aztèques (1972), Contes berbères de Kabylie (1980), la Traversée (1982),  sont autant d’œuvres qui retracent la quête inassouvie de l’empreinte berbère au fil des âges.
Si Mammeri est un grand écrivain, c’est pour la simple raison qu’il a cassé un tabou et non pas des moindres, celui de l’identité, dans un pays, l’Algérie, longtemps rongé par l’Alzheimer mémoriel, la dictature militaire en mariage arrangé avec les forces aussi conservatrices que rétrogrades et en butte au torpillage idéologique arabo-baâthiste venu de l’extérieur. Un anthropologue qui a joint à « scholarship » (la volonté de recherche), the commitment (l’engagement militant), lesquels fondent selon le linguiste américain Noam Chomsky l’identité générique de l’écrivain. En vérité, la mise en valeur des variétés culturelles du pays, ses dialectes et ses parlers régionaux n’aurait jamais été possible sans cette « subversion » littéraire et académique ayant caractérisé la démarche de cet écrivain algérien frondeur.
Autrement dit, Mammeri a « déghettoïsé » la culture et la langue-mère, en en faisant une matrice de reconnaissance de la pluralité de soi. Taxé d’être plutôt Kabyle qu’Algérien par certains milieux culturels conservateurs hostiles, l’anthropologue semblait leur répondre tacitement, à la manière de Mahmoud Darwich : « Mon pays n’est pas une valise. Et je ne suis pas voué éternellement à la transhumance.» Une démarche semblable à celle du Péruvien José Maria Arguedas. Aussi renommé comme ethnographe que comme romancier, Arguedas est le visage péruvien de l’altérité. Le quechua, la langue indienne de son enfance, bannie pourtant de l’espace public, l’avait bercé jusqu’à la fin de ses jours dans les Andes et ailleurs, au point qu’il ait pris le défi de la considérer pas seulement avec sympathie, mais du dedans.
En anthropologue convaincu, mais surtout en romancier reconnu, Arguedas a su insuffler à l’espagnol l’esprit indigène et en faire l’expression de la réalité andine de son Pérou natal. C’était un révolutionnaire de la plume qui, à la manière d’Emile Zola, s’est efforcé de rejeter les schémas traditionnels contraignants, de transformer la littérature « indigéniste », en faisant intervenir le phénomène de la modernité-industrialisation. En outre, et cela me semble un trait mammérien par excellence, la forme linguistique indigène devient, notamment dans son roman Todas las sangres (1964), un signe stylistique de plus de la réalité péruvienne. Toutefois, écartelé entre son idéalisme généreux et un pessimisme de plus en plus lucide, l’écrivain péruvien n’a plus trouvé en lui les forces nécessaires à la poursuite de son combat pour la transformation de la société. Il s’est suicidé par dépit le 2 décembre 1969.
En somme, l’écrivain est non seulement un éclaireur et une conscience vivante pour son peuple, mais aussi un accoucheur de rêves et d’idéaux ; un producteur de fantasmes et d’idées. Et la littérature? C’est une machine fantastique qui fait bouger les choses, les hommes, les tabous et les stéréotypes. Une muse inspirée qui donne une lecture du conscient et de l’inconscient collectifs des peuples à travers la remise en cause de leurs faits sociaux les plus têtus. C’est cela, bien évidemment, son côté subversif.
Dans mon livre Exil Nostalgie, paru chez Ressouvenances en 2017, j’ai essayé dans un texte court mais dense de revenir sur le double concept de l’exil-révolte chez le poète « immortel » Kateb Yacine, tout en comparant ce dernier au penseur américo-palestinien Edward Saïd, et j’en ai déduit que la révolte dans l’oeuvre katebienne est une constante forte et indissociable de son génie créatif.
L’expérience de l’exil est, quoique l’on en dise, une épreuve difficile qui aide à forger la fibre littéraire, la sensibilité ainsi que le goût artistiques. Par surcroît, elle revalorise la marginalité culturelle, sociale et politique, en la mettant au centre de la magie littéraire créatrice. Au-delà de la mémoire immédiate, celle qui convoque les souvenirs du vécu, Kateb y voyait déjà une urgence ; l’urgence pour le poète-dramaturge qu’il était de dire l’histoire profonde et occultée de l’Algérie et l’histoire de son peuple en constante problématique de devenir.
Sa révolte est une révolte algérienne pur jus à l’instar de celle de Mohammed Dib, Rachid Mimouni, Tahar Djaout, Boudjedra et tant d’autres ; une révolte poétique de la conscience collective contre les errements des élites, les dévoiements et les ratages historiques, les détournements idéologiques, les retournements de veste, les fanatismes tout acabit, etc. S’il avait sillonné de long en large son pays, Kateb n’avait qu’un seul objectif : prendre les pouls de son peuple, le connaître, le comprendre, lui parler, l’aimer, et l’attacher à l’œuvre historique de l’édification de soi. Car, l’Algérie, comme le démontre d’ailleurs son roman Nedjma (1956), est un pays exilé de lui-même ; coupé de ses racines ; détaché de son histoire ;  dévitalisé ; démembré ; dénaturé dans une forme d’hybridité stérilisante qui n’a fait qu’ajouter à sa confusion identitaire ; linguistique ; idéologique ; culturelle.
Porteur d’utopies ou diseur de vérités, l’écrivain dérange toujours parce qu’il rêve en permanence ; parce qu’il est prêt à payer du prix de sa vie la fête des mots ; parce qu’il est en osmose avec son être intérieur, en cohérence avec ses idéaux ; ses principes. En clair, la littérature en tant que champ des possibles n’a pas vocation à être récupérée par des chapelles idéologiques, ni moins encore à servir de fonds de commerce pour politologues, sociologues, psychologues et autres; mais à être vécue comme un acte révolutionnaire continu…
Kamal Guerroua 
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