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La revue « Historia », un numéro spécial « Guerre d’Algérie » (I)

Historia

La revue « Historia » vient de consacrer dans son numéro du mois de mars un dossier, riche et bien documenté, à la « Guerre d’Algérie, Le choc des mémoires. Les faits. Les acteurs. Les témoignages ». 

Avec la sérieuse et exigeante collaboration de l’historien Tramor Quemeneur, auteur en 2015 de « La Guerre d’Algérie revisitée » (Karthala), les principaux points sensibles de cette guerre sont revisités : Maurice Vaïsse met le point sur « l’hypothèque saharienne » lors des accords d’Evian et la naissance du nouvel Etat algérien dans l’anarchie en juillet 1962 ; Tamor Quemeneur, dans des textes différents, remet sur la table le tabou des essais nucléaires au Sahara,  l’exil des Européens d’Algérie et dresse un bilan humain et matériel de la guerre d’Algérie ; Fatima Besnaci Lancou revient sur « la double peine » des harkis et Dalila Kerchouche, évoquant le suicide de son frère, Mohamed, las de sa condition de « fils de harki » en France, reverse le stigmate de ce mot qu’elle écrit « avec honneur » ; Ahmed Henni fait le point sur le sort des terres, des commerces et du foncier laissés par les Européens d’Algérie à partir de juillet 1962 ; Raphaëlle Branche et Sylvie Thénault reviennent sur la torture et les ratonnades durant la guerre ; Nedjib Sidi Moussa se consacre à la guerre civile ayant déchiré les rangs du FLN et du MNA et Ounassa Siari Tengour évoque ce quart d’ « Algériens parqués » dans 2 392 camps de regroupement. 

Ce numéro spécial « Guerre d’Algérie » s’ouvre par un sondage inédit en France et en Algérie, réalisé par « harris interactive » en ligne, du 3 au 13 décembre 2021 en France et par téléphone du 1er au 17 décembre en Algérie. Les 2 003 personnes interrogées lors de ce sondage donnent à voir les avancées et les points de frictions en matière d’histoire commune entre les Français et les Algériens. 

  1. Aux origines du slogan « La valise ou le cercueil »

Selon Tramor Quemeneur, le slogan « La valise ou le cercueil » a commencé à se diffuser « juste après la Seconde Guerre mondiale ». Son apparition est déjà attestée en 1946, dans un tract nationaliste distribué à Constantine où il était bel et bien question de « la valise ou [du] cercueil » pour les Européens d’Algérie.

L’historienne Annie Rey-Goldzeiguer signale que le slogan se diffuse partout et s’étale sur les murs, de Biskra à Djidjelli. Dans la même année, l’écrivain Paul Reboux donne comme titre à son livre « Notre ( ?) Afrique du Nord. Maroc. Algérie. Tunisie. La valise… ou le cercueil ! » (Chabassol, 1946).

Ce fameux slogan ne fut pas seulement l’apanage des indépendantistes algériens. L’OAS va se l’approprier après le « putsch des généraux » en avril 1961. Avec ses activistes et ses militaires en rupture de ban, l’OAS va  accentuer les tensions er les affrontements au sein du camp franco-français : « OAS veille », «OAS voit tout, entend tout», «La valise cercueil». Ce fut les slogans par lesquels guerroyait l’OAS.

 Plusieurs Français libéraux, favorables aux négociations ou à l’indépendance de l’Algérie, seront tués. 

2. Les essais nucléaires au Sahara ou « Le tabou de l’atome »

Entre les années 1960 et 1966, le Sahara algérien fut le théâtre de nombreux essais nucléaires français. Plus de soixante ans après le premier essai, cette question n’est toujours pas réglée. Un « tabou de l’atome », entre la France et l’Algérie,  selon Tramor Quemeneur. 

La région de Reggane, dans le Sahara algérien, est choisie en mai 1957 pour les tirs nucléaires. « Gerboise bleue », le premier tir, en plein air, est effectué le 13 février 1960. Ce tir est de deux à trois fois plus puissante que celle de Hiroshima. Le deuxième tir, «Gerboise blanche », plus faible que le premier, explose le 1er avril 1960. «Gerboise rouge» et « Gerboise verte », les deux derniers tirs en plein air, sont effectués les 27 décembre 1960 et 25 avril 1961. 

Critiqués par des pays africains, les tirs sont envisagés par la France en mode souterrain. C’est à In Ecker qu’ils vont se poursuivre. « Agate », le premier tir, est effectué le 7 novembre 1961 ; « Béryl », le deuxième tir, en 1962. Un accident survient lors de ce deuxième essai souterrain : la montage se fend et laisse s’échapper un considérable nuage de poussières radioactives. 700 personnes présentes au moment des faits sont irradiées. 

L’Algérie a autorisé le gouvernement français à poursuivre les expérimentations au Sahara jusqu’à l’année 1966. Le dernier tir souterrain, « Grenat », sera effectué le 16 février. 

La question des déchets nucléaires, enfouis sous le sable ou laissés à l’air libre, demeure toujours non réglée. Les sites sont encore radioactifs. Une équipe franco-algérienne, précise Tramor Quemeneur, travaille depuis 2008 à la réhabilitation des anciens sites pollués et au suivi des effets des essais sur les populations locales.

Les préconisations du « rapport Stora » concernant cette question attendent leur concrétisation.   

  1. L’aventure des 128 fascicules d’ »Historia« 

C’est une entreprise énorme, pharaonique. Une collaboration de 150 journalistes et de 150 photographes qui ont accouché de 3 700 pages de reportages, d’entretiens et de portraits ; d’un album de 500 pages. Ce travail de Titan fut initié par le journaliste Yves Courrière (1935-2012, lauréat du prix Albert-Londres) recevant une commande de la revue Historia ; cette commande consistait à réaliser, dix ans après les accords d’Evian, une série de 128 numéros consacrés à la guerre d’Algérie. 

Avec une préface de l’écrivain Philippe Labro et le travail extrêmement rigoureux en matière de contextualisation historique de Tramor Quemeneur,  les fascicules qui sont ces 128 numéros réalisés par Yves Courrière et ses collaborateurs refont aujourd’hui surface, sous la forme d’un ouvrage de référence de 500 pages, grâce à la belle aventure éditoriale menée par la revue « Historia » et les éditions du Cerf dont le directeur, Jean-François Colosimo, s’est montré très enthousiaste afin que ce projet puisse voir le jour.

Considéré par Benjamin Stora comme « une mine inépuisable de découvertes »,  «La guerre d’Algérie en direct – Les acteurs, les événements, les récits, les images » donne à voir et à lire l’Algérie entre 1954-1962 dans toutes ses facettes : celle de Camus, de Mouloud Feraoun, de Jacques Soustelle et de l’OAS. 

Cette entreprise historienne très salutaire n’est pas une odyssée de l’espace mais une odyssée de la guerre dont les différents protagonistes (Européens d’Algérie, petits et grands colons, « Français musulmans », indépendantistes, harkis, généraux, appelés ou métropolitains) livrent leur part d’ombre et de soleil. Il reste aux héritiers de cette histoire de la lire et d’essayer de la comprendre, car elle recèle des leçons d’histoire qui aideront à cultiver le fruit de demain. 

4. FLN vs MNA : le tabou du sang

Le massacre de Melouza-Beni Illemane a fait 301 victimes. Des adolescents et des hommes soupçonnés de sympathie avec le MNA ont trouvé la mort sous les agissements de plusieurs dizaines de maquisards de l’ALN-FLN. C’était pendant la nuit du 28 au 29 mai 1957. Ainsi est le bilan dressé par Nedjib Sidi Moussa dans sa contribution intitulée : « ALN, FLN, MNA : L’autre guerre civile ». 

Nedjib Sidi Moussa analyse la violence qui a traversé le conflit ayant opposé les partisans du FLN à ceux du MNA. Chacun dans la quête de son hégémonie politique auprès de la population algérienne, et après la recherche d’un terrain d’entente entre les cadres respectifs de ces deux courants du nationalisme révolutionnaire algérien, « le FLN réussit à surclasser très rapidement le MNA ». 

L’auteur de «La fabrique du musulman» a le mérite de ne pas passer sous silence la part sombre et autoritaire de la politique du FLN qui, dans le cadre de la chasse aux traîtres et aux « déviants » dans la région de la Soummam, a commis de nombreux massacres,  comme celui de la « nuit rouge » (la nuit du 13 au 14 avril 1956) durant lequel tous « les habitants de la dechra Ifraten, qui compte alors de 490 à 1 200 âmes, sont égorgés par les hommes d’Ahmad Feddal dit Si H’mimi, un officier de l’Armée de libération nationale (ALN) placé sous l’autorité d’Amirouche Aït Hamouda». 

5. Les camps de « pacification »

En 1961, selon Michel Cornaton, 2 350 000 personnes, soit le quart de la population algérienne, furent parquées dans 2 392 camps. Qualifié de « centre de regroupement » par un certain Maurice Papon, Ouanassa Slari Tengour rappelle qu’à l’intérieur de ces camps de « pacification», de la famine et de la tuberculose aussi, «les pires atteintes à la dignité ont été commises envers les femmes », les grandes oubliées de la guerre de Libération. 

6. Le racisme ordinaire

Le samedi 29 décembre 1956 à Alger, c’est les obsèques d’Amédée Froger, maire pro-Algérie française de Boufarik. Il a trouvé la mort la veille, dans un attentat commandité par le FLN. 

Avec leur présence massive, écrit Sylvie Thénault, les participants aux obsèques du maire de Boufarik ont voulu faire acte de «manifestation politique d’envergure », note le commissaire Gonzalez, responsable alors des Renseignements généraux à Alger.

Hostile aux responsables politiques, cette manifestation n’a pas tardé à afficher son caractère raciste : «Pour un Français, dix Arabes», scanda la foule ! Ce jour-là, note Sylvie Thénault, plusieurs voitures transportant des « musulmans » ou leur appartenant ont été reversées ou incendiées ; certains commerces et établissements, appartenant aussi à des « musulmans », furent dégradés. Bilan de la journée : six morts seulement recensés, tous tués par arme à feu et une cinquantaine de blessés. Selon Sylvie Thénault, un bilan infaillible de cette journée, dans l’état actuel de nos connaissances,  reste impossible à établir. 

Les ratonnades représentent un autre récit de la guerre opposant de manière très simplifiées le FLN à l’armée française. Les ratonnades sont une autre manière de faire la guerre, celle d’une société coloniale minoritaire voulant conserver sa suprématie, en faisant recours à la violence, sur une autre société, majoritaire et dominée, qui lutte pour sortir de la sujétion de la nuit coloniale qui durait depuis plus d’un siècle. 

7. Electrifiez-les tous !

Dans l’édition du 13 janvier 1955 de «France Observateur », Claude Bourdet, grande figure de la résistance et de la gauche non communiste, publie son enquête sur « Les tortures en Algérie ». On peut notamment y lire : «Depuis le début de l’agitation fellagha en Algérie, la Gestapo algérienne s’est remise au travail avec ardeur ». C’est-à-dire le supplice de la baignoire, le gonflage à l’eau par l’anus, la « gégène » ou le courant électrique « sur les muqueuses, les aisselles ou la colonne vertébrale ». C’est les procédés préférés par l’armée française en raison du fait que « bien appliqués », explique Claude Bourdet, « ils ne laissent pas de trace visible ».

Durant la guerre d’Algérie, considère Raphaëlle Branche,  la torture avait deux faces : son envers visait l’obtention d’une information d’un individu sous la douleur ; son endroit faisait rayonner l’odeur et la sensation de la terreur au sein de la population civile algérienne. 

Raphaëlle Branche insiste dans son texte sur l’usage systématique de la génératrice électrique, la « gégène », qui, détournée de son usage premier, pouvait « infliger des douleurs graduées aux personnes arrêtés. Elle a d’ailleurs fini, continue-t-elle, par devenir un mot associé à la guerre dans l’imaginaire collectif français ». 

La torture en Algérie fut une violence rationalisée et justifiée pour gagner la guerre. Elle n’était pas un dommage collatéral de cette dernière mais une violence centrale visant  à maintenir l’ «Algérie française » et éteindre le feu de la guerre de Libération, mettre la population civile algérienne sous contrôle, la démunir physiquement et psychologiquement.(A suivre…)

Farid Lounis

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