Samedi 18 avril 2020
La ville comme un cimetière…
« Vous ne pourriez plus violemment troubler votre évolution qu’en dirigeant votre regard au-dehors, qu’en attendant du dehors des réponses que seul votre sentiment le plus intime, à l’heure la plus silencieuse, saura peut-être vous donner.» Rainer-Maria Rilke
Je ne suis certainement pas devin et je ne peux donc pas prédire à quelle date ni comment cette crise du coronavirus se terminera. Ce que je pense, c’est que ce cataclysme sanitaire ne nous abandonnera pas sans laisser des empreintes et des sillons dans nos mémoires d’abord, dans les sphères politique, économique, sociale et culturelle ensuite. Nous garderons également, longtemps encore, des images gravées en nous de ce krach planétaire.
La vue d’une colonne de soldats SS défilant sur les Champs-Elysées renvoie mécaniquement à l’occupation nazie de la France ou l’image de drapeaux algériens en nombres, brandis par des milliers de personnes juchées sur de vieux camions sillonnant Alger nous ramène automatiquement au 5 juillet 1962, jour de l’indépendance algérienne. Les photos de capitales désertées par leurs habitants suggéreront désormais le cataclysme du coronavirus, galvanisant certainement le faisceau de perceptions sans précédent dans lesquelles nous avons baignées ces derniers temps.
Nous avons vu et revu, à la télévision, dans les journaux et sur internet, les photos des rues et des places irréelles de Paris, de New York, de Rome, de Tokyo, de La Mecque même, d’Alger vidée de ses marcheurs pacifiques du Hirak. Ces images se sont imposées à tous, quel que soit l’endroit où nous habitons, comme des aquarelles peintes après une catastrophe universelle. Un déploiement de force nucléaire du virus a réussi l’exploit de réduire au silence des villes entières, dont New York.
Evidemment, d’autres signes emblématiques vont être mémorisés dans nos facultés de nous souvenir du passé comme celles de ce magnifique personnel soignant en tenue de protection improvisée y compris de sacs poubelles, au chevet de patients allongés. Je pense surtout à la bravoure et à la persévérance de mes amies Valérie Dardenne à Paris et de Sylvie Goy à Lyon qui donnent toutes leurs capacités à éradiquer ce poison.
Nous nous souviendrons des villes abandonnées par leurs habitants et des intérieurs d’appartements ou de maisons, asiles et soutiens en même temps. Ce n’est pas sur un coup de dés que les photos des mégapoles désertées nous captivent et nous troublent. Allégorie suprême de la contemporanéité, la Babel actuelle est l’archétype du sujet que les créateurs n’ont cessé de mettre à toutes les sauces : films, poèmes, romans, sculptures, chansons, peintures. En procédant de la sorte, ces artistes ont imprimé définitivement les métamorphoses de l’espace urbain et sa topographie rhizopodaire dans nos fabuleuses chimères.
Certains artistes comme Claude Monet, Paul Signac ou Georges Braque ont peint de superbes tableaux pour pointer du doigt l’énormité titanesque et démesuré de ces citadelles populeuses. Rome de Federico Fellini, New York de Woody Allen ou Berlin de Wim Wenders nous sont devenues familières malgré leurs essaims carnassiers et leur puissance de barbarie.
L’être humain a perdu de sa superbe. Il a perdu son caractère unique et son identité personnelle. Il est devenu un chiffre parmi des centaines de milliers d’autres. Un nombre anonyme perdu dans l’amoncellement éructant. Et pour démontrer que l’architecture, entre idéalisme et obsession, a une mainmise sur la façon dont nous gérons nos vies. La verticalité des immeubles nous assigne forcément sa symbolique.
Babylone est démesurée, sa désertion par ses propres habitants la rend encore plus inhumaine. Tout est encore plus stressant que lorsque les rues foisonnent de la multitude. Voilà Babylone nue et infréquentée. Elle se manifeste complètement aride au niveau d’un bitume dénudé. Sûrement parce qu’une agglomération aphone et étouffée à l’air d’une nécropole silencieuse.
En espérant que la ville redevienne ce qu’elle a toujours été, une cité peuplée d’êtres qui commercent, flânent, se croisent, échangent et s’installent sur une terrasse de café pour contempler d’autres êtres qui commercent, flânent, se croisent, échangent et s’installent sur une terrasse de café…