Ce qui est étrange et étonnant dans l’intervention d’Abdelmadjid Tebboune* sur cette question est qu’elle ne figure nulle part dans le texte officiel de son discours publié par l’APS le 26 novembre 2024. Mais il n’y a pas que cela d’étrange.
Dans ses salutations préliminaires, le chef de l’Etat cite un chapelet de responsables et d’institutions présentes à cette réunion sauf les responsables de l’UNPA ni l’UNPA elle-même à qui il est censé s’adresser. Voici à qui s’adressent le président :
- Monsieur le président du Conseil de la nation,
- Monsieur le président de l’Assemblée populaire nationale,
- Monsieur le Premier ministre,
- Monsieur le président de la Cour constitutionnelle,
- Mesdames et Messieurs, membres du Gouvernement,
- Mes sœurs paysannes, mes frères paysans
Revenons à la question du foncier agricole. Comme dit plus haut, le président l’évoque hors texte officiel du discours. D’où la question : s’agit-il d’un simple avis personnel sans suite ou d’une annonce officielle ? Nous n’avons pas de réponse à cette question.
Toutefois au vue de la première réaction officielle du président de l’UNPA sur Berbère TV, Monsieur Abdelatif Dilmi qui, il faut le préciser n’est ni un paysan ni un fellah mais un patron d’industrie, copropriétaire de la laiterie Hodna Lait au capital de 3 200 000 000 DA et chiffre d’affaire (2012) de cinq milliards de dinars et qui produit du lait et dérivés avec de la poudre importée, on comprend que c’est le point essentiel qui a été retenu du discours du Président : le foncier agricole ! Comme trop d’étrangetés pour ne pas dire opacité entourent cette question, j’offre aux lecteurs la présente contribution pour amener quelques éléments d’informations et de réflexion pouvant aider à clarifier le débat sur cette question. Que dit le président Abdelmadjid Tebboune sur ce sujet ? Je le cite (traduction personnelle à partir de la capsule TSA publiée sur Youtube)
« … Monsieur Dilmi (président de l’UNPA) a posé le problème du foncier agricole et à juste titre, car ce problème était déjà posé, héritage des années 70 et même depuis notre indépendance. Nous essayerons, Inchallah de clore définitivement ce dossier au courant de l’année 2025 (longue ovation debout par les conférenciers). Aussi, Monsieur le premier ministre, Monsieur le ministre du trésor, Messieurs les membres du gouvernement, par le travail avec l’UNPA et avec tous les concernés, nous résoudrons durant l’année 2025, ce problème du foncier. Celui qui travaille la terre se l’approprie et celui qui ne la travaille pas ne la conserve pas. Elle va chez celui qui la travaille, point final. Et je suis avec vous. C’était l’esprit de nos grands-parents. La terre produit grâce à la possession (ou comprendre par « l’appropriation »). C’est-à-dire que lorsque tu as le sentiment que la terre sur laquelle tu es, n’est pas la tienne, tu n’investis pas. Nous mettrons des balises légales pour que cette terre soit incessible afin qu’elle soit exploitée par le père, ses enfants et les enfants de ses enfants « mabrouk alihoum », mais la propriété (ou l’appropriation) de cette terre doit être délimitée (ou définie) définitivement … »
Que doit-on comprendre de cet extrait du discours ? Et à qui s’adresse le président ?
D’abord clarifions la notion de paysan et sa traduction en arabe « fellah » à laquelle le président s’adresse. Selon le dictionnaire de l’académie française :
Le paysan est celui, celle qui est de la campagne, et qui vit des travaux de la terre, de la culture, de l’élevage, etc.
Le fellah désigne le paysan d’Égypte et, plus généralement, un paysan arabe
Selon ce dictionnaire de la langue française, le fellah est donc un paysan, qui est de la campagne et qui vit comme son collègue français des travaux de la terre à cette nuance près qu’il est arabe. Donc que l’on dise Union national des paysans algériens (UNPA) ou « itihad el fellahine », c’est kif kif pareil. Soit.
Pourquoi alors cette organisation des « paysans » s’est donné comme président Abdelatif Dilmi qui est loin d’être ni un paysan ni un fellah, mais un patron d’industrie milliardaire comme mentionné ci-dessus et aussi propriétaire d’un troupeau de 4000 vaches laitières déclarées publiquement lors des assises sur l’agriculture tenue le 28 février 2023 et décoré à cette même occasion par Monsieur Abdelmadjid Tebboune pour le féliciter de cette prouesse. Un paysan peut-il être à la fois un homme d’affaire milliardaire et propriétaire d’un troupeau de 4000 vaches laitières ? ça ne correspond pas à la définition du dictionnaire.
Il y a peut-être une réponse à cette question dans la sémantique arabe du mot fellah. En fait le mot « fellah » est polysémique dans le parler algérien et contrairement à ce que l’on pense, le mot paysan en français n’est pas d’un point de vue sociologique, économique ou anthropologique, équivalent au mot fellah en arabe. Celui-ci englobe sans distinction plusieurs catégories d’agents agricoles (appelons les comme ça pour le moment) qu’on peut définir comme suit :
Le paysan sans terre engagé à salaire dans les travaux agricoles ou par contrat comme le khemmas en Algérie. Cette catégorie est plus ou moins équivalente à ce qu’on appelait : serf dans la France médiévale, moujik en Russie, esclave dans les civilisations antiques (Summer, Égypte, Rome, la Grèce …) – c’est-à-dire des paysans qui gagnent aléatoirement leur vie sans couverture sociale ou sont rattachés à un propriétaire de la terre,
Le paysan pauvre qui pratique une agriculture de subsistance sur des maigres lopins de terres et qui tantôt peut être ouvrier agricole tantôt émigré (interne ou externe) pour améliorer son revenu,
L’agriculteur-propriétaire de sa terre et travaillant dans le cadre de ce qu’on appelle aujourd’hui : la ferme familiale ou la petite et moyenne propriété agricole marchande,
Le propriétaire de terres agricoles sans que lui-même ne soit agriculteur,
Et terme nouveau encore en Algérie : « l’investisseur », c’est-à-dire un détenteur de capitaux qu’il investit dans la production agricole dans le but de dégager un profit ou des dividendes.
Tout ce monde est englobé sous la dénomination générique de fellah dans la culture et le parler algérien. C’est la raison pour laquelle l’équivalence sémantique entre fellah et paysans est trompeuse. Selon les définitions ci-dessus, un fellah peut être un paysan quand on l’assimile aux trois premières catégories mentionnées ci-haut. Dans ces cas, ce sont des personnes ou des ménages qui sont de la campagne et vivent des travaux de la terre. Mais ils ne peuvent plus être définis comme paysan quand ils rentrent dans les deux dernières catégories. Dans l’avant dernière, il peut être médecin ou commerçant en ville et posséder de la terre à la campagne qu’il ne travaille pas lui-même. Dans le dernier cas c’est un entrepreneur de type capitaliste dont le but est de faire fructifier son capital.
Faisons un peu de théorie maintenant pour comprendre ce qui différencie du point de vue économique et sociologique ces diverses catégories. Sur le plan théorique, toute production qu’elle soit agricole ou industrielle nécessite, pour se réaliser, la combinaison du capital et du travail. De la même manière qu’une machine dans une usine ne produit rien toute seule sans le travail de l’ouvrier qui l’opère, un tracteur tout seul, ne laboure aucun champ sans le travail de l’ouvrier ou de l’agriculteur qui le conduit. On dira par exemple que le travail valorise le capital, c’est-à-dire qui lui donne une valeur supérieure à celle qu’il avait avant que le travail ne lui soit combiné ou incorporé.
Comme le but de tout agriculteur (fellah ou paysan) est de produire, il doit donc nécessairement combiner le capital et le travail. On entend par capital : la terre, la machinerie, les semences et toutes choses nécessaires pour cultiver et permettre à la terre de produire une récolte. Et par travail, l’énergie dépensée par un travailleur pour mettre en œuvre le capital en vue d’obtenir un produit de la terre. Par la vente de ce produit, l’agriculteur obtient son revenu. Ce qui va distinguer les cinq catégories de fellah définis plus haut est la manière dont ils réalisent la combinaison du capital et du travail pour obtenir un revenu.
- Les deux premières catégories : paysans sans terre et paysans pauvres ne disposent pas de capital (ou dérisoirement) mais seulement du travail. On dira dans la littérature marxiste qu’elles constituent une force de travail. Donc le couple capital-travail n’existant pas dans cette catégorie, les paysans qui la composent ne vivent pas par la vente d’un produit agricole qu’ils génèrent en combinant le capital et le travail, mais seulement par la vente directe de leur travail à autrui en contrepartie d’un revenu. On peut dire que cette catégorie ne produit rien ou quasiment rien par ou pour elle-même. Ces deux catégories ne sont pas considérées comme des producteurs agricoles au sens social ou économique du terme.
- La troisième catégorie formée par les agriculteurs-propriétaires de leur terre et qu’on assimile à la ferme familiale ou la petite et moyenne propriété agricole marchande, se différencie des deux premières par le fait qu’elle détient entre les mêmes mains, à la fois le capital et le travail. Mais à la différence de la première catégorie, elle utilise son travail pour elle-même et pour valoriser son propre capital (terre, machinerie, animaux … etc …) en vue d’obtenir un revenu par la vente du produit agricole qu’elle génère. On peut citer par exemple une ferme de 60 vaches laitières et d’une centaine d’hectare exploité directement par son propriétaire. C’est le profil classique de la majorité des fermes qui forment le paysage agricole européen et nord-américain à quelques hectares ou animaux près et selon le seuil de rentabilité de la culture pratiquée. Cette catégorie répond parfaitement aux critères de la définition française du paysan.
- La quatrième catégorie formée de propriétaires de terres agricoles sans qu’ils ne soient eux-mêmes agriculteurs se différencie des deux précédentes par le fait que dans cette catégorie, il y a une disjonction du capital et du travail. C’est comme dans le cas de l’exemple cité plus haut du médecin ou du commerçant résidant en ville et propriétaire terrien. Dans ce cas ce n’est plus un paysan mais un rentier. C’est-à-dire qu’il obtient un revenu de la terre sans la travailler directement. On assimile ce revenu à une rente, plus précisément dite rente foncière. C’est un revenu généré par le simple fait de posséder la terre et non par une combinaison du capital et du travail propre. Ce type de propriétaire terrien est, pour des raisons historiques qui restent à analyser, assez répandu au Maghreb mais quasi inexistant en Europe. On n’a jamais vu par exemple, un propriétaire terrien qui vit à Paris possédant une ferme laitière en Normandie.
- La cinquième catégorie englobe cet agent nouvellement apparu dans le paysage agricole algérien sous la dénomination « d’investisseur ». La définition générale de ce mot selon le dictionnaire de l’académie française, est : « Personne physique ou morale qui investit ses fonds propres, ou qui fait métier d’investir les capitaux d’autrui ». L’investisseur n’est donc ni un rentier (au sens défini ci-dessus) ni un paysan propriétaire de sa terre (au sens également défini ci-dessus). Il ne cherche ni rente ni revenu obtenu par son travail de la terre. Son but est d’obtenir le retour le plus élevé possible sur son investissement sous forme d’intérêts et de dividendes. L’investisseur est lié à son investissement et non à la terre. Toutefois agissant dans le secteur agricole, il lui faut de la terre pour faire fructifier son investissement et si possible au moindre coût. D’où l’engouement, dans le cas de l’Algérie, des investisseurs pour l’eau et les terres sahariennes qu’ils peuvent s’accaparer à peu de frais. Et même si du point de vue agronomique et écologique l’exploitation de ces terres n’est pas durable (salinisation, baisse de fertilité, infestation diverses …), elles assurent un retour sur investissement suffisamment important dès les premières années, qui justifie leur abandon quelques temps après leur mise en culture. La ressource foncière et l’eau n’étant pas un facteur limitant dans ces régions, l’investisseur s’accapare de nouvelles surfaces quand les premières sont épuisées et ainsi de suite. Ce modèle est basé sur la rentabilité immédiate et non sur un projet agricole durable.
Ayant défini ces catégories d’agent agricole pour éviter les termes ambigus de paysans ou de fellah, on peut se poser maintenant la question : à qui s’adressait le discours du président Tebboune prononcé lors du 50ème anniversaire de l’UNPA ? Analysons-le ! C’est de cette seule manière que nous pensons trouver l’interprétation juste de ce discours « labyrinthique » qui apparaît à priori, plus relever de l’ésotérisme que de la pensée politique rationnelle.
Après les salutations aux diverses composante de l’assistance, il salue enfin les concernées en disant en arabe : « ikhwani, akhawati el fellahine » qu’on peut traduire littéralement en français comme suit « mes frères et sœurs paysans ». D’emblée la question se pose compte tenu de la polysémie du mot « fellahine » comme mentionné ci-haut : à qui s’adresse le discours ?
- Aux paysans pauvres et aux paysans sans terre ?
- Aux agriculteurs-propriétaires de leur terre ?
- Aux propriétaires des terres agricoles rentiers ?
- Aux investisseurs ?
A ce stade du discours, on ne peut pas se hasarder à répondre à la question. On constate juste qu’en abordant la question foncière, le président commence par citer Monsieur Abdelatif Dilmi, homme d’affaire milliardaire comme mentionné précédemment et non ses « sœurs et frères paysans). Il dit : « … Monsieur Dilmi a posé le problème du foncier agricole et à juste titre, car ce problème était déjà posé, héritage des années 70 et même depuis notre indépendance … ».
Question : que veut-il dire en disant « … ce problème était déjà posé, héritage des années 70 et même depuis notre indépendance … » ?
- Par « héritage des années 70 », il est clair qu’il désigne la période de la « révolution agraire » menée par feu le président Boumediene,
- Et par « … même depuis notre indépendance … » : C’est des terres nationalisées des agriculteurs « pieds noirs » d’avant l’indépendance qu’il s’agit.
Pour ce qui concerne les terres nationalisées dans le cadre de la révolution agraire, la question ne se pose plus, puisque celles-ci ont été restituées à leur propriétaire sous la présidence de Chadli Bendjedid et le dossier clôt depuis longtemps. Pour ce qui des terres des agriculteurs « pieds noirs », celles-ci furent nationalisées en 1963 et converties en domaine autogérées puis morcelées par la suite et distribuées en majorité à des paysans (au sens de la définition ci-dessus) pour les exploiter sous forme d’EAI (exploitation agricole individuelle) ou EAC (exploitation agricole collective).
La question est donc apparemment close aussi. Où est alors le problème ? Quelques phrases plus loin, le président semble vouloir préciser sa pensée. Il dit : « … nous résoudrons durant l’année 2025, ce problème du foncier. Celui qui travaille la terre se l’approprie et celui qui ne la travaille pas ne la conserve pas. Elle va chez celui qui la travaille, point final … »
Cela semble être clair pour lui peut-être, mais l’auditeur est malheureusement encore plus embrouillé. Qu’entend-il par-là ? Vise-t-il la catégorie des propriétaires des terres agricoles rentiers définie plus haut qui ne travaille pas directement leur terre ? Si OUI, nous revoilà alors avec la révolution agraire remise à l’ordre du jour. Le président Tebboune va-t-il encore nationaliser les terres des propriétaires terriens absentéistes selon la terminologie de l’époque, après les leur avoir restitués ?
La réponse vient juste après. Il dit : « … C’est-à-dire que lorsque tu as le sentiment que la terre sur laquelle tu es, n’est pas la tienne, tu n’investis pas … ». Et voilà ! Comme on dit dans le langage algérien populaire : « Ammi Tebboune kchef el bazga » autrement dit, le président a dévoilé son jeu. Qui a le sentiment que la terre sur laquelle il est, n’est pas la sienne ? Les paysans attributaires des terres issues du morcellement agricole des domaines autogérés qui a découlé de l’application de la Loi 87-19 du 8 décembre 1987.
Celle-ci a conduit au démantèlement des 3400 domaines autogérés totalisant une surface agricole de 2 300 000 ha environ, qui fut distribuées de manière chaotique à 51762 paysans bénéficiaires et 165 fermes pilotes (Source des chiffres : Omar Bessaoud). Ces terres ne furent pas attribuées en toute propriété aux paysans, mais seulement concédées par l’état qui en reste propriétaire.
Le fameux problème du foncier agricole évoqué par le président Tebboune ne concerne donc ni les paysans pauvres et sans terre qui constituent le dernier de ses soucis, ni les propriétaires des terres agricoles rentiers réhabilités par la remise en cause de la révolution agraire, et qu’il compte bien continuer à protéger, ni les terres sahariennes gracieusement offertes aux « investisseurs ».
Ce soi-disant problème foncier touche en réalité 2 300 000 ha des plus belles terres agricole d’Algérie qui font baver les soi-disant « investisseurs » !!! Et dont le désir de s’en accaparer a été chuchoté à l’oreille de Abdelmadjid Tebboune par cet étrange président des paysans : le milliardaire homme d’affaire Abdelatif Dilmi. En politicien averti, celui-ci s’adresse d’ailleurs au président, en glissant habilement dans son allocution un remerciement au nom (je le cite) « … de tous les agriculteurs, éleveurs et investisseurs … », Façon de dire, au nom des investisseurs, je vous remercie de ce cadeau, même si vous ne nous avez pas évoqué explicitement.
Le but visé est simple : reconnaître l’attribution en toute propriété de ces 2 300 000 ha de belles terres aux 51 762 paysans qui en sont actuellement concessionnaires pour permettre l’établissement d’un marché foncier des terres agricoles. Les milliardaires du genre Abdelatif Dilmi, n’auront plus qu’à se servir. Et la boucle est bouclée.
Nous aurons réalisé l’exploit de remettre à l’ordre du jour 150 ans plus tard la loi Warnier de 1875 qui a permis à la colonisation « … de supprimer la propriété collective, et de disloquer l’indivision des parcelles appartenant à des indigènes ; elle permit une véritable spoliation légale … ». Cette loi « … contribua, entre autres exemples, à poursuivre le processus d’individualisation des titres de propriété, à ramener le statut de « possesseur » vers celui de « propriétaire » … ». On retrouve la même notion et la même démarche chez le Président Tebboune dans la phrase par laquelle il ponctue son discours « … La terre produit grâce à la possession (ou comprendre par « l’appropriation » : Tamalouk selon le mot arabe utilisé par le président). Oui, la boucle est bouclée.
Ces terres qui étaient attribuées anciennement aux colons fermiers par la spoliation des paysans et qui furent retournées plus tard au paysans pour réparer en quelque sorte une injustice sociale historique, vont maintenant être offertes par un mécanisme juridique tout aussi légal que celui de la loi Warnier aux « investisseurs agricoles » qui se rêvent déjà, être des Borgeaud, des Dollfus ou encore des bachagha, en spoliant à nouveau les paysans. Il est là, le contenu fondamental de la vision politique exprimé par le président Tebboune en évoquant le « problème du foncier agricole ».
Oui c’est un problème. Mais pas pour les paysans, il l’est pour ceux qui veulent une fois de plus exclure ces paysans de l’acte agricole, grossir la catégorie des paysans pauvres et sans terre, déstructurer la ruralité ou ce qu’il en reste, accentuer l’exode rural et jeter dans l’aventure de la Harga le surplus de main d’œuvre paysanne paupérisée faute d’une absorption par le tissu industriel national détruit par une bourgeoisie compradore, vorace de pacotilles importées.
Maintenant, pourquoi ces « investisseurs » lorgnent-ils sur ces 2 300 000 ha de belles terres agricoles héritées des agriculteurs coloniaux alors que nous disions plus haut que « l’investisseur est lié à son investissement et non à la terre ». La raison est simple pour qui a quelques notions d’économie et de comptabilité. Cette créature nouvelle appelée « investisseur » est apparue dans le paysage agricole algérien depuis une vingtaine d’années avec ce qui est appelée « l’agriculture saharienne ».
La particularité de cette agriculture est liée à la ressource pléthorique d’une eau souterraine dans les zones arides et désertique du Sahara. Mais du fait qu’elle soit entièrement mécanisée et très gourmande en énergie, cette « agriculture saharienne », nécessite une forte capitalisation. De ce fait elle ne devient rentable qu’à la condition de se pratiquer sur des grandes surfaces. C’est ce que les gestionnaires d’entreprise appellent les économies d’échelle.
Mais elle aura beau augmenter la surface, elle se trouve confrontée à une limite qui est dû à la baisse rapide de la fertilité des sols sahariens qui n’ont pas de vocation agricole de par leur texture grossière, leur pauvreté humique et les phénomènes de salinisation. Or le capital d’une entreprise agricole n’est pas formé que de fonds et de machines mais de la terre aussi. Et la terre agricole, contrairement à la machinerie, a cette particularité de ne pas s’amortir c’est-à-dire qu’elle ne perd pas de valeurs au cours du temps, bien au contraire elle en gagne. Ce principe est vrai dans le cadre d’une agriculture en milieu relativement tempéré et qui se pratique sur des sols structurés.
Ce n’est pas le cas dans le contexte de l’agriculture saharienne dont les terres deviennent infertiles au bout de quelques années d’exploitation et sans valeur malgré la présence de la ressource eau.
Ce qui implique que le capital d’une entreprise agricole en milieu saharien, amputé de sa composante terre se verra croître à un rythme beaucoup plus lent voire nul par rapport à une entreprise agricole d’un milieu tempéré dont le capital contient une valeur immobilière toujours croissante.
Ce qui met « l’investisseur » en contradiction devant ses objectifs de capitalisation par l’investissement. S’il veut continuer alors à investir dans le domaine agricole, il n’a pas le choix que de tourner son regard vers les terres plus fertiles du Nord et là, il y a 2 300 000 hectares dont il faut trouver les moyens de se les approprier. En conclusion : c’est donc bien, par ou à cause du lien qui le lie à ses investissements, que « l’investisseur » convoite maintenant les bonnes terres, ayant compris à travers son expérience saharienne que le meilleur retour sur investissement ne se conçoit que dans la durabilité du projet.
L’analyse n’est pas finie. Vers la fin du discours, le président Tebboune exprime une opinion ultra-libérale de l’agriculture qui le met en porte à faux avec les objectifs qu’il a exprimé précédemment sur l’indépendance alimentaire. Il fixe comme objectif de réduire les attributions du ministère de l’agriculture sur la politique agricole et donc celles de l’état en transférant cette prérogative à l’UNPA. Il est clair que par cette allusion, il vise à soumettre toute la production agricole nationale aux lois du libre marché dont le but premier est le profit et non l’indépendance alimentaire. Et encore une fois, du fait que cette idée ne soit pas mentionnée dans le texte officiel du discours diffusé par l’APS, nous ne comprenons pas s’il s’agit d’une opinion personnelle qui restera encore sans suite ou d’une annonce officielle. Il dit :
« … Il nous reste à voir avec le ministère de l’agriculture comment arriver à une décentralisation véritable. Je ne laisserai pas le ministère de l’agriculture décider de tout (ovation). Et je ne laisserai pas, concernant les céréales et les autres produits … (il ne finit pas la phrase, mais on la devine : il a l’intention d’éliminer le monopole de l’état sur les cultures stratégiques) … Il y a des autorités locales, il y a des branches de l’UNPA (ovation) et j’aspire, tel que je vous l’ai mentionné à certaines occasions, à ce que vous créez des sous organisations indépendantes spécialisées dans les céréales, l’aviculture, l’élevage ovin … etc … et il est possible même que nous conférerons à ces organisations certaines prérogatives au nom du gouvernement (ovation). Des fédérations, créez des fédérations ! Parce que la solution viendra des paysans.
L’administration oriente seulement (ovation). Mais la solution viendra des fédérations (ovation) … » (Il faut traduire ici le mot paysan (fellah) par « investisseurs »)
Et voilà, c’est ce qu’on appellera le modèle social colonial revisité par le président Tebboune. Permettre l’émergence d’un lobby politique de gros propriétaires fonciers qui agiront sur les orientations de l’état. N’était-ce pas là, le modèle colonial qui a prévalu en Algérie et qui a freiné fortement l’émancipation de la société algérienne jusqu’au drame de la guerre et du déchirement ? La question foncière agricole est un point d’achoppement de notre évolution tant sociale qu’économique. La bricoler, c’est jouer avec le feu et ce feu couve déjà avec les milliers de Harragas dont beaucoup périssent en mer.
Voilà le discours du Président Tebboune, décrypté en termes socio-économiques. Cette question du foncier agricole n’est pas un problème technique qui se résout en quelques mois 2025 comme le prétend Abdelmadjid Tebboune. Elle revêt une dimension sociale, politique et idéologique qui mérite une prise en charge sérieuse par une étude prospective, sociale, économique et même anthropologique. Elle ne peut pas être laissée entre les mains d’apprentis sorciers qui risque de mener nos enfants à vivre dans une société et un pays éclaté à la syrienne.
Nous ne sommes plus aux années postindépendance où nous nous contentions de charger, dans nos analyses, tous nos maux sur le dos du colon. Nous n’étions que 10 millions d’habitants à cette époque et nous sommes 48 millions aujourd’hui.
Plus de soixante ans se sont écoulés depuis que ce colon est parti, et du présent nous sommes seuls responsables. Si les problèmes de nos premières années d’indépendance ont été certes l’héritage de la période coloniale et de la guerre de libération aussi, ceux d’aujourd’hui sont le résultat de notre propre histoire qu’il faut maintenant regarder lucidement, car soixante c’est déjà l’histoire.
Si notre intelligentsia, nos intellectuelles et nos pseudo partis politiques ne voient pas cette grosse couleuvre qui plane sur le devenir de notre société et de notre pays, il faudra alors peut-être attendre une deuxième guerre de libération, non pas pour nous libérer du colonialisme cette fois-ci, mais de l’indépendance confisquée ou pour paraphraser Rachid Mimouni, du fleuve détourné.
El-Hadi Bouabdallah,
Ingénieur agronome à la retraite
*Cet article qui est le premier d’une série à venir, consacrée à l’agriculture algérienne, est une contribution au débat sur la question du foncier agricole en Algérie que le président Tebboune a évoqué dans son discours devant l’UNPA (Union nationale des paysans Algériens) à l’occasion de son 50e anniversaire célébré le 26 novembre 2024.