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La poule des morts

Image par Peace,love,happiness de Pixabay

Pour le peuple auquel j’appartiens, la superstition et la magie font partie de notre âme. Nous sommes bercés par les légendes, les histoires de Ţeriel, la sorcière, Waɣzen le monstre, des êtres qui peuplent la nuit. J’habite un petit village perché sur un monticule du majestueux Djurdjura. Au loin, il peut apparaître entouré de montagnes sombres.

Un soir, alors que la nuit commençait à tomber sur le village enclavé par les montagnes, le chant du coq résonna dans l’air. Les légendes berbères nous instruisent dès que le chant du coq retentit le soir. Tous les êtres étranges qui peuplent la forêt, les champs et les cimetières commencent à se réveiller, sortir et prendre la place des vivants, et ce jusqu’au petit matin.

Dès lors qu’un chant du coq est entendu au loin, toutes les créatures épouvantables qui se sont affairées la nuit, regagnent leurs abris et la vie reprend ses droits. Les vieilles, connaissant les secrets des âmes, s’interdisent de sortir à cette heure. Quand la nuit et le jour se battent, c’est un moment propice aux créatures de venir posséder quelques âmes en tourmente, isolées ou en profonde peine. Ma grand-mère nous intimait de fermer la porte.

Les jeunes mariées ne doivent pas sortir, aussi, sous peine d’être kidnappés par quelques djinns qui raffolent de jeunes demoiselles effarouchées. Mon peuple, sage et au fait des choses de ce monde, croit profondément à ces choses fascinantes et terrifiantes en même temps. Aussi longtemps qu’un souffle de vie continuera à peupler les villages kabyles, les êtres de la nuit sortiront au crépuscule et ne regagneront leurs abris qu’aux aurores.

Que vous habitiez Alger, Marseille, Toronto ou Chicago, votre âme de berbère continuera à scruter la nuit, à vous arrêter brusquement si vous marchez, parce qu’on nous a souvent dit que l’ombre d’une créature était à nos trousses. Marquer un brusque arrêt dans l’espoir de surprendre cet être dans son mouvement.

Souvent, on n’entend rien. Parfois, au loin, notre ouïe peut percevoir le bruit d’un animal, un rongeur, un chat ou un chien. On se donne du courage en faisant plus de bruit pour l’effrayer. Mais le plus terrifiant, en marquant un arrêt brusque, on peut surprendre une ombre qui tente furtivement de se cacher. Alors l’adrénaline n’attend pas.

La peur d’un danger imminent nous saisit. On hâte le pas. On invoque quelques incantations, quelques versets supposés protecteurs et on prend ses jambes au cou. On court, et on court à perdre haleine. Souvent on s’arrête dans notre élan. Silence complet. On se donne bonne conscience.

Quelquefois, on n’est pas rassuré. L’ombre furtive est toujours là. Nous venons de la surprendre une seconde fois. Cette fois ci, il faut vraiment tout donner. Alors, on court pour de vrai. Pour arriver à la maison saint et sauf.

Combien de fois, ai-je été poursuivi. Une fois, arrivé à la porte, au moment où j’allais fermer la porte, une jambe emboîta la fermeture de celle-ci. J’allais crier. Mais, le souffle me manquait, je ne pouvais pas émettre de sons. Comme par miracle, la jambe disparaissait. La peur me tétanisa alors. Et je n’atteignis l’interrupteur qu’après une éternité. Je reprenais mes esprits et fouillais toute la maison.

Au village, cette fois-ci, quelque chose était différent. Parmi les nombreux coqs du village, un cri sinistre se mêla au chant habituel. C’était le chant de la poule des morts, lugubre et funeste, annonçant une mort imminente. Les villageois frissonnèrent, car ils savaient que ce chant lugubre était un présage de malheur.

La poule des morts était une créature surnaturelle, un signe annonciateur de tragédie. À travers le voile de la nuit, son chant glaçant se confondait avec celui des coqs, semant la confusion et l’effroi parmi les habitants. La nuit s’installa avec une pesanteur inquiétante. Les villageois, plongés dans l’obscurité, sentaient la présence des esprits maléfiques rôdant dans les recoins sombres. Des murmures s’élevaient, des ombres dansaient, et une aura de terreur enveloppait chaque âme.

Les esprits maléfiques semblaient profiter de cette nuit particulière pour se livrer à leurs sombres festivités. Leurs rires démoniaques résonnaient dans les rues étroites, glaçant le sang des villageois. Les portes et les fenêtres tremblaient sous les assauts invisibles, et des souffles glacés effleuraient les visages des malheureux témoins. Au milieu de cette nuit angoissante, le village était saisi par la terreur.

Les villageois se tapissaient dans leurs maisons, priant pour que l’aube arrive rapidement et mette fin à cette macabre mascarade. La peur grandissait, alimentée par les histoires du passé et les légendes transmises de génération en génération.

Au cœur de cette nuit angoissante, alors que le village était plongé dans les ténèbres, un autre être surnaturel se mêlait aux esprits maléfiques : le Mulet des Morts. Ce spectre funeste sillonnait les rues du village, sa silhouette sinistre se découpant dans l’obscurité, à la recherche de vivants à happer et à entraîner dans la tombe. La rumeur de sa présence se répandit rapidement parmi les villageois terrifiés.

Chaque bruit, chaque ombre mouvante, était perçu comme une menace imminente. Les cœurs battaient la chamade, les mains tremblaient, et les prières silencieuses se mêlaient aux battements sourds des pas du Mulet des Morts.

Dans les maisons barricadées, les familles se blottissaient, cherchant un réconfort illusoire. Les parents tentaient de rassurer leurs enfants, mais même les adultes étaient en proie à la terreur. La nuit semblait interminable, tandis que les villageois entendaient les hennissements lugubres du Mulet des Morts résonner dans les ruelles étroites. Les rues étaient désertes, à l’exception des esprits maléfiques qui se délectaient de la peur répandue.

Les villageois évitaient les fenêtres, de peur de croiser le regard glacial du Mulet des Morts. Chaque coin sombre était un piège potentiel, chaque souffle de vent était porteur de malheur. Les heures s’écoulèrent lentement, avec une angoisse grandissante. Certains villageois prétendaient avoir entendu les sabots du Mulet des Morts frapper le sol, se rapprochant de plus en plus. Leurs esprits étaient envahis de visions cauchemardesques, imaginant le Mulet les pourchassant, les entraînant inexorablement vers la tombe.

Ma grand-mère, n’était pas inquiète. De mes six ans, je n’avais pas son expérience et sa tranquillité d’esprit. Accolé à elle dans son majestueux lit qui trônait sur la soupente, dans la pénombre de sa modeste demeure, je ressentais une peur profonde me nouer l’estomac. Nous étions si près du toit, si près des tuiles que j’imaginais être la proie facile de ces créatures qui rodaient dans la nuit.  Les bruits amplifiés par mon imagination débordante, semblaient se transformer en menaces réelles, prêts à percer les murs et à pénétrer notre sanctuaire de tranquillité. J’imaginais ces êtres qui nous regardaient, moi et ma grand-mère depuis le ciel, prêts à fondre et à faire voler en mille morceaux cette mince toiture qui nous séparait d’eux et nous dévorer en une bouchée.

Par la lucarne de la soupente, je prenais mon courage et tentais de jeter un coup d’œil dehors, une silhouette horrible obstruait la vue. Mon cœur allait s’arrêter. Notre chat qui miaulait et voulait entrer ! Je bondis et ouvris à peine la petite fenêtre avant de la refermer aussi vite happant Minouche, notre chat. Avant d’être happer vers l’extérieur par quelque être maléfique.

Devant ce tohu-bohu, ma grand-mère me dit qu’on allait bientôt éteindre la lampe, seule source de lumière de la maison de Stsi. Je la suppliais de ne pas l’éteindre. J’avais un subterfuge pour qu’elle accède à mes demandes. Je lui ai souvent dit que si elle éteignait sa lumière avant de m’endormir, je ne reviendrais plus dormir chez elle. Comme cela, s’il y avait des êtres maléfiques qui roderaient la nuit, ils la surprendront toute seule. Ma grand-mère qui n’aimait pas la solitude acceptait souvent.

Le vent soufflait avec une intensité inquiétante, faisant grincer la lucarne de la soupente, siffler et passer par les moindres fentes.

À chaque rafale, je sentais mes poils se hérisser et un frisson glacé me parcourir l’échine. Un grand frêne trônait derrière la maison de grand-mère. Depuis la soupente, on pouvait contempler sa silhouette par la lucarne. Ses branches, tels des spectres agités, semblaient se pencher vers notre maison, murmurant des secrets sinistres à travers ses bras dénudées. Je fermais l’œil et serrais le chat qui me réconfortait à présent.  Celui-ci acquiesça. Il se laissait faire. Il avait peut-être peur lui aussi.

Le silence oppressant était brisé par des craquements mystérieux provenant de l’extérieur. Chaque bruit indéfinissable me faisait sursauter, me donnant l’impression que quelque chose de maléfique se rapprochait de nous. Les pas feutrés sur le toit semblaient être ceux d’un être invisible, tapi dans l’ombre, attendant le moment propice pour frapper.

Ma grand-mère, à la fois fragile et courageuse, serrait ma main avec une tendresse protectrice. Ses yeux ridés reflétaient une inquiétude mêlée de résilience, comme si elle avait déjà traversé de nombreux épisodes de terreur tout au long de sa vie. Elle connaissait les histoires et les légendes du Mulet des Morts, et sa présence dans notre village ne faisait qu’aggraver nos craintes.

Les minutes semblaient s’étirer en heures, et chaque instant d’épouvante était marqué par le tic-tac assourdissant du réveil. Ma grand-mère possédait un sinistre réveil matin ou il y avait une poule qui picorait toute la journée. Je détestais cet engin chinois. C’était un supplice que d’entendre ce tic-tac incessant, ininterrompu qu’il pleuve où qu’il vente. Je me laissais emporter par mon imagination débordante, visualisant le Mulet des Morts rôdant juste à l’extérieur de notre porte, prêt à pénétrer dans notre humble demeure pour nous emporter dans l’au-delà. Je me disais qu’il ne pouvait pas monter jusqu’en haut pour fondre le toit et nous embarquer. Mais, tout était possible. Dans ces moments d’intense frayeur, le danger semblait à la fois imminent et lointain. Il était là, tout près, mais aussi insaisissable, se dissimulant dans les ténèbres de la nuit.

Chaque bruit, chaque souffle de vent, était interprété comme une menace imminente, prêt à se matérialiser à tout moment. Cette nuit-là, la lune était pleine. Son éclairage tamisé ajoutait une aura surnaturelle à notre environnement. Les ombres dansantes sur les murs semblaient prendre vie, se transformant en silhouettes fantomatiques qui se mouvaient dans une danse macabre.

Les objets familiers devenaient des formes inconnues, évoquant des visions cauchemardesques. Mais malgré l’épouvante qui nous enveloppait, ma grand-mère restait stoïque, gardant son calme et sa sagesse. Elle m’encourageait à rester fort, à ne pas céder à la panique. Sa présence rassurante était un phare dans la tempête, me rappelant que nous étions ensemble, unis face à l’obscurité. Mais ce n’était que de peu de répit. Notre effroi s’intensifia.

Nous étions allongés dans le lit, moi et ma grand-mère quand je sentis cette présence lourde, presque palpable, qui se tapit à mes pieds.c’était Vouverak. Son souffle, lent et régulier, remplit la soupente obscure, tandis que mes nerfs sont mis à rude épreuve. Je me sens épié, scruté, par des yeux invisibles qui savent tout de moi, de mes peurs les plus profondes. Dans le noir oppressant, je tente de bouger brusquement, espérant surprendre cette chose inexpliquée qui partage mon intimité nocturne. Mais mes mains ne rencontrent que le vide, et un frisson glacé parcourt mon échine. Je me sens impuissant, incapable de saisir cette présence insaisissable qui ne cesse de me hanter. Mes pensées se perdent dans les méandres de l’horreur, imaginant les scénarios les plus effroyables.

Qui est cette entité qui partage mon lit ? Pourquoi a-t-elle choisi de se glisser dans mon existence tourmentée ? Les questions se bousculent dans mon esprit, sans trouver de réponse, ce qui ne fait qu’ajouter à mon angoisse grandissante. Je bougeais un peu plus et tentais de parler à ma grand-mère. Mais elle dormait profondément à présent, laissant sa bouche entrouverte.

Ma peur ne put que s’exacerber. Elle devait se réveiller. Elle me maudit quand je l’arrachais à son sommeil. Il me fallait une présence humaine. Je devais faire pipi. Grand-mère descendit la soupente, alluma enfin la lumière et je pus me soulager. Au fond de moi, cela me rassurait que mon aïeule me tienne compagnie un bout de temps avant que la maisonnée ne replonge dans le noir et le sommeil. Et moi dans mes tourments.

Au fil des nuits, cette présence revenait inlassablement, comme si elle était déterminée à me tourmenter sans relâche. Je me demande si je suis en train de perdre la raison, si mon esprit est en train de me jouer des tours diaboliques. Mais je ne peux ignorer les sensations qui m’assaillent, cette certitude profonde d’être épié par quelque chose d’au-delà de ma compréhension.

La présence devient une obsession, une menace constante qui se faufile même dans mes heures éveillées. Mon quotidien est obscurci par cette ombre inquiétante, nourrissant mes peurs les plus sombres. Je me sens traqué, poursuivi, incapable de trouver un répit face à cette entité insaisissable.

La peur s’insinue dans mes veines, corrode ma tranquillité et mon esprit vacille sous le poids des interrogations. Je me demande si je suis maudit, si j’ai attiré cette présence maléfique par mes propres fautes. Mais rien ne semble expliquer pourquoi je suis la cible de cette entité, pourquoi elle a choisi de faire de moi son objet de tourment. Chaque nuit, je suis confronté à cette présence insaisissable qui me hante, qui mine ma santé mentale et épuise mon être tout entier. Je me sens piégé dans un cauchemar dont je ne peux m’échapper, condamné à vivre dans l’ombre de la terreur. Et malgré mes efforts désespérés pour comprendre, cette entité reste insaisissable, me laissant seul face à mes angoisses et mes peurs les plus profondes.

Vers le milieu de la nuit, alors que le sommeil commençait à m’envahir, ma grand-mère faillit m’arracher le bras. Dehors, nous avions la sinistre chance d’habiter près du cimetière du village, une fête des morts battait son plein. Ce n’était plus un rêve ou une peur insaisissable, mais quelque chose de réel. Au cimetière, on célébrait l’arrivée de Adouda, la dernière âme à mourir au village et qu’on veillait cette nuit-là. Elle était un esprit vengeur.

Sa vie durant, elle s’était adonnée aux mauvaises actions, à la sorcellerie, au vol des olives, des fèves et tout ce qui pouvait faire ventre. Son esprit sillonnait ruelles et chemins du village jusqu’au cimetière. Sa silhouette fantomatique se glissait parmi les ombres, sa présence palpable dans l’air chargé d’effroi.

Nous eûmes peur le restant de la nuit. Ma grand-mère murmurait son nom avec crainte, sachant qu’il était capable des pires méfaits. La danse des esprits atteignit son apogée lorsque, finalement, Adouda atteignit le cimetière. Les cris d’allégresse des esprits maléfiques se mêlaient aux gémissements des villageois terrifiés. La nuit était leur royaume, et le cimetière était leur lieu de célébration. Nous n’avions pas perdu une miette du spectacle. Depuis la lucarne de la soupente, nous assistions à la procession du tambourin des morts.  Pendant des heures nous vécûmes dans l’angoisse, attendant avec impatience le premier rayon d’espoir qui marquerait l’arrivée de l’aube. Chaque minute semblait une éternité, chaque seconde un supplice insoutenable.

A mesure que l’aube approchait, un léger changement commença à se faire sentir. Les pas du Mulet des Morts se firent moins audibles, ses hennissements se dissipèrent dans l’air. Les villageois, épuisés par la nuit de terreur, commencèrent à entrevoir la lueur de l’espoir. Les premiers rayons du soleil se frayèrent un chemin à travers les nuages sombres, illuminant timidement les rues désertes.

Les ombres reculèrent, les esprits maléfiques se dissipèrent, et le Mulet des Morts se fondit dans l’obscurité, incapable de résister à la venue du jour. Ma grand-mère sortit de son sommeil. C’était à mon tour de m’endormir. Serein et heureux d’être encore en vie. Le jour était levé. Le coq avait chanté.

Vers le milieu de la journée, la nouvelle avait fait le tour du village. Hier soir, Djidji, le simplet du village avait disparu. On avait trouvé un pan de son burnous au milieu d’une tombe de son aïeul.

– Grand-mère, le mulet de la mort l’avait embarqué !!

Saïd Oukaci

La poule des morts

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