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La poésie mâtinée de violence et de haine

Leroi Jones :

La poésie mâtinée de violence et de haine

« Je suis pour l’anéantissement de tous les chefs politiques de la race blanche… pour la domination du monde par la majorité, c’est-à-dire par les gens de couleur » Leroi Jones, 1965

Romancier, essayiste, poète, dramaturge, critique littéraire, nouvelliste, activiste d’un mouvement noir, Leroi Jones est un des écrivains les plus discutés des années 1960. Il s’est fait d’abord connaître comme poète. Très éloigné de la poésie orthodoxe de ces années-là, il expliquait dans ses déclarations qu’il faisait de la poésie avec tout ce qui était utilisable, «tout ce que l’on peut arracher aux ordures de la vie. Ce que je vois, ce qui me touche, ce que j’entends… des fermes, des jardins, des arrière-cours où pissent des chats… » Sa poésie explosive n’était pas nécessairement revendicative. Il était sensible à la nature et pouvait célébrer

la lumière de la lune
dégouline doucement sur le tapis
ainsi que les
minuscules toux de dentelle
se reflétant sur la furtivité de la nuit

    « Le peuple du blues » est un essai sur l’histoire du noir américain à travers sa musique. L’auteur rappelle que les premiers esclaves importés d’Afrique, traumatisés par la transplantation, avaient dû renoncer à leurs références culturelles africaines. Ils n’avaient conservé de leur culture traditionnelle que ces danses et ces chants qui rythmaient leur travail. Cette musique, essentiellement vocale (« la plus fidèle imitation de la voix humaine que je connaisse ») est généralement spontanée et improvisée. A l’église, les émotions et l’âme collective des noirs christianisés s’exprimaient par les « spirituals ».

Leroi Jones s’efforce de montrer  le passage du blues — qui raconte l’exploit d’un individu ou d’un groupe — au jazz, du chant de défense au chant de l’espoir. Le jazz, certes, a été adopté par les blancs mais le noir n’a jamais été tout-à-fait été gagné par le blanc, même lorsque ce dernier s’est approprié les thèmes des noirs. Le jazz-cool correspond à son désir de non-participation à la société blanche. Avec la soul qui triomphe vers 1965, le noir découvre que « ses racines sont un bien précieux et non la source d’un bien ineffaçable. » La soul, « la musique de l’âme » est agressive et anti-blanc. L’Amérique blanche est composée de « larbins » et elle est « puante ».

Le nom de Leroi Jones s’est imposé surtout par ses pièces de théâtre et notamment « Le métro fantôme » et « L’esclave » qui sont des tragédies raciales qui ont, l’une et l’autre, une réelle puissance de choc.

L’action du « Métro fantôme » se déroule dans la chaleur torride de l’été dans les entrailles du Subway new-yorkais. Deux personnages seulement : Clay, un jeune noir de vingt ans, et Lula, une jeune femme d’une trentaine d’années. Lula est une grande femme mince, rousse, avec des cheveux longs, très fardée, très provoquante. Elle jeta son dévolu sur Clay, s’assied à côté de lui, engage la conversation.

Clay, par nature, est un petit bourgeois noir qui reste à sa place, c’est-à-dire qui joue le jeu des blancs. Lula pourrait aisément séduire le jeune homme en se bornant à l’affoler mais elle veut un Clay authentique. Elle cherche à se rapprocher de lui en jouant le jeu des noirs. Devant ce simulacre, Clay redevient pour quelques instants un noir qui ne joue plus le jeu des blancs et il profère à l’égard de Lula les menaces qu’un extrémiste noir profère contre les blancs. Lula ne peut soutenir cette attitude bien que Clay soit prêt à reprendre son ancienne défroque. Elle n’accepte pas son humiliation et tue le jeune noir.

Dans « L’esclave », il y a également un affrontement sexuel et racial entre un noir et une blanche. Walker Vessels est venu tuer la blonde Grace, son ancienne femme et la mère de ses enfants, qui a épousé en secondes noces Bradford Easley, un professeur. Ce n’est que lorsqu’elle sera morte qu’il pourra véritablement l’aimer parce qu’elle aura perdu son essence raciale et sociale.

De même que Clay, décidant d’assumer pour quelques instants, dans des termes extrêmement violents, sa négritude, Walker Vessels, dans « L’esclave », refuse de jouer le jeu des blancs. C’est pourtant un homme cultivé, un poète, un professeur d’université devenu général d’une armée en révolte. Walker Vessels répond à son ancien collègue Bradford Easley qui lui pose la question : « Mais en me tuant qu’espérez-vous éliminer ? »

    — C’est peut-être affreux mais je ne suis pas resté neutre devant le mal. Surtout quand ce mal s’est attaqué à moi et à mes semblables.

La fatalité domine et broie le noir comme le blanc.

Dans un ouvrage comme dans l’autre, la mort seule est victorieuse. Walker tue Bradford pour le faire taire. Après quoi Grace, elle aussi, meurt, ainsi que les enfants, autres victimes innocentes de cette guerre inexpiable. Walker, tôt ou tard, est condamné et, dans l’esprit de l’auteur, à juste raison parce que c’est un faible. Il souffre de son « culte du moi », de son individualisme. C’est pour cette raison que Jones a appelé sa pièce « L’esclave » : « S’il était vraiment général, il n’a rien à faire dans la maison de ce blanc… Il est censé mener ses frères. Il est censé se battre. Il n’est pas censé s’asseoir et dégoiser de la merdaille avec des blancs. Essentiellement Walker est un faible… »

« Le baptême » est une satire de diverses hypocrisies : religieuse, sociale, sexuelle… La scène est l’autel d’un temple. Les personnages sont « le ministre du culte », le chœur de ses « ouvreuses », une américaine hurlante, un homosexuel, un bel adolescent qui confesse ses masturbations mais qui est, en définitive, une sorte de sauveur redescendu sur terre.

La pièce comporte quelques répliques ironiques :

    — « Le diable est une partie de la créature comme n’importe quel cendrier ou n’importe quel sénateur. Pourquoi le mettre à part ? » Mais ce « Baptême », sacrilège, ignoble, destiné à terroriser le blanc, laisse surtout une impression d’horreur et de boue.

« Les lavabos » est un conte court, affreux, dans lequel l’auteur nous montre un groupe d’adolescents obéissant à un certain culte et à un code de la violence, qui brise les élans de tendresse ou d’amour qui peuvent exister entre deux individus.

La langue employée par les jeunes gens des « Lavabos » est encore plus brutale et crue que celle de ses autres écrits. On peut se demander si Leroi Jones, en refusant de dominer sa rage et son vocabulaire n’a pas perdu de sa force. « Le baptême » et « Les lavabos », malgré leur succès de scandale, sont, du strict point de vue littéraire des œuvres quelconques.

Ce qui est étonnant chez Jones, c’est également cette comparaison entre l’homosexuel et le noir. « Il ya, déclare Leroi Jones, une remarquable similarité entre les destins de l’homosexuel en tant qu’homme marqué en Amérique et de l’homme noir qui, lui aussi, isolé, est un homme marqué dans cette société. »

Leroi Jones a-t-il été influencé par Edouard Albee ? Probablement pas. Mais sans doute des influences communes se sont-elles exercer sur les deux écrivains : celles de Beckett, d’Ionesco entre autres, et peut-être, celle d’Antonin Artaud.

Les contes de Leroi Jones, réunis sous le titre général de « Contes » nous aident à comprendre son comportement et son attitude. Les neuf premières nouvelles montrent les tentations et les périls du monde blanc et de l’embourgeoisement du noir par « la culture blanche ». Les sept suivantes célèbrent en termes lyrico-mystiques et dans une langue syncopée, volontairement hostile à la langue traditionnelle, le retour de l’auteur à Harlem et à sa négritude.

Jones semble partagé entre deux attitudes : brandir un revolver au visage des blancs ou porter le masque du mystique, joueur du jazz et nationaliste religieux du «Sun-Ra Myth. Science Arkestra » la haine ou la magie. Cependant, dans la dernière nouvelle, « Réponse au progrès », les noirs brûlent les villes américaines et détruisent complètement le monde des blancs. Ils sont rejoints par un groupe d’êtres fantastiques de l’Outre-Espace, grands amateurs de jazz, qui sont venus d’une autre planète, des hommes bleus, fantaisistes, qui sont là pour s’approvisionner en disques d’Art Blakey.

Si l’on compare Leroi Jones aux autres écrivains noirs américains, on peut constater le chemin parcouru de Langston Hugues ou de James Weldon Johnson à Richard Wright, à l’intégrationniste Ralph Ellison et au génial James Baldwin qui ne refuse pas « la collaboration » avec les blancs et est prêt, plutôt qu’à le saigner, « à soigner le blanc » — Leroi Jones est le champion toutes catégories de la négritude la plus intransigeante et la plus extrémiste.

« Cris de haine » ont dit certains en parlant de cet écrivain, « invitation au meurtre », « insultes à la grandeur de l’être humain »… Certes, Leroi Jones est un écrivain gênant parce qu’il est l’un des plus remarquables représentants du durcissement de l’intellectuel noir devant une situation qui paraissait sans issue. L’alternative cependant existe — ou existait. La terreur et la violence ne sont pas les derniers mots d’un écrivain. Et Leroi Jones le sait bien car il aurait accepté peut-être, comme beaucoup d’autres intellectuels noirs, ce qu’il appelle « une tentative honnête de reconstruction socio-économique de la société américaine. »

En attendant, Leroi Jones a déversé dans ses poèmes, ses romans et ses pièces de théâtre des flots de poésie et de violence dans une langue puissante, brutale, parfois obscène, qui est à l’antipode des « negro spirituals », des Oncle Tom et des bergeries d’une époque révolue pour les racistes blancs et pour les racistes noirs.

 

Auteur
Kamel Bencheikh

 




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