Une déclaration stupéfiante du Président tunisien nous avait fait rêver un instant en nous annonçant que l’Islam ne serait plus la religion d’État dans la future constitution. Mais nous nous sommes réveillés et avons bien analysé toutes les précisions ultérieures.
Je m’en étais ému et je n’avais pas fait attention aux détails qui allaient effectivement retourner mon euphorie en une crainte encore plus forte.
En général, lorsque j’ai à faire à un dirigeant qui prend le pouvoir par la force, j’ai une tendance naturelle à me méfier. Ma vigilance n’a pas été prompte cette fois-ci.
Il faut dire par ailleurs que les régimes les plus féroces de l’histoire ont souvent fait taire la religion afin de mieux la contrôler. L’information pouvait donc être plausible.
Que s’est-il passé pour que cette nouvelle nous enthousiasme aussi rapidement ? Et pourquoi cette initiative annonce une décision encore pire que celle de la religion d’État ?
La déclaration ambiguë du Président
Les Tunisiens ont maintenant leur 19 juin, soit le 25 juillet pour eux, c’est-à-dire la commémoration d’un coup de force érigé comme date de libération du joug de la dictature. (Les dictatures ont toujours une raison légitime à faire valoir pour leur installation).
Le grand libérateur a commandé la rédaction d’une nouvelle constitution qui devait marquer son règne du sceau de la légitimité. Elle doit être soumise au référendum.
L’information la plus forte du Président fut « l’Islam ne doit plus être la religion d’État ». Cela est effectivement une annonce qui a fait du bruit car elle est révolutionnaire si on la prend dans son sens littéral.
Oui mais voilà, nous n’avons pas bien lu, car aussitôt des rectificatifs sont venus calmer l’espoir qui venait de naître.
Pour comprendre la méprise, il faut reprendre deux notions inscrites dans la constitution tunisienne.
L’ambiguïté est dans la constitution
Commençons par reproduire la déclaration rectificative : « Dans la prochaine Constitution de la Tunisie, nous ne parlerons pas d’un État dont la religion est l’islam mais (de l’appartenance de la Tunisie) à une Oumma (nation) dont la religion est l’islam. La Oumma et l’État sont deux choses différentes ».
Et voilà le pot aux roses, la supercherie, car il faut bien relire la constitution et se pencher sur ces deux fameuses notions, d’une manière juridique.
Le premier article de la Constitution actuelle adoptée en 2014, nous dit que la Tunisie « est un État libre, indépendant et souverain, l’islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime« .
Et c’est cela dont nous parlait le Président dans un premier temps, soit supprimer cet article de la constitution. Un bond de géant qui ferait de la Tunisie un pays laïc ?
La laïcité est tout simplement la séparation entre un Etat et une (ou plusieurs) religions. Il ne faut pas aller plus loin dans la complication, cela n’est pas utile pour comprendre le sens de la laïcité. En excluant les religions du champ public, la laïcité les protège toutes de l’hégémonie d’une religion dominante.
C’est vite aller en besogne car si l’article premier doit être supprimé, c’est pour garder un élément du préambule que n’a pas l’intention de supprimer le président au regard de sa déclaration mentionnée précédemment.
Le préambule de la Constitution de 2014 évoque « l’appartenance culturelle et civilisationnelle (du peuple tunisien) à l’Oumma arabe et islamique » et son « identité arabe et islamique« .
Nous avons là deux affirmations qui ne sont pas contradictoires mais qui confirment l’existence de deux domaines de définition, celui de l’Etat et celui de la nation (Oumma). Ainsi, supprimer l’une ne supprime pas l’autre. C’est la plus dangereuse qui reste, soit l’identité islamique de la nation.
L’explication juridique et sémantique
Selon le rectificatif des porte-parole du Président, la déclaration initiale voulait signifier que l’Etat est une personne morale et ne peut avoir de religion.
C’est une double hypocrisie, tout d’abord envers les démocrates qui l’ont crié depuis si longtemps mais aussi envers une utilisation sémantique dont le droit s’est toujours accommodé.
Si nous lisons la constitution française ainsi que celles des grandes démocraties, le pays s’attribue des qualificatifs, octroie des droits et des obligations.
Or la France est une entité morale. La déclaration rectificative du Président selon laquelle l’Etat ne peut avoir une religion car c’est une personne morale est une excuse pour camoufler le fait que la nation tunisienne en aurait par la nation.
Non seulement la nation est également une entité « morale » mais son identité se référant à l’Islam nous met face à la partie la plus inacceptable de l’intégration constitutionnelle de la religion.
L’Etat et la nation (dawla et oumma)
Pas la peine de recourir à une explication plus savante que n’importe quelle recherche simple sur Internet, « l’État peut être considéré comme l’ensemble des pouvoirs d’autorité et de contrainte collective que la nation possède sur les citoyens et les individus en vue de faire prévaloir ce qu’on appelle l’intérêt général, et avec une nuance éthique le bien public ou le bien commun ».
L’Etat est donc l’entité (personne morale) qui détient le pouvoir d’autorité et de contrainte dont le mandatent les citoyens. Il n’a donc pas de religion lui-même.
La nation est une notion plus complexe, plus globale, dont les définitions sont multiples même si je retiens celle d’Ernest Renan comme la plus fédératrice. La nation est une acception plus large car il s’agit de l’âme d’une communauté dont les membres ont choisi un destin commun.
Et c’est là le plus dangereux car ce choix est le fruit d’une histoire et d’une culture. Alors que l’Etat est un outil à l’instant donné, la nation transcende la notion temporelle du droit pour aller au-delà. Ainsi les Tunisiens affirmeront par leur constitution que l’âme tunisienne se nourrira toujours de l’Islam, sa culture fondamentale.
Cependant, que la notion d’Etat ou celle de nation l’emporte, il n’y a de toute façon rien de modifié du point de vue des droits en Tunisie qui tournent le dos à la laïcité et aux libertés des autres confessions. Mais en privilégiant la notion de nation comme support à l’Islam, la référence aux coutumes moyenâgeuses est renforcée et l’exclusion des autres religions encore plus évidente.
Finalement, une entourloupe habituelle
Non, contrairement à la légende persistante en Algérie, la Tunisie, pas plus que les autres pays musulmans, n’ont une prédestination naturelle d’une société moderne, dans un pays de droit. Toutes les sociétés ont en elles-mêmes le combat entre les ténèbres et les lumières. La Tunisie, comme les autres, vit encore le règne dominant des ténèbres qui l’emportent pour le moment.
C’était un moment d’euphorie que j’ai eu, un moment d’inattention et de mauvaise lecture. La raison est maintenant revenue.
Aucune solution de démocratie et de libertés fondamentales ne peut émaner autrement que par la lutte des vrais démocrates contre l’obscurantisme des théocraties.
La chose est simple, Dawla ou Oumma, la religion doit être exclue de la constitution où elle n’a rien à y faire.
Sa place est dans les consciences privées, dans les organisations et lieux de cultes qui ne doivent bénéficier d’aucun apport financier public et dont les agissements sont rigoureusement délimités par les lois d’une république laïque.
Boumédiene Sid Lakhdar, enseignant